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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 27

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E Dentu (tome IIp. 309-321).
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Deuxième partie


XXVII

Ombres chinoises


Il n’y avait aucune exagération dans ce que Marguerite avait dit tout à l’heure à Angèle.

Le conseil donné par le colonel, la nuit dernière, lors de son invasion à l’hôtel Fitz-Roy, avait été suivi à la lettre, et ce soir, toute la bande Cadet était sur pied.

Si bien déchue que fût la frérie des Habits-Noirs, quelque chose restait de sa redoutable organisation. L’espace de temps compris entre six heures du matin et midi avait suffi pour lever le ban et l’arrière-ban des joueurs de poule de l’Épi-Scié, et pendant qu’une garnison suffisante occupait à bas bruit l’hôtel de Souzay qui, du dehors, avait l’air de la maison la plus tranquille du monde, Piquepuce (M. Noël), Cocotte et d’autres habiles contre-chassaient les valets de Mme de Clare pour les retenir loin de l’hôtel.

Tant que les gens de service ne revenaient pas, il n’y avait absolument rien à craindre pour les envahisseurs de l’hôtel.

La duchesse, en effet, ne voyait personne, sauf le docteur Abel Lenoir, et l’ordre était donné, aux sentinelles de la bande Cadet, de laisser entrer le docteur Lenoir, s’il se présentait.

Pareille consigne existait pour Pistolet.

Pareille pour Mlle Clotilde.

Quant aux autres visites qui auraient pu venir par hasard, Amédée Similor, traître à l’amitié d’Échalot et séducteur de la vieille Rose Lequiel, avait revêtu la grande livrée de Clare.

Il se tenait quelque part au rez-de-chaussée, jouant à merveille son rôle de valet, et tout prêt à répondre que les maîtres de la maison étaient absents.

Au grand salon donnant sur l’avenue, se trouvaient une demi-douzaine de braves, sous la présidence du docteur Samuel ; nous avons vu Cadet-l’Amour au jardin fumant sa pipe, et la seule fenêtre du voisinage donnant sur les derrières de l’hôtel était occupée par le bon Jaffret, qui avait pris, avec ses bouvreuils, possession du pied-à-terre de Marguerite, rue de La Rochefoucauld.

C’était le quartier général. Tous les maîtres de la bande Cadet ayant abandonné leurs logis aujourd’hui même (et ce n’était pas trop tôt) on avait choisi ce lieu pour se réunir en cas de besoin et délibérer.

D’après ces dispositions, toute la partie de l’hôtel de Souzay qui regardait les jardins était libre ; l’autre moitié, celle qui avait ses croisées sur l’avenue menant à la rue Pigalle, était en rigoureux état de siège.

Quant aux habitants mêmes de l’hôtel, nous savons où était Mme la duchesse ; Albert, couché tout habillé sur son lit, dormait d’un bon sommeil, suite d’une crise favorable, provoquée par l’explication de ce matin, et ne se doutait de rien. Depuis que les Habits-Noirs étaient entrés dans la maison, il ne s’était produit aucun bruit qui pût l’éveiller.

Le prince Georges, Lirette et M. le comte de Comayrol étaient réunis au petit salon où l’entretien allait comme il pouvait.

Il n’y avait personne dans la chambre de Georges, ni dans celle d’Angèle, où Clotilde, guidée par le hasard, ne devait pas tarder à entrer.

Il faisait nuit déjà quand elle arriva. Personne ne mit obstacle à son passage, et ce fut à l’aventure qu’elle poussa la première porte qui se présenta entr’ouverte devant elle.

Quelques instants après Clotilde, le docteur Abel Lenoir franchit le seuil de la porte cochère.

Il était inquiet, on n’avait retrouvé la trace d’aucun des membres de la bande Cadet, et Pistolet venait de lui apprendre que, dans la journée, des descentes de police avaient eu lieu simultanément à l’hôtel Fitz-Roy, chez la comtesse Marguerite de Clare et chez le docteur Samuel.

On le laissa pénétrer comme Clotilde jusque dans la maison ; mais plus clairvoyant que la pauvre jeune fille, il ne put manquer de « sentir, » dès les premiers pas, qu’il y avait là quelque chose d’anormal et d’extraordinaire.

Il entra néanmoins, monta l’escalier du premier étage et se dirigea, selon son habitude, vers la chambre de la duchesse. Au moment d’y pénétrer, il entendit que l’on causait dans le boudoir. C’était la fin de l’entretien d’Angèle et de Marguerite.

Quelques instants après encore, une troisième personne arriva par la rue Pigalle.

C’était un homme qui marchait avec beaucoup de peine, et dont on ne pouvait voir le visage, caché sous deux bandes de toiles croisées.

Celui-ci n’étant pas signalé à la consigne, deux sentinelles dissimulées derrière les arbres, sortirent de leur abri et l’abordèrent.

— Ce n’est pas la rue ici, l’ami, dit l’une d’elles, reprenez la porte.

Mais l’autre, l’interrompit, disant :

— Tu ne reconnais donc pas, le Manchot ! Et dans quel état !

Les deux hommes reculèrent d’un même mouvement.

L’un d’eux, qui était presque un enfant, mit pourtant de la gloriole à vaincre cette répugnance instinctive et se rapprocha.

— On va donc rire cette nuit, Clément ? demanda-t-il, faisant allusion au sinistre métier du malheureux ; j’ai idée qu’ils t’attendent… Ne fais pas le fier : c’est moi, Saladin, le petit de Similor.

Il se rengorgea en prononçant ce nom illustre.

Le Manchot l’écarta et passa sans répondre.

— C’est bon ! fit Saladin en regagnant son arbre ; paraît que ce qu’on dit est vrai. L’Amour t’a arrangé, et tu n’es pas de bonne humeur. Si tu ne veux pas attraper une autre danse, ne te promène pas dans le jardin !

Parvenu au bout de l’avenue, le Manchot, au lieu de s’introduire dans la maison, tourna sur la gauche pour gagner le passage qui menait au jardin. Il se glissa derrière les massifs et guetta, collé au tronc d’un tilleul.

Rien ne bougeait autour de lui, mais bientôt le vent du soir apporta jusqu’à lui une odeur de pipe.

Il gonfla ses narines et flaira cette odeur, comme les gens qui s’y connaissent goûtent une gorgée de vin chez le marchand.

— C’est ça, dit-il, je reconnaîtrais sa pipe entre mille !

Et il se tint coi, blotti par terre, malgré la gelée.

Ceux-là même qui auraient passé tout près de lui n’auraient pas soupçonné sa présence.

Marguerite, cependant, avait rejoint Comayrol, Georges et Lirette au petit salon.

— Nous nous sommes entendues, Mme la duchesse et moi, dit-elle, c’est une bonne et belle réconciliation. Pardon, si je vous laisse encore. Je vais bientôt revenir et ne vous quitterai plus.

Elle descendit le grand escalier et sortit par la grande porte.

Prenant alors le chemin suivi par Clément le Manchot tout à l’heure, elle se rendit au jardin.

— L’Amour, appela-t-elle avec précaution.

— Sacré tonnerre ! gronda une voix enrouée tout auprès d’elle, voilà un bête de froid ! je me suis enrhumé comme un bœuf.

— Avez-vous l’échelle ?

— Il n’en manque pas d’échelles, on répare l’entrée, ici à droite… Est-ce que ça va finir aujourd’hui ou demain, cette affaire-là ?

— Encore dix minutes.

Elle examina la façade et s’orienta. Les fenêtres du boudoir où avait eu lieu sa conversation avec Angèle restaient éclairées. Marguerite les désigna du doigt et dit :

— Dressez l’échelle là.

— Et après ?

— La fenêtre de gauche est restée entrouverte ; celle où vous avez vu Angèle tout à l’heure…

— Est-ce que c’est Angèle qu’on va régler ?

— Non !… ce sera un malade ou celui qui n’a qu’un bras. Vous savez bien, l’un ou l’autre : il ne faut qu’un coup.

— Un bon !… Et après ?

— La clef des champs, et à minuit, rue de Bondy, au rez-de-chaussée : le coffret !

Cadet-l’Amour eut un grognement joyeux.

Derrière son arbre, le Manchot tendait l’oreille.

Dans le boudoir où elle était restée seule, Angèle, en rouvrant les yeux, vit quelqu’un agenouillé auprès d’elle.

— Abel ! c’est Dieu qui vous envoie ! fit-elle, en joignant les mains. Puisque vous voilà, nous sommes peut-être sauvés ! Il se passe ici quelque chose de si terrible…

— Je sais ce qui se passe, interrompit le docteur d’une voix grave et triste. Nous ne sommes pas sauvés. J’ai pu entrer, mais je ne sais pas si je pourrai sortir…

— C’est donc bien vrai que nous sommes prisonniers !

— Exactement vrai… Madame, je vais faire de mon mieux pour trouver une issue, mais le temps presse, et en mon absence, qui sait ?…

— Vous avez donc entendu ! gémit-elle, je n’ai pas rêvé !

— Tout, oui, j’ai tout entendu, et tout est réel parce que vos sauvages ennemis sont capables de tout !

— Que faire, mon Dieu ! Marguerite va revenir… Combien de temps ai-je été évanouie ?

— Cinq minutes.

Elle répétait en se tordant les bras :

— Elle ne m’avait donné qu’un quart d’heure ! Que faire ! que faire !

— Quoi qu’il arrive, prononça le docteur avec autorité, il faut que le fils de votre mari soit sauvé, madame.

Sa voix, en disant cela, ordonnait, mais tremblait.

— Faut-il donc, s’écria Angèle révoltée, que votre fils à vous, meure ?

Le docteur se redressa.

Sur son visage on pouvait lire l’angoisse poignante qui lui torturait le cœur.

— Madame, répéta-t-il pourtant, et sa voix ne tremblait plus, ceci est ma volonté. Quoi qu’il arrive, je vous le demande, et au besoin, je vous l’ordonne, il faut que le fils de votre mari soit sauvé ! C’est le devoir.

Angèle saisit sa main étendue et la baisa.

— Si vous aviez ordonné autrefois… dit-elle. Mais je vous obéirai : vous êtes mon maître et je vous aime ! Je jure que le fils du duc de Clare vivra !

Abel la releva serrée contre sa poitrine ; il y eut entre eux une rapide étreinte, puis le docteur sortit.

Derrière lui, Angèle sortit aussi. Le corridor était désert : elle courut, laissant tomber des paroles entrecoupées jusqu’à la chambre d’Albert.

Avant d’ouvrir la porte, elle prêta l’oreille.

Le docteur avait pu fuir peut-être, car, du côté du vestibule on n’entendait aucun bruit.

Au contraire, dans le corridor qu’Angèle venait de suivre en quittant le boudoir et sur lequel donnait aussi sa propre chambre, à elle, un pas léger sonnait, du moins Angèle se figura cela : un pas de femme. Angèle regarda, essayant de percer l’obscurité, mais elle ne vit rien.

Elle poussa la porte et entra chez le mieux aimé de ses fils.

Albert dormait — et il rêvait. Le nom de Clotilde expira entre ses lèvres.

Un sanglot déchira la poitrine d’Angèle qui pensa :

— Ce n’est pas à moi qu’il songe et c’est pour un autre que je meurs !

Elle s’arracha de ce chevet adoré, disant encore :

— Si je l’éveillais, tout serait perdu ! Il ne voudrait pas…

Elle écouta de nouveau parce que ce léger bruit, entendu dans le corridor, restait autour de son oreille.

Mais les minutes étaient comptées.

Angèle prit la veilleuse qui était sur la table de nuit et traversa la chambre pour gagner une baie ouverte, au-devant de laquelle tombait seulement une draperie.

C’était la garde-robe où étaient les vêtements d’Albert.

Angèle souleva la draperie, et, aussitôt entrée, elle déposa la lampe pour faire choix d’un costume d’homme complet dont elle rangea les pièces méthodiquement, comme on fait avant de s’habiller ; elle se hâtait tant qu’elle pouvait, mais ses mains frissonnantes trahissaient son empressement.

Au moment où elle dégrafait sa robe, ce bruit qui la poursuivait, ce bruit de pas, vint encore à son oreille, et, cette fois, il partait de la chambre même d’Albert.

Au seuil de la garde-robe il y avait une femme debout, entre les draperies : une jeune fille admirablement belle, mais plus pâle encore qu’Albert lui-même, échevelée et portant dans son regard le morne symptôme de la folie.

D’une main, cette jeune fille tenait à poignée les masses prodigieuses de sa chevelure, de l’autre, elle maniait une paire de ciseaux, qui, courant et grinçant à travers la splendeur des boucles blondes, couvraient le plancher d’une moisson de soie et d’or.

Mme la duchesse de Clare n’avait jamais vu Clotilde, mais elle la devina du premier coup d’œil, car, dans sa stupeur, ce fut le nom de Clotilde qui lui vint aux lèvres.