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L’ombre du beffroi/38

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Édouard Garand (17p. 62-63).

CHAPITRE VI

UNE QUASI-PROVOCATION


Ni Henri Fauvet, ni son compagnon ne virent Gaétan qui, les poings crispés, le visage pâle et défait, regardait boiter Raymond Le Briel.

Gaétan fut fortement tenté d’accoster Raymond et lui demander une explication ; mais il se dit qu’il attendrait deux ou trois jours encore. Les esclandres ne sont jamais du meilleur goût ; il attendrait que le propriétaire de l’Eden eut quitté le Beffroi, puis il irait chez lui, et l’explication aurait lieu.

Pour le moment, il monta dans sa chambre changer d’habit. Il étendit sur le dossier d’une chaise le fichu de dentelle, afin qu’il séchât et il remarqua que, quoiqu’il fut imbibé d’eau, il n’était pas du tout sali ; il n’avait donc pas été longtemps dans l’eau, quelques heures seulement.

— Ô Marcelle ! Marcelle ! s’exclama-t-il, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues. Est-ce possible que vous me trompiez, moi qui vous adore ?

Quittant sa chambre, Gaétan se rendit dans l’étude, y cherchant Marcelle ; mais il ne vit que Wanda et Fred Cyr, qui étaient à regarder des gravures, tout en causant ensemble.

— Marcelle est dans la cuisine, avec Dolorès et les autres, dit Wanda à Gaétan. Écoutez, ajouta-t elle ; on entend rire Dolorès d’ici !

Gaétan se dirigea vers la cuisine, dont la porte était entr’ouverte et il vit un tableau qui, malgré ses préoccupations, l’amusa beaucoup : Marcelle et Dolorès, recouvertes de longs tabliers à manches étaient debout près d’une table ; elles confectionnaient tartes et gâteaux, c’était évident. À côté de Dolorès, un tablier à carreaux, appartenant à Mme Emmanuel, attaché sous le menton, était Gaston Archer. Armé d’une longue fourchette, il fouettait de la crème, s’arrêtant, de temps à autre, pour se frotter l’épaule droite, ce qui faisait bien rire Dolorès et sourire Marcelle. Dans un coin, aussi décorés de tabliers, étaient Olga Carrol et Karl Markstien ; ils pelaient des pommes et les divisaient ensuite par quartiers. Dans le fond de la cuisine était Mme Emmanuel, faisant cuire quelques mets dans le fourneau.

Gaétan s’avança dans la pièce.

— M. de Bienencour, lui dit Dolorès, en tendant vers lui une main blanche de farine, je vous avertis, en amie : quiconque franchit le seuil de cette porte, est obligé de nous prêter main-forte… Voyez plutôt Messieurs Archer et Markstien ; ils ont voulu pénétrer ici et…

— Oh ! mon épaule ! Ma pauvre épaule ! fit Gaston ; elle est complètement disloquée, de Bienencour !… Cette crème…

— Je ferai vaillamment ma part, je le jure ! s’écria Gaétan en levant la main d’un air solennel que tous trouvèrent fort comique.

— Alors, venez fouetter ce poudingne à la neige, dit Marcelle en souriant. Je vais vous décorer, moi-même… d’un tablier. Un autre tablier, s’il vous plait, Mme Emmanuel.

— L’occasion est grave, dit Gaétan. Permettez que je m’agenouille pour recevoir cette décoration de vos blanches mains.

— Blanches ! Vous l’avez dit ; elles sont couvertes de farine ! fit Marcelle, souriant à son fiancé.

Gaétan s’agenouilla, tandis que Marcelle attachait autour de son cou les cordons du tablier.

— Ô mon ange ! murmura-t-il, pressant autour de son cou puis les baisant, les bras de la jeune fille. Marcelle !

— Gaétan ! répondit-elle, sur le même ton, et s’étant assurée que personne ne la regardait, elle déposa un baiser sur le front du jeune homme.

À ce moment précis, Raymond Le Briel pénétra dans la cuisine. Ayant été témoin invisible de ce qui venait de se passer, il était horriblement pâle, quoiqu’il essayât de sourire.

— Oh ! Pauvre M. Le Briel ! fit Dolorès, en apercevant le jeune homme. Venez vous asseoir, et ne craignez rien ; nous ne vous imposerons aucune tâche, car…

— Je proteste ! s’écria Gaston, en élevant vers le plafond la longue fourchette, de laquelle dégoûtait de la crème. « Quiconque franchit le seuil de cette porte » et le reste, et le reste : vous l’avez dit vous-même, Dolorès !

— C’est vrai ! C’est vrai ! s’exclamèrent-ils tous.

— Tenez, mon bon, dit Gaston, s’adressant à Raymond ; cette crème est à moitié fouettée (du moins, je l’espère) ! Si vous aimez à l’achever…

— Non ! Non ! fit Dolorès, riant jusqu’aux larmes. Tenez, M. Le Briel, asseyez-vous ici et écalez ces noix, voulez-vous ?… Un tablier, s’il vous plait, Mme Emmanuel !

— Vous… boitez ? demanda soudain Gaétan, en désignant le pied gauche de Raymond.

C’était évident. Mais, le ton sur lequel il posa cette question était si froid, si… provocant, qu’il se fit un silence. Marcelle et Dolorès cessèrent de manipuler la pâte, Gaston cessa de fouetter la crème, Olga et Karl cessèrent de chuchoter ; même Mme Emmanuel, tournant le dos à ses fourneaux, regarda Gaétan, bouche béante.

— Je… boite ; c’est évident ! répondit froidement Raymond. Je me suis tordu le pied, en voulant monter à cheval, ce matin.

— Ce matin ?… Vraiment ?… Ah !

De quel ton sarcastique Gaétan lança ces exclamations ! Tous échangèrent un regard : qu’avait Gaétan de Bienencour ?… Essayait-il de provoquer Raymond Le Briel ?… Pourquoi ?…

Le fiancé de Marcelle fixait Raymond d’un œil froid, puis ses yeux se portèrent sur celle qu’il aimait ; cette dernière rougissait et pâlissait, tour à tour, et Dolorès comprenait bien pourquoi : Raymond Le Briel était, en fin de compte, l’ami intime de la famille Fauvet ; il leur avait prouvé, en plus d’une occasion, jusqu’où pouvait aller son dévouement. Marcelle devait donc souffrir, et beaucoup, de le voir… provoqué ainsi, sous leur toit, et… par Gaétan !

— Cette crème est fouettée enfin, je crois, Dolorès ! fit soudain Gaston, pour dire quelque chose, et aussi afin de changer le cours des pensées de chacun.

— Non, pas encore, Gaston ; mais elle le sera bientôt… Encore un tout petit quart d’heure…

— Aie ! Mon épaule ! fit Gaston. Docteur Karl, reprit-il, en s’adressant à Karl Markstien, avez-vous une pierre à la place du cœur, que vous pouvez, impassible, me voir faire un travail préjudiciable à ma santé et ne pas intervenir ? Mon épaule ! Mon épaule !

— Courage pauvre ami ! répondit le médecin. Je promets de vous frictionnez l’épaule, une fois votre travail fait, avec de l’onguent Angélique, remède infaillible contre les brûlures… et les dislocations…

— Vous pourriez prescrire votre onguent à M. le Briel, Docteur Karl, dit Gaétan de Bienencour, en riant froidement.

— L’onguent Angélique ne vaut rien pour les entorses. Cet onguent, que Mme Emmanuel, ici présente, a inventé…

— Vraiment ! s’écrièrent-ils tous, excepté Marcelle et Dolorès.

— Oui, Mesdemoiselles et Messieurs, dit Mme Emmanuel, toute fière, assurément, d’être mise en scène, et gesticulant avec une longue fourchette et une non moins longue cuillère, oui, c’est moi qui, lors du feu de…

La porte de la cuisine s’ouvrit, de nouveau, et Mme de Bienencour, accompagnée de Henri Fauvet, pénétrèrent dans la pièce.

Mme de Bienencour, devant la scène qui se présentait à ses yeux, demeura muette, tout d’abord, puis elle trouva cela si comique, qu’elle se mit à rire, et elle rit jusqu’aux larmes.

— Ciel ! dit-elle. Est-ce déjà les tableaux vivants ?… Je croyais que ce n’était que demain soir… Mais… que faites-vous, mes pauvres enfants et qu’est-ce qui…

— Madame, répondit Gaston, d’un ton qui les fit tous rire, je suis heureux de constater que quelqu’un peut trouver amusante notre présente situation. Pour ma part, ce n’est que par des efforts inouïs que je retiens mes larmes… Quand, depuis trois quarts d’heure, on essaie de fouetter de la crème… qui ne se fouette pas, et qu’on a l’épaule disloquée, c’est plutôt tragique !

— Peut-être que M. Fauvet aimerait à nous donner un coup de main ? fit Dolorès. Vous pourriez peut-être…

— Non, merci, ma fille ! J’apprécie, crois-le… l’honneur que tu désires me faire ; mais, ayant entendu le récit… douloureux de Gaston, je préfère m’abstenir ; de fait, je ne me sens pas le courage de suivre son exemple. Venez-vous, Mme de Bienencour ?

— Écoutez, mes enafnts, dit cette dame, au moment de quitter la cuisine, n’oubliez pas que vous devez essayer les tableaux, cet avant-midi, et il passe déjà onze heures.

Bientôt, tous quittaient la cuisine et se rendaient au salon, essayer les tableaux, et Gaétan eut lieu de se repentir d’avoir provoqué Raymond, car Marcelle fut plutôt froide envers lui, tandis qu’elle se montrait charmante vis-à-vis le propriétaire de l’Eden, essayant de lui faire oublier l’affront qu’il avait dû essuyer, alors qu’il était sous leur toit, à elle et son père, comme invité et ami.