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L’ombre du beffroi/44

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 71-73).

CHAPITRE XII

ENTENDU PRÈS DU BOCAGE


Il était neuf heures, le lendemain matin, quand Marcelle s’éveilla, et elle était à se demander si elle allait se lever, quand quelqu’un frappa à sa porte de chambre.

— Entrez ! dit-elle.

Mais la porte était fermée à clef, évidemment, quoique Marcelle ne se souvint pas d’avoir pris tant de précautions, la veille au soir. Elle se leva et alla ouvrir. Rose entra, munie d’un plateau.

— Bonjour, Mlle Marcelle ! dit-elle. Je vous ai monté votre déjeuner. Vous avez bien dormi, chère Mlle Marcelle, je l’espère ?

— Merci, Rose, oui, j’ai bien dormi. Mais, ce matin, je m’éveille avec un mal de tête bien ennuyeux, bien désagréable.

— Peut-être ce mal de tête se passera-t-il lorsque vous aurez déjeuné, Mlle Marcelle. Mme Emmanuel s’est surpassée, pour le café, ce matin ; il est vraiment exquis !

Quand Marcelle fut habillée, elle descendit sur le premier palier, qui paraissait être désert. Elle aperçut, cependant, par la porte entr’ouverte de l’étude, son père, qui était à écrire.

— Bonjour, père ! dit-elle, en entrant dans l’étude.

Henri Fauvet accourut au-devant de sa fille.

— Marcelle ! Ma chérie ! Comment es-tu ce matin ? Pas trop fatiguée, je l’espère ?

— J’ai mal à la tête, répondit-elle, en passant, à plusieurs reprises, la main sur son front. Où est tout le monde ?

— Tout le monde est… un peu partout, dit Henri Fauvet, en riant ; en chaloupe, en voiture, à cheval… que sais-je ?

— Je crois que je vais aller faire une petite promenade sur la terrasse, père ; le grand air me fera du bien.

— Dolorès doit être dans les environs, fit Henri Fauvet ; tu la trouveras sur la terrasse, je crois… Et puis, Marcelle, il faudra voir le médecin, à propos de ces maux de tête.

— Plus tard, père, plus tard ! répondit-elle en souriant, puis elle sortit sur la terrasse.

— Tiens ! se dit Henri Fauvet, après le départ de sa fille, Marcelle ne s’est pas informée de M. Le Briel ; elle n’a même pas mentionné son nom !… C’est assez étrange !… Étrange !… Marcelle n’est-elle pas un tant soit peu étrange, depuis quelque temps… Cette scène, hier soir… Si la pauvre petite aime Le Briel, plutôt que de Bienencour, pourquoi ne me le dit-elle pas ? Il semble impossible que la pauvre enfant ait un secret pour moi, son père, qui l’aime si follement !… Je l’interrogerai… plus tard… lorsque tous nos invités seront partis… Certes, j’avais rêvé la voir épouser Gaétan ; mais, Raymond est un parfait gentilhomme et, assurément, le bonheur de ma fille, avant tout !

Marcelle se dirigea vers un petit bocage, où un banc avait été placé, et elle s’installa de manière à ce que la brise légère, qui soufflait, depuis la veille, lui arrivât sur le front, espérant ainsi trouver du soulagement pour l’horrible mal de tête dont elle souffrait.

Soudain, elle tressaillit, car elle venait d’entendre prononcer son nom par Iris Claudier. Écartant un peu les branches, elle jeta un coup d’œil vers la gauche et aperçut, en effet, Iris Claudier, qui s’avançait, accompagnée de Dolorès. Marcelle ne put s’empêcher de sourire ; elle comprenait si bien combien son amie détestait la secrétaire de Mme de Bienencour et elle se disait qu’elle n’avait certainement pas dû rechercher sa compagnie.

Arrivées tout près du bocage, Iris s’assit sur une pierre et Marcelle pouvait entendre clairement ce qu’elle disait.

— Mon Dieu, Mlle Lecoupret, disait-elle, vous êtes libre de me croire ou de ne pas me croire.

— Je ne vous crois pas, non plus, parce que je suis certaine d’une chose : c’est que vous êtes aussi menteuse que méchante ! fit la voix de Dolorès.

— Merci du compliment, Mlle Lecoupret ! Mais je ne vous en garderai pas rancune, puisque vous essayez de prendre le parti de Mlle Fauvet… Pourtant, je dis et affirme que Mme Fauvet, la mère de votre amie, était folle depuis plusieurs années, lorsqu’elle est morte. Si M. Fauvet isole sa fille comme il le fait, c’est par prudence… Mlle Fauvet aura le sort de sa mère, car, presque toujours, la folie est héréditaire ; remarquez bien ce que je vous dis !

— Taisez-vous, misérable créature ! cria Dolorès. Oh ! comment pouvez-vous inventer de semblables choses !

— Je n’invente rien, et, vous vous êtes certainement aperçue vous-même que votre amie est joliment… fantastique, étrange, depuis quelque temps. Je sais qu’elle sera, avant longtemps, atteinte de folie… Vous n’avez pas été sans remarquer ses absences de mémoire, ses accès de tristesse ou de gaieté, ces continuels maux de tête, ces vertiges subits dont elle se plaint ?… Oui, Mlle Marcelle Fauvet est menacée ; bientôt, elle sera folle, comme l’était sa mère. Ça ne peut tarder, car, écoutez…

Marcelle n’entendit plus rien, et elle comprit qu’Iris parlait tout bas, probablement à l’oreille de Dolorès.

Tout à coup, elle entendit une exclamation de son amie, suivie de ces mots ;

— Menteuse ! Menteuse ! Ce n’est pas vrai ! Je vais répéter à M. Fauvet tout ce que vous venez de dire et il vous mettra à la porte. Oh ! Misérable calomniatrice que vous êtes !

— C’est bien, Mlle Lecoupret, allez tout raconter à M. Fauvet ; même je vous conseille fortement de le faire. Vous me ferez des excuses ensuite, pour avoir osé me traiter de menteuse, car, M. Fauvet ne pourra nier ce qui est vrai, bien trop vrai.

— Ah ! bah ! fit Dolorès. Je ne répéterai rien à M. Fauvet ; je le respecte trop, pour l’entretenir de ces choses. Mais, encore une fois, je vous défends de m’approcher ou de m’adresser la parole, vipère que vous êtes !

— Seigneur, Mlle Lecoupret, répondit Iris, vous le prenez de haut ! Parce que je suis l’employée de Mme de Bienencour, vous avez l’air de croire, vous et vos amis, que vous avez le droit de marcher sur moi. Pourtant, si je ne me trompe pas, si ce n’eut été de M. Fauvet, vous étiez dans le chemin, après le décès de votre tante de Pont-Joly !… Sachez-le bien, d’ailleurs, je ne tiens pas plus à votre compagnie que vous ne tenez à la mienne…

— Alors, allez-vous en, sotte et méchante créature ! cria Doiorès.

— Je pars… Mais, Mlle Lecoupret, quand votre chère amie aura complètement perdu la raison, (ce qui ne peut tarder, car elle devient de plus en plus étrange chaque jour), vous vous souviendrez de ce que je viens de vous dire, je crois. Je le répète, Mme Fauvet était folle et la folie est héréditaire… surtout quand, comme Mlle Fauvet, on prend le même… chemin que sa mère… Vous savez ce que je veux dire, n’est-ce pas ?… M. de Bienencour se prépare un riant avenir, s’il épouse votre amie, Mlle Lecoupret !… Vraiment, M. Fauvet est en conscience de ne pas avertir ce jeune homme de ce qui se passe, et de ce qui arrivera infailliblement, un jour, dans un bref délai, j’ose l’assurer. Au revoir !

Marcelle vit s’éloigner Iris Claudier. Elle vit Dolorès qui, restée seule, cachait son visage dans ses deux mains et elle comprit qu’elle pleurait, puis elle l’entendit murmurer :

— Qu’elle est méchante cette fille !… Ô ciel ! Si c’était vrai !… Si Marcelle était vraiment menacée de perdre la raison !… Ô Marcelle ! Pauvre chère Marcelle, et aussi, pauvre Gaétan !

Dolorès passa près du bocage, se dirigeant vers la maison, sans voir Marcelle qui, pâle comme une morte, les yeux effrayés, était tombée, à moitié évanouie, sur le banc.

La conversation qu’elle venait d’entendre lui avait porté un terrible coup au cœur. Comment ! Elle était menacée de perdre la raison, comme sa mère ?… Sa mère ?… Oui, elle se souvenait maintenant qu’elle avait été dans un état étrange, et qu’elle donnait toujours à sa fille le nom de Monique… Pendant combien d’années avait-elle été privée de sa raison ?… Deux ans, trois peut-être ?… Mme Fauvet passait pour une invalide, et Marcelle se souvint qu’elle ne la voyait qu’à de rares occasions et seulement pendant quelques minutes chaque fois… La pauvre femme parlait peu et elle avait toujours l’air de craindre quelque chose…

Et elle, Marcelle, hériterait de sa mère, de la pauvre malheureuse qu’elle revoyait si souvent, encore, dans ses rêves !… Iris Claudier n’avait-elle pas insinué que, déjà, elle était… étrange ?… Hélas, ces absences de mémoire, ces évanouissements si fréquents, ces maux de tête, ces crises de vertige… C’était donc vrai ?… Depuis quelque temps, depuis deux ou trois semaines, elle ne se rappelait plus, souvent, de ce qui s’était passé, même la veille. Oui, son état était vraiment étrange, inexplicable… ou plutôt, l’explication était facile ; bientôt, elle perdrait la raison, comme sa mère, jadis !…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pas cela ! Pas cela ! s’exclama la pauvre enfant.

Des larmes amères et brûlantes coulèrent sur ses joues pâlies, à la pensée de Gaétan… L’avenir ?… Il n’y aurait pas d’avenir pour elle… Jamais elle ne se marierait, jamais, puisqu’elle devait finir ses jours dans une maison de santé…

— Que Dieu ait pitié de moi ! Qu’Il éloigne de moi le désespoir ! murmura-t-elle.

D’un pas chancelant, elle retourna à la maison, se dirigeant vers l’étude ; mais n’y trouvant pas son père, elle se dit qu’elle irait au salon, faire un peu de musique ; la musique ayant ordinairement le don de calmer ses nerfs et de chasser son spleen.

Arrivée au salon, Marcelle alla droit au piano. Mais, soudain, elle s’arrêta, les yeux fixés sur le canapé… Était-ce une illusion d’optique ?… Quelqu’un était couché là, et ce quelqu’un c’était Raymond Le Briel…

— M. Le Briel ! s’écria-t-elle.

Comme il était pâle le propriétaire de l’Eden, et qu’il avait l’air souffrant !…

— Ma… Mademoiselle Fauvet ! murmura Raymond. Il allait dire : « Ma bien-aimée » sans doute, mais Rose venait de s’approcher du canapé, portant, sur un plateau, un bol de bouillon.

— Ça va mieux, beaucoup mieux, Mlle Marcelle ! dit Rose, en souriant et désignant le malade.

— Je… Je ne… commença Marcelle.

— C’est cette entorse, vous savez, Mlle Fauvet, dit Raymond, souriant, à son tour. Quant au coup d’épée, ce n’est qu’une simple égratignure.

— Le coup d’épée ?… Marcelle ne se souvenait pas… Il s’était passé quelque chose, la veille, c’était évident ; quelque chose dont elle avait perdu le souvenir !…

Un affreux découragement s’empara d’elle, mais elle trouva la force de sourire à Raymond et de lui tendre la main en disant :

— J’espère que vous vous rétablirez promptement, M. Le Briel ! Je reviendrai vous rendre visite. Au revoir !

À la course, ensuite, elle monta dans sa chambre à coucher, puis, s’étant jetée sur son lit, elle fondit en sanglots : elle avait perdu la mémoire ! Sa raison lui échappait ! C’était le plus horrible des sorts !

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE