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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 17

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E Dentu (tome IIp. 193-204).
Deuxième partie


XVII

Un acte de mariage, deux actes de naissance


Nous savons que Mlle Clotilde, la pupille des Jaffret, était une brave fillette au cœur excellent, pleine d’esprit, de gentillesse et de dévouement ; mais il ne vous a jamais été dit qu’elle fût une jeune demoiselle rompue aux exigences de l’étiquette mondaine.

L’hôtel Fitz-Roy, habité par ce prodigieux ménage, M. et Mme Jaffret, ne valait peut-être pas, au point de vue de l’éducation et des belles manières, le couvent des Oiseaux.

Clotilde avait un grand amour dans le cœur ; cela aiguise les instincts et développe l’intelligence, mais cela ne porte pas à observer très strictement les petites conventions mondaines.

Clotilde avait deviné autour de l’homme qu’elle aimait des dangers de plus d’une sorte.

Ces dangers, elle essayait de les conjurer à sa manière.

Comme, dans sa croyance, Georges n’était pas plus le prince de Souzay qu’elle n’était elle-même Mlle de Clare, son rêve, c’eût été de fuir loin de ces intrigues, qu’elle jugeait dangereuses et coupables.

Pour elle, la caverne avait dénoncé les brigands.

Elle avait deux sortes d’ennemis ; les Jaffret, Marguerite, Samuel, Comayrol, etc., d’un côté, qui la tenaient garrottée au beau milieu de cette intrigue ; de l’autre, Mme la duchesse de Clare, cette mère qui, ayant deux fils, mettait l’un à l’abri de l’autre, donnant au premier l’amour, la richesse, le nom, tout ce qui est désirable en ce monde, et réservant au second tout ce qui est travail, péril ou misère.

Clotilde avait trouvé aide et conseil auprès du docteur Abel Lenoir ; mais le docteur n’avait levé pour elle aucun voile.

Peut-être ne savait-il pas ; plus probablement il ne pouvait pas révéler un secret qui n’était pas à lui.

Au milieu de cette nuit dont les douze heures contiennent notre drame presque tout entier, nous l’eussions trouvée seule dans sa chambre située au second étage de l’hôtel Fitz-Roy. Elle n’avait pas fermé l’œil, elle ne s’était pas même mise au lit.

Seulement elle avait changé de robe.

Elle portait, au lieu de sa toilette de fiancée, le costume qui servait à ses excursions nocturnes.

On eût dit un petit soldat prêt pour l’appel de la bataille.

Quand tous les invités s’étaient retirés, Clotilde avait vu à de certains signes bien connus d’elle que les membres du conseil de famille (lisez les membres de la bande Cadet) étaient restés pour délibérer.

Il était tard déjà. Georges n’avait rejoint la voiture où l’attendait fidèlement Tardenois qu’à plus de deux heures du matin.

Clotilde avait essayé d’abord de se glisser aux écoutes, et ce n’eût pas été la première fois ; mais toutes les portes du salon de la corbeille, où se tenait le conciliabule, étaient fermées et un vent de découragement semblait peser sur la délibération.

Ils parlaient peu de l’autre côté des draperies et ils parlaient bas.

C’est à peine si la voix d’Adèle, aigre comme le cri d’un épervier, lançait de temps en temps quelques notes acariâtres à travers les clôtures.

De guerre lasse, Clotilde gagna sa chambre. Elle était gaie de nature et brave. Peut-être, au souvenir de son entretien avec Georges, eut-elle un rêve de souriant amour, mais la mélancolie la prit trop vite, et au moment où nous passons le seuil de son frais réduit, elle songeait tristement, assise sur le pied de son lit.

Le temps passait sans qu’elle se rendît compte de la durée de sa rêverie.

L’heure sonna à l’horloge de Saint-Paul ; Clotilde n’avait pas compté les coups.

Elle consulta sa pendule qui venait de s’arrêter.

Voulant au moins savoir si le jour approchait, elle vint à la croisée dont elle souleva les rideaux.

Le ciel était encore tout sombre et n’avait d’autres lueurs que celles de la lune courant sous les nuages ; mais dans la cour, que le réverbère éclairait, Clotilde aperçut quelqu’un d’éveillé.

Ce n’était pas un voleur, car le gros chien qui, toutes les nuits, faisant patrouille du côté des démolitions, rôdait sur le pavé bien tranquillement, mais ce n’était ni le concierge, ni aucun des domestiques de la maison ; Clotilde vit cela d’un coup d’œil.

Qui était-ce ?

Et à quelle besogne se livrait ce nocturne ouvrier qui travaillait sans lanterne si longtemps avant le lever du jour ?

Au service de sa curiosité, Clotilde avait des yeux de dix-huit ans. Elle ne reconnut pas l’ouvrier puisqu’elle ne l’avait jamais vu, mais, à force de regarder, elle distingua la nature de sa besogne. On soulevait une dalle parmi celles qui composaient le « chemin » menant de la porte latérale à la conciergerie.

Clotilde vit le trou béant ; elle vit aussi l’ouvrier se pencher au-dessus de l’ouverture et en retirer un objet, qu’il cacha sous ses vêtements.

Le chien accroupi ressemblait à un témoin juré.

Clotilde vit encore qu’on rejeta sous la dalle quelque chose qui lui parut être des papiers.

Sa curiosité était violemment excitée et pourtant elle ne prodigua pas beaucoup d’efforts pour résoudre mentalement le problème parce que, dès ce premier instant, elle était déterminée à en aller chercher elle-même la solution à tout risque.

Ce qu’elle craignait ou espérait, assurément elle n’aurait point su vous le dire.

Le danger l’entourait, la fièvre la tenait, elle était habituée à ne pas redouter la nuit.

Avant même que notre fantôme eût replacé la dalle, Clotilde descendait à bas bruit l’escalier de service communiquant avec la porte no III ; elle s’était munie à tout hasard du crochet mignon qui lui servait à boutonner ses bottines : pauvre levier, mais qui devait lui suffire.

Il n’y avait plus personne dans la cour quand elle ouvrit la porte no III. Elle suivit le chemin des dalles ; mais comment reconnaître celle qu’on avait levée ?

Elle n’avait pas le secret du nombre onze, et, dans la profondeur de la cour, on aurait pu compter au moins une centaine de ces petites pierres carrées.

Clotilde n’eut même pas le temps d’être embarrassée.

Une marque humide et ronde tachait le chemin à sept ou huit pas de la porte : c’était là que le gros chien de garde, tout mouillé, s’était accroupi au bord de l’excavation.

Clotilde s’agenouilla et tenta la dalle voisine de l’endroit mouillé. Nous ne voulons point dire qu’elle la souleva avec la même aisance que ce sorcier de colonel, mais enfin, elle la souleva, sans autre aide que son crochet mignon.

Elle prit au fond du trou les trois papiers.

L’instant d’après elle rentrait dans sa chambre, essoufflée et le cœur battant.

Auriez-vous eu des scrupules a sa place ?

Clotilde n’en eut pas.

Elle déplia le premier papier dès qu’elle fut à portée de sa lampe et lut l’en-tête d’un acte de mariage, célébré à Briars (Selkirk), Écosse, entre William-Georges-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare de Souzay et demoiselle Françoise-Jeanne-Angèle de Tupinier de Beaugé, le 4 août 1828.

Je ne sais comment vous dire cela, mais ce ne fut pas l’étonnement qui domina sur la physionomie si mobile et si expressive de la jeune fille.

Son front charmant s’assombrit pendant qu’elle lisait le nom de madame la duchesse, et ces paroles tombèrent de ses lèvres :

— J’ai tort, je ne devrais pas détester sa mère !

Elle jeta l’acte sur son lit. La réflexion, ou peut-être la colère, creusait une ride entre ses deux sourcils.

Le second papier qu’elle ouvrit était l’acte de naissance d’Albert-William-Henry Stuart Fitz-Roy de Clare, fils du duc William et d’Angèle, né à Glasgow, le 30 mai 1829.

— Albert ! murmura-t-elle. Ce n’est pas Georges qui est le duc ! Tant mieux ! Oh ! tant mieux ! Je l’avais bien deviné !

Autour de sa bouche le sourire était revenu.

Il ne restait plus qu’un papier, Clotilde le déplia.

Mais aussitôt qu’elle en eut commencé la lecture, une grande émotion la saisit.

— Clotilde ! pensa-t-elle tout haut. Clotilde de Clare ! Ce soir, c’était moi ! J’ai signé ce nom au contrat.

Elle essaya de rire, mais elle ne put et murmura :

— À l’heure où nous sommes, est-ce encore moi ?

Ce troisième papier était aussi un acte de naissance, celui de Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart Fitz-Roy de Clare, fille de Étienne-Nicolas Morand Stuart Fitz-Roy et de Marie-Clotilde Gordon de Wanghan, née à Paris, le 20 juin 1837…

— Je dois avoir au moins un an de plus que cela, et peut-être deux, pensa encore Clotilde. Ce n’est pas moi… ce ne peut pas être moi !

À l’acte même un petit carré de papier à lettres était attaché avec une épingle : Clotilde eut de la peine à en déchiffrer l’écriture qui tremblait. Il disait :

« Ma fillette bien-aimée, nous avons été bien pauvres ensemble. J’ai eu faim souvent pour te garder le dernier morceau de pain : te souviens-tu de moi, ton pauvre vieux père ?

« As-tu assez pleuré, pauvre chérie ! Je te frappais, moi qui t’aimais tant ! Tu vois bien maintenant que j’avais raison. Je sentais que j’allais m’en aller et te laisser toute seule. Je voulais te marquer en dedans d’un signe qui fût en toi mais non pas sur toi, car tu étais entourée d’ennemis… Si tu lis jamais cela, Tilde, ma petite fille, et Dieu sait que je l’espère, c’est que tu n’as pas oublié la prière qui t’indiquait où tu retrouverais ton nom. Pardonne-moi de t’avoir battue. »

Clotilde avait des larmes plein les yeux, quoique rien de cela ne se rapportât à elle.

Un instant, elle resta prise par une émotion invincible et souriant parmi ses larmes, puis elle se redressa brusquement :

— Ce n’est pas moi ! dit-elle encore. Que m’importent ces choses ? Moi, je n’ai ni passé ni souvenirs. Le vieux curé de Saint-Paul me l’a demandée une fois, cette prière ; jamais je ne l’ai sue. Ce n’est pas moi… Mais, alors, qui est-ce ?

Cette question n’eut point de réponse. Un nom vint jusqu’aux lèvres de mademoiselle Clotilde, mais elle ne le prononça pas, et ses belles épaules eurent un mouvement dédaigneux, — peut-être même ennemi.

— Une fois, murmura-t-elle pourtant après un silence, elle vint ici avec son père Échalot et elle me dit : « Moi aussi, on m’appelait Tilde autrefois… »

Tout à coup elle se mit sur ses pieds. On commençait à entendre au loin les bruits confus de la grand’ville qui, bien avant le jour, se frotte les yeux en murmurant.

Clotilde avait l’air décidé, maintenant.

— Quoi qu’il arrive, dit-elle, ceci est un dépôt et je le garderai. Mon pauvre Clément n’y est pas plus intéressé que moi, puisqu’il est prince seulement par la grâce de cette femme qui le jette en proie à tous les dangers… sa mère, comme il l’appelle ! Et il l’aime mieux que moi… Et quelque chose me dit qu’une autre est encore mieux aimée… Ah ! je ne vivrai pas vieille !

Elle voulut opposer son vaillant sourire à ses larmes, mais les larmes noyèrent le sourire.

— Moi, reprit-elle, je suis l’amie d’enfance, celle qu’on craint de blesser. Il me trouve jolie avec cela, et il est bon… Mais, après tout, personne ne m’a dit que j’eusse une rivale, pourquoi en suis-je sûre ? Et pourquoi y a-t-il en moi cette certitude d’être vaincue !… J’entends encore la voix de cette petite : « On m’appelait Tilde autrefois… »

Elle essuya ses yeux, son regard fit le tour de la chambre pendant qu’elle serrait les trois actes dans son sein.

— Allons ! dit-elle, ma résolution était prise dès hier au soir ; je ne devais pas rester un jour de plus dans cette maison… à plus forte raison maintenant que je porte sur moi la destinée de sa mère, de son frère… et de l’autre !

Elle couvrit son visage de ses mains, balbutiant parmi ses sanglots :

— Mon Dieu ! je suis peut-être folle ! Il est mon fiancé ! Hier, lui qui n’a jamais su proférer un mensonge, hier au soir, il était à mes genoux et il me disait : Je t’aime ! Mon Dieu, pourquoi suis-je désespérée ?…