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L’ombre du beffroi/34

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Édouard Garand (17p. 55-57).

CHAPITRE II

UNE TOUFFE DE MUGUETS


Mlle Fauvet ! Oh ! quel bonheur de vous rencontrer ici, quand je vous croyais en frais de faire la sieste, au Beffroi !

— Je ne dors jamais durant le jour, M. Le Briel. Je suis venue cueillir des muguets ; voyez !

De la main, elle indiqua un véritable monceau de muguets, qu’elle avait déposés sur le rocher, à côté d’elle.

— Comme vous aimez les muguets, Mlle Fauvet ! Jamais je ne puis voir une de ces délicates fleurs sans penser à vous… Savez-vous, n’osant, même tout bas, vous appeler Marcelle, je vous nomme… « Muguette »… Nom ridicule, je le sais, mais, que voulez-vous…

— Vous l’avez dit, M. Le Briel, c’est un nom fort ridicule, répondit-elle en riant. Mais, ce n’est guère compromettant, et si, au Beffroi ou ailleurs, devant mon père ou autres, vous me nommiez ainsi…

— Vous permettez que je vous appelle Muguette, n’est-ce pas ? demanda Raymond ; Mlle Fauvet c’est si distant, si froid… Ô ciel ! Que je vous aime ! s’écria-t-il, soudain, en étreignant les mains de la jeune fille et les baisant avec ferveur.

— Vous oubliez… bien des choses, quand vous agissez comme vous venez de le faire, M. Le Briel, dit-elle, et je me vois obligée de vous prier de continuer votre chemin.

— Pardonnez-moi, je vous en prie… Muguette !… C’est vrai, j’oublie… bien des choses, lorsque je suis en votre présence… J’oublie que vous êtes la fiancée de M. de Bienencour, j’oublie que…

— M. Le Briel, si vous tenez à rester ici, encore pour quelques instants, veuillez vous rendre utile, dit la jeune fille en riant. De tous ces muguets je veux faire deux énormes bouquets.

— Je vais vous aider à confectionner ces bouquets… Muguette, quoique je ne sois pas de ces plus habiles en ces sortes de choses… Mais, je puis apprendre, si vous voulez avoir la bonté de me donner quelques leçons.

Et voilà Raymond qui s’installe au pied du rocher. Il se met à lier ensemble des tiges de muguets, sous la direction de la jeune fille, qui, de temps à autre, rit gaiement des maladresses de son compagnon.

— Les muguets étaient les fleurs préférées de ma mère, M. Le Briel ; elle les aimait tellement !…

— Êtes-vous née à Québec ? demanda Raymond.

— Mais, non ! Je suis née à une assez courte distance d’ici.

— Vraiment ?

— Vous ne le saviez pas ?… Hélas ! la maison où je suis née et aussi le saule pleureur sous lequel ma mère aimait tant à s’asseoir, ne sont plus. Au dernier feu de forêt, ils ont été détruits. Mon père allait acheter cette propriété, qu’on nomme « la maison de Febro ».

— La « maison de Febro »… Mais, je connais cette maison. N’est-elle pas éloigné du chemin et n’est-elle pas inhabitée depuis plusieurs années ?

— Oui. Febro, voyez-vous, M. Le Briel, était la servante de ma mère. Quand celle-ci se maria, elle fit cadeau à Febro, de sa propriété, que les gens ont toujours désignée depuis, du nom de « la maison de Febro »… Ce n’est pas ainsi, s’interrompit-elle, qu’on fait un bouquet… Tous ces muguets ensemble… il faut varier un peu avec des feuilles vertes ; elles sont si belles, si élégantes les feuilles du muguet, ne trouvez-vous pas ?

— J’aurais une question à vous poser, fit soudain Raymond ; me le permettez-vous, et promettez-vous d’y répondre ?

— J’y répondrai, si je le puis, assurément.

— Ce jour où vous êtes retournée à la Cité du Silence… vous en souvenez-vous… Muguette ?

Elle inclina la tête, en signe affirmatif.

— Pourquoi êtes-vous restée sourde à mes appels ?… Je vous ai appelée, à grands cris, je ne sais combien de fois, car j’étais fou d’inquiétude à votre sujet, à cause de l’orage, qui venait si vite. Votre chien a aboyé ; je vous ai vue le saisir par son collier et l’entraîner, dans le fond de quelque grotte, sans doute. Pourquoi n’avez-vous pas répondu, ma chérie ?

— Parce que je désirais vous laisser l’impression que vous vous étiez trompé, M. Le Briel, et que c’était une autre que moi…

— Me tromper !… Mais, je vous ai vue, comme je vous vois en ce moment ! J’ai vu aussi votre chaloupe, dans une sorte de petite anse… Combien j’aurais voulu pouvoir traverser le lac à la nage, pour aller vous rejoindre ! Mais, Neve, mon cheval…

— A eu peur du tonnerre et il est parti, le mors aux dents, interrompit la jeune fille. J’ai tout vu, tout entendu.

Mlle Lecoupret, avec qui j’avais échangé quelques mots, sur le Pont du Tocsin, m’avait dit que vous étiez partie en chaloupe, seule avec Mousse ; je n’ai donc pas été excessivement surpris de vous apercevoir à la Cité du Silence, ce jour-là. Vous vous étiez promise d’y retourner, d’ailleurs.

— C’est si pittoresque, si beau, si imposant la Cité du Silence !

— Certes, vous l’avez dit ! répondit Raymond. Mlle Fauvet, reprit-il, il faut que je vous raconte un rêve que j’ai fait, alors que j’étais malade, chez le Docteur Carrol… Une nuit, j’avais beaucoup de fièvre, je m’éveillai, tout à coup, sous l’effet de… l’illusion la plus exquise… Je venais de vous voir entrer dans ma chambre, et soudain, vous vous êtes penchée sur moi… Je vous ai vue si bien ; vos cheveux dorés, vos yeux couleur des violettes… Dites ! Dites, je vous prie, n’avais-je fait que rêver ?

Elle baissa les yeux en rougissant, et elle murmura :

— Vous n’aviez pas rêvé…

— Ô mon ange bien-aimé ! s’écria Raymond. Et ce baiser sur mon front, ce n’était pas un rêve non plus ? Répondez ! Oh ! je vous en supplie, répondez !

— Ce n’était pas un rêve… balbutia-t-elle.

— Ô ciel ! Mais alors, Marcelle… alors, vous n’aimez pas M. de Bienencour ?… Pourquoi n’acceptez-vous pas franchement mon amour, ma toute chérie ? Épousez-moi, ma tant aimée ! Je vous rendrai heureuse, je vous le jure !

— M. Le Briel, répondit sévèrement la jeune fille, si vous me parlez encore en ce sens, nous ne serons plus amis, vous et moi.

— Mais, ma chérie ! Je vous adore, vous le savez bien !

— Vous n’avez pas le droit de me le dire, alors, fit-elle, d’un ton un peu froid, et si vous ne changez pas immédiatement le sujet de la conversation, je le répète, nous ne serons plus amis.

— Je vous obéis, dit, humblement le jeune homme. Puis-je vous demander si vous êtes retournée à la Cité du Silence, depuis ce jour où je vous ai vue ?

— Oui, plusieurs fois.

— Oh ! combien ce serait agréable de faire cette excursion avec vous… Muguette ! Si vous vouliez y consentir, nous irions ensemble à la Cité du Silence…

— Vous n’y pensez pas, M. Le Briel ! Ce serait…

— Je sais que c’est une faveur extraordinaire que je vous demande ; mais si vous vouliez me l’accorder, je vous en serais reconnaissant tout le reste de ma vie et jamais je n’y ferais allusion, même quand nous serions seuls ensemble. Ô mon adorée, soyez bonne, soyez généreuse et accordez-moi ce que je vous demande !

— Vous demandez l’impossible, répondit-elle.

— Non ! Non ! Ce ne serait pas impossible, si vous vouliez y consentir… Il y a pleine lune, de ce temps-ci… Demain soir… à l’heure que vous préciserez, je vous rencontrerai, où vous voudrez et nous irons visiter la Cité du Silence. Dites oui, ma chérie, dites oui !

— Ce serait mal… commença-t-elle.

— Mal ?… Non pas ! Où serait le mal, Muguette ? Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?

— Confiance ?… Oui, j’ai confiance en vous, M. Le Briel, et, vraiment, une excursion à la Cité silencieuse, au clair de la lune, doit avoir des charmes, dit-elle, songeuse.

— Ça doit être splendide !

— Connaissez-vous cet endroit, à un mille d’ici, que l’on nomme Les Cinq Ormes, M. Le Briel ?

Les Cinq Ormes ! Je connais parfaitement l’endroit. Au milieu d’une désolation impossible à décrire, croissent cinq ormes altiers. On assure que ce lieu est hanté, répondit Raymond, en souriant.

— Je serai aux Cinq Ormes, demain soir, entre dix et onze heures, fit la jeune fille en se levant. Les ormes croissent sur les bords de la Rivière des Songes, comme vous savez ; je serai en chaloupe… et je me rendrai à la Cité du Silence.

— Merci ! Oh ! merci, ange bien-aimé ! s’écria Raymond.

— Vous le voyez, j’ai confiance en vous, en votre discrétion.

— Que le ciel vous bénisse pour votre grande bonté… Muguette ! s’exclama le jeune homme, qui avait des larmes dans les yeux. Vous partez ! reprit-il. Avant de partir, donnez-moi cette petite touffe de muguets que vous portez dans vos cheveux !

— N’êtes-vous pas quelque peu exigeant, M. Le Briel ? demanda-t-elle, avec un sourire. Et si je vous donnais cette touffe de muguets, qu’en feriez-vous ?

— Je la garderai toute ma vie, en souvenir de ce jour, chère adorée !

Elle enleva de sa chevelure quelques tiges de muguets qu’elle y avait mises et les lui donna.

— « La fleur est éphémère et ne dure qu’un jour » fit-elle, en riant, puis, hâtivement elle quitta le jeune homme et presqu’aussitôt, disparut à ses yeux.

Raymond Le Briel regarda longtemps dans la direction qu’avait prise la jeune fille, dans l’espoir de la voir apparaître de nouveau sans doute, puis ayant sifflé son cheval, il monta en selle et s’achemina vers l’Eden, sans soupçonner, certes, que quelqu’un avait assisté, invisible, à la conversation citée, plus haut.

Aussitôt qu’Aquilon eut disparu, à l’un des détours de la route, Iris Claudier se leva de derrière un rocher, où elle s’était tenue cachée. Son visage était effrayant à voir, tant il exprimait de méchant triomphe. Elle avait tout vu, tout entendu !

Ayant aperçu les jeunes gens, de loin, elle s’était dit qu’elle s’arrangerait pour entendre leur conversation. À cette fin, elle s’était faufilée, telle une vipère, dans l’herbe et les hautes broussailles arrivant jusqu’à portée de leurs voix.

— Ah ! Gaétan, mon cousin, s’écria-t-elle, avec un rire moqueur, vous êtes loin de vous douter de ce qui se passe !… Mais vous ne perdez rien pour attendre, et je saurai bien vous faire souffrir, un jour, à mon tour !… Votre adorée Marcelle… Si vous aviez pu assister à la conversation qui vient de s’échanger, entre elle et M. Le Briel !… Demain soir, le rendez-vous, hein ?… Dois-je avertir Gaétan ?… Je verrai ! Je verrai !

Et toujours riant méchamment, Iris Claudiel prit le chemin conduisant au Beffroi.