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L’ombre du beffroi/53

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Édouard Garand (17p. 88-90).

CHAPITRE IX

CE QUI S’ENSUIVIT


Voici les faits, tels que Monique les raconta à ceux qui l’écoutaient, avec un palpitant intérêt :

Après le départ de Mme Fauvet, Febro resta longtemps accoudée à la fenêtre, regardant la route sur laquelle venait de disparaître sa chère Mlle Ondine. Des larmes pressées coulaient sur ses joues, en songeant au drame qui venait de se dérouler sous son toit. Les remords qu’elle éprouvait pour le « crime » commis, seraient impossibles à décrire. Elle se reprochait amèrement d’avoir cédé aux instances de sa chère maîtresse ; elle se dit qu’elle aurait dû essayer de lui faire entendre raison plutôt… Ah ! si elles avaient dit, toutes deux, à M. Fauvet que la petite jumelle était morte d’une congestion pulmonaire, tout simplement !… Mais, il était trop tard ; ce qu’il restait à faire maintenant, c’était d’effacer. le plus tôt possible, toute trace du court passage de Monique ici-bas.

Pourtant, la fidèle servante était résolue à une chose ; elle ferait partager son secret par son fiancé… À lui de juger si le « crime » commis était sans rémission. Febro le savait, Cyril Florentin était honnête et droit ; elle se laisserait guider par ses conseils, même au risque de déplaire à sa chère Mlle Ondine.

Pour le moment, il lui restait une assez lugubre tâche à accomplir : celle d’enterrer le petit cadavre sous un saule pleureur… à l’ombre duquel Mme Fauvet aimait à s’asseoir. Elle allait s’en occuper, tout de suite. Inutile d’attendre à la nuit, car il n’y avait aucun danger d’être vue, par qui que ce fut, personne ne passant jamais sur le chemin privé conduisant à sa maison. Le plus tôt fait, le mieux ce serait !

Dans le hangar, Febro trouva une petite caisse, qu’elle emporta dans la cuisine, et qu’elle matelassa de serviettes bien blanches ; ce serait le cercueil de Monique, rude cercueil, bien sûr, qu’elle déposa sur le plancher. S’étant munie, ensuite, d’une pelle, d’une pioche et d’un râteau, elle se dirigea vers le saule pleureur et se mit à creuser la petite fosse. Ses larmes tombaient silencieusement sur chaque pelletée de terre qu’elle enlevait ; il lui semblait que son cœur allait se briser.

La fosse étant prête, elle rentra dans la maison et se disposa à aller chercher le petit cadavre. Arrivée à la moitié de l’escalier conduisant à sa chambre à coucher, elle s’arrêta et porta la main à son cœur ; c’est qu’elle avait cru entendre le faible vagissement d’un enfant.

— Que je suis sotte ! se dit-elle. Pendant longtemps encore, je croirai entendre pleurer les petites… Allons ! Il ne faut pas que je m’énerve, car que sera-ce, ce soir, à la brunante, lorsque je me trouverai seule ici… avec mon « crime » ?

S’étant raisonnée ainsi, elle parvint à la porte de sa chambre, qu’elle ouvrit… Soudain, elle devint très pâle, et fit un mouvement de recul, comme pour se précipiter dans l’escalier… C’est que le petit cadavre venait d’agiter ses mignonnes mains, tandis qu’un faible vagissement s’échappait de ses lèvres.

— Ciel ! Ô ciel ! s’écria Febro. Elle fit quelques pas dans la direction du lit, au pied duquel elle tomba, évanouie.

L’évanouissement de Febro ne dura que quelques instants. Quand elle revint à elle, Monique pleurait.

— Grand Dieu ! s’exclama-t-elle. L’enfant vit ! Elle… elle est… ressuscitée !… C’est… un… miracle !…

Bien vite, et sans se demander comment s’était opéré semblable prodige, elle saisit l’enfant dans ses bras et l’emporta dans la cuisine. En un tour de main, elle fit chauffer du lait, que Monique but avidement.

L’explication de ce… miracle, le seul qu’on puisse donner c’est celle-ci : Monique n’était pas morte, nécessairement ; le souffle suspendu, les poumons congestionnés, elle était seulement tombée dans une sorte de coma, qui avait trompé sa mère et Febro. Cette dernière avait, hâtivement emporté la petite dans sa chambre à coucher, qui était sous les combles, et où la chaleur était intolérable. Cet excès de chaleur avait eu sur la petite un effet salutaire ; lentement et sûrement, ses poumons s’étaient dégagés et elle était revenue à la vie.

Cependant, cette… résurrection n’était-ce pas, en quelque sorte, pire que la mort ?… L’enfant vivrait, et sa mère, sa pauvre mère coupable, là-bas, dans la ville de Québec, ne le saurait jamais… L’autre jumelle. Marcelle, serait élevée dans le luxe, tandis que Monique… Que faire ?…

Un mois plus tard, Febro épousait Cyril Florentin, puis, sur le conseil de celui-ci, elle écrivit à Mme Fauvet, pour lui annoncer une lettre prochaine « importante et remplie de nouvelles ».

— Ah ! cette lettre ! s’écria Henri Fauvet. Je m’en souviens bien… Lorsque je la remis, ouverte, à ma femme, elle s’évanouit.

— C’est que, voyez-vous, père, répondit Monique, elle avait craint que Febro eut fait allusion dans cette lettre… au drame qui s’était déroulé chez elle. Voici la réponse de Mme Fauvet à sa servante ; si vous vouliez bien la lire tout haut, c’est la preuve incontestable que je suis votre fille, la sœur jumelle de Marcelle.

— Je n’ai pas besoin de nouvelle preuves, ma fille, dit Henri Fauvet, en pressant Monique sur son cœur ; cependant, je lirai bien cette lettre tout haut, puisque tu le désires.

On se souvient de cette lettre qu’Ondine avait écrite à sa servante, la suppliant, si elle écrivait, de ne faire aucune allusion au passé. Mme Fauvet disait être quelque peu consolée du décès de sa petite jumelle. Elle parlait de Marcelle, si belle, et qui devait être, un jour, une riche héritière ; elle demandait à Febro de continuer à lui être fidèle et de ne pas risquer de ruiner sa vie (à elle Ondine) en écrivant des choses qui, en fin de compte, étaient passées et… irréparables.

Après la réception de cette missive, Febro résolut de se taire. Elle et son mari élèveraient Monique de leur mieux ; elle serait leur fille. Inutile de dire qu’ils aimaient l’enfant comme si elle leur eut appartenu réellement.

— Quels braves gens ! s’exclama Henri Fauvet.

Monique, lorsqu’elle eut atteint l’âge requis, fut envoyée à un collège, à Toronto, où elle reçut une bonne et solide instruction. Elle venait d’atteindre ses douze ans, quand Febro mourut. Avant de mourir, la fidèle servante écrivit une confession du passé, qu’elle signa de son nom.

Après la mort de Febro, son mari s’en alla dans le nord et Monique retourna au collège, pendant trois ans encore. Puis, Cyril Florentin, se sachant atteint d’une maladie incurable, sa fille adoptive résolut de rester auprès de lui et de le soigner.

Cyril Florentin, pressentant sa fin prochaine. désira mourir dans la maison de Febro et être enterré à côté de sa femme. On revint donc dans le district de Nipissingue.

Quel fut leur étonnement, à tous deux, d’apprendre, en arrivant dans le district de Nipissingue, que l’ancienne abbaye avait été achetée par Henri Fauvet, et qu’il venait de s’y installer à demeure, avec sa fille Marcelle !

Cyril Florentin ne vécut que trois mois encore. Lui aussi, avant de mourir, écrivit une longue lettre, à l’adresse de Henri Fauvet, lettre que Monique remit à ce dernier.

Après la mort de son père adoptif, Monique continua à habiter la maison de Febro, seule, sous la protection de son chien de garde Iso. L’hiver se passa, puis l’été revint, ensuite, le feu de forêt détruisit sa demeure.

— Alors, j’allai me réfugier à la Cité du Silence, père, acheva Monique.

— À la Cité du Silence ! s’écria Raymond Le Briel. Alors, c’est vous que j’ai vue, Mlle Fauvet, lorsque nous sommes allés explorer cette cité, Mlle Marcelle, les demoiselles Carrol, M. Fauvet, le Docteur Karl et moi !… Vous vous souvenez, M. Fauvet ?… J’ai dit que j’avais aperçu là un être humain.

— Oui, je m’en souviens, répondit Henri Fauvet. Je me souviens aussi que Marcelle et moi, nous nous étions dits que quelque chose semblait nous retenir en face de la silencieuse cité ; n’est-ce pas, Marcelle ?

— Oui, père ! fit Marcelle. Cette impression s’explique maintenant : votre fille, ma sœur jumelle, habitait là.

— Mais, ma pauvre enfant, dit Henri Fauvet, en s’adressant à Monique, pourquoi n’être pas venue tout droit au Beffroi, après le décès de Cyril Florentin… que dis-je ?… immédiatement en arrivant en ces régions ?

— Je ne sais pas vraiment… Je… J’attendais une occasion favorable, pour me faire connaître… Et puis, je vous voyais, presque chaque jour, vous et Marcelle…

— Vraiment ! demanda Henri Fauvet.

— Oui, père… Je connais cette ancienne abbaye, où je venais jouer, souvent, lorsque j’étais toute petite… J’en connais tous les secrets… Avez-vous remarqué l’épaisseur des murs du Beffroi ?

— Certes, oui ! Et cela m’a souvent étonné, je l’avoue.

— Ces murs ne sont pas pleins ; voilà. Ils recèlent des couloirs, des corridors et des escaliers en spirale, que je suis seule peut-être à connaître… J’ai pu pénétrer au Beffroi, père, chaque jour, et vivre de votre vie, pour ainsi dire, sans que vous vous en doutiez… Cependant, j’allais me faire connaître, quand la maison se remplit d’étrangers ; alors, je résolus d’attendre encore… Ensuite…

— Mais, interrompit Henri Fauvet, où, comment et de quoi as-tu vécu pendant tout ce temps, ma fille ?

— Oh ! répondit Monique en souriant, je n’étais nullement en peine… D’abord, j’avais trois résidences ; le Beffroi, puis deux confortables grottes ; l’une d’elles à la Cité du Silence et l’autre, tout près de l’Arche Enchantée…

— Et l’hiver ?…

— L’hiver ?… Eh ! bien, l’hiver, j’ai vécu au Beffroi ; voilà !

— Au Beffroi ! s’écria Henri Fauvet. Pourtant, Monique, ces couloirs dont tu nous parlais tout à l’heure, doivent être froids… froids comme… comme des tombeaux !

— Bien sûr, père ! Mais ces couloirs ne me servaient que de… cachette, durant la froide saison, car je savais bien profiter de la température si bienfaisante et si égale du Beffroi, en habitant l’une des cellules, en haut. Rien de plus simple, comme vous le voyez !

— Et, de quoi viviez-vous, Monique ? demanda Dolorès.

La jeune fille sourit.

— Chère Dolorès, répondit-elle, cette pauvre Mme Emmanuel, si elle eut voulu parler, aurait pu vous raconter d’étranges choses… Elle aurait pu vous dire que, souvente fois, des petits pains, de la viande froide, des morceaux de tarte et de gâteau avaient disparu mystérieusement de la dépense… Voyez-vous, ajouta Monique en s’adressant à tous, rien n’était plus facile pour moi que de descendre à la dépense, la nuit, afin de m’approvisionner ; ce dont je ne me faisais aucun scrupule, puisque ces provisions appartenaient à mon père.

— Cependant, Monique, dit Henri Fauvet, pourquoi ne pas t’être fait connaître ?… Pourquoi ce mystère ?… Assurément, tu ne pouvais douter de la réception que t’aurait faite ton père et ta sœur ?

— Certes non, père, je n’en pouvais douter ! s’exclama Monique. Et combien il me tardait de me faire connaître enfin !… La raison de ma conduite assez singulière, la voici ; je me suis aperçue que j’avais une mission à remplir, tout en restant invisible : une mission sacrée…

— Une mission ?… Je ne comprends pas, ma chérie, fit Henri Fauvet.

— Une mission sacrée, je le répète, dit Monique : celle de veiller sur Marcelle, ma sœur jumelle.