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La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1/04

La bibliothèque libre.
F. Alcan (p. 86-93).


CHAPITRE IV

LE COMMERCE AU CONGO ET LES SOCIÉTÉS PRIVÉES


Le monopole, quelle que soit sa forme, est une taxe levée sur ceux qui travaillent au profit de la fainéantise, sinon de la rapacité.
Stuart Mill.


Si rigoureuse qu’ait été la conception domaniale de l’État du Congo, elle n’a pu aller jusqu’à refuser aux indigènes la jouissance de produits qu’ils utilisent depuis longtemps comme objets de consommation ou d’échange, tels que les fruits du palmier élaïs. Dans le Mayumbe, par exemple, où les palmiers fournissent aux habitants des matériaux de construction pour leurs huttes, de l’huile de palme pour leur cuisine, du vin de palme (malafu) pour leurs fêtes, de l’huile ou des amandes pour leurs échanges, la concession de terres, en pleine propriété, à des planteurs de cacao, n’empêche pas que ces derniers laissent aux gens des villages le droit d’exploiter, pour leur compte, les palmiers qui se trouvent sur leur domaine[1].

Comme je demandais un jour à l’un d’eux pourquoi il ne se déclarait pas propriétaire de ces palmiers comme l’État se déclarait propriétaire des lianes à caoutchouc : « Je m’en garderais bien — répondit il — car, indépendamment de toutes autres considérations d’ordre plus élevé, si je faisais cette sottise, j’éloignerais ma main-d’œuvre, qui s’empresserait de décamper vers les régions où les fruits du palmier appartiennent au premier qui grimpe sur l’arbre pour y travailler. »

C’est donc le caractère accessoire, au point de vue commercial, de l’exploitation des palmiers qui a contribué le plus largement à en laisser la libre disposition aux indigènes.

Mais il en allait autrement pour des produits de grande valeur comme le caoutchouc, et c’est ce qui explique que, même dans les régions ouvertes « officiellement » au commerce libre, les particuliers aient fait tout ce qu’ils aient pu pour établir un régime de monopole et de contrainte, plus ou moins analogue à celui qui avait été établi

À cet égard, rien n’est plus caractéristique que l’histoire de la célèbre Compagnie du Kasaï (C. K.).

On se souvient que le décret du 30 octobre 1892 divisait les terres dites vacantes en trois zones, dont l’une devait être abandonnée à l’exploitation par des particuliers. Cette zone comprenait, notamment, le bassin du Kasaï, très riche en caoutchouc. Mais, en réalité, le bassin du Kasaï ne fut pas ouvert au commerce libre. Une quinzaine de sociétés, seulement, furent autorisées à y acquérir de petits espaces de terrain : elles créèrent des factoreries et commencèrent à acheter du caoutchouc aux indigènes.

Sous ce régime, et malgré la limitation de la concurrence, les prix ne tardèrent pas à s’élever à un taux fort avantageux pour les récolteurs, mais qui réduisait à peu de chose le bénéfice des sociétés commerciales. Aussi, lorsqu’en 1901, le décret du 30 octobre 1892 devint caduc, l’État et les sociétés commerciales se mirent d’accord pour soumettre la région du Kasaï à un régime nouveau : la C. K. fut constituée ; les sociétés établies dans la région renoncèrent, à son profit, à tout commerce d’importation ou d’exportation, notamment celui de l’ivoire et du caoutchouc, pendant une durée de trente ans. De son côté, l’État, qui prenait la moitié des actions et se réservait la nomination d’une partie des administrateurs, concédait à la C. K. le droit de récolter le caoutchouc et autres produits des forêts domaniales du Kasaï pendant le même laps de temps[2].

À peine la nouvelle Compagnie était-elle constituée que, forte de son monopole de fait, elle donnait pour instructions à ses agents de réduire les prix payés aux indigènes sous le régime de la concurrence, et ne plus leur donner que 50 centimes, 1 franc au maximum par kilogramme de caoutchouc.

Mais, dès l’instant où l’on diminuait ainsi l’intérêt des récolteurs à faire un travail que l’éloignement des lianes exploitables rendait de plus en plus pénible, il devenait nécessaire de suppléer, par une certaine contrainte, au déficit de la rémunération.

Aussi, les indigènes et les missionnaires protestants établis à Luebo et à Ibanje ne tardèrent pas à accuser la Compagnie de recourir, directement ou indirectement, au travail forcé, et, en 1905, la Commission d’enquête résuma, de la manière suivante, les témoignages qu’elle avait reçus à ce sujet :

Dans la plus grande partie du bassin du Kasaï…, les nombreuses sociétés qui s’y étaient installées, se sont syndiquées, supprimant ainsi la concurrence, et ont formé la Compagnie du Kasaï (C. K.). Celle-ci, qui a été réorganisée sur la base d’une société congolaise, n’a néanmoins pas reçu de concession proprement dite, comme l’Abir ou la Société Anversoise. Ses représentants n’ont pas davantage été commissionnés pour lever l’impôt. Elle ne peut donc récolter le caoutchouc et les autres produits de la forêt qu’en traitant directement avec l’indigène.

Mais si, en droit, l’indigène est entièrement libre de récolter ou de ne pas récolter, de vendre ou de ne pas vendre de caoutchouc, en fait il se trouve, tout au moins dans le bassin du Sankuru, indirectement contraint de se livrer a la récolte de ce produit. En effet, il est assujetti à l’impôt vis-a-vis de l’État. Or, cet impôt doit être payé dans la monnaie locale appelée croisette ; et cette monnaie, le noir ne peut se la procurer que chez les factoriens, qui lui réclament du caoutchouc en échange.

Indépendamment de cette contrainte, on nous signale différents abus auxquels donne lieu le système. La quantité de caoutchouc que la Compagnie exige, en échange d’une croisette, est plus ou moins laissée à l’arbitraire. De plus, le factorien, qui sait, ou qui pressent que l’indigène ne travaillera plus à partir du jour ou il se sera procuré le nombre de croisettes suffisant pour payer son impôt, a soin, la plupart du temps, de rémunérer d’abord l’indigène en marchandises quelconques, autres que des croisettes[3].

La Compagnie, au surplus, protesta vivement contre ces accusations. Elle ne manqua pas de faire observer que la Commission d’enquête n’était pas venue dans le Kasaï et n’avait parlé que par ouï-dire.

Mais, à peine l’émotion causée par le rapport de la Commission commençait-elle à se dissiper, que de nouvelles plaintes se produisirent. En janvier 1908, un missionnaire américain d’Ibanje, M. Sheppard, écrivit, dans le bulletin de sa mission, le Kasaï Herald, un article intitulé : « Au pays Bakuba », où il affirmait que les sentinelles armées de la C. K. contraignaient les indigènes à faire du caoutchouc, pour une rémunération insuffisante.

Quelques mois après, le consul général anglais Thesiger venait au Kasaï et, conduit par M. Sheppard, faisait, surtout dans la région d’Ibanje, une enquête sur la condition des indigènes et les méthodes de la C. K.

À son retour, il publia un rapport au gouvernement anglais, dans lequel il accusait formellement la C. K. de recourir illégalement au travail forcé, de détacher dans les villages du pays Bakuba des capitas armés de fusils à piston, de contraindre le roi Lukengu à faire des expéditions à main armée pour lever les taxes en caoutchouc.

Cette fois encore, la Compagnie se répandit en dénégations. Elle fit même un procès au rév. Sheppard et au rév. Morrison, chef de la presbytérienne de Luebo, qui avait repris et précisé les accusations de son collègue. Mais, au cours des débats qui eurent lieu devant le tribunal de Léopoldville, en septembre 1909, elle fut obligée de reconnaître que des abus avaient pu se produire et se borna à soutenir qu’elle ne les avait ni provoqués ni tolérés. Le jugement, qui la débouta de son action, déclara que Sheppard n’avait pas seulement usé de son droit, mais fait son devoir de missionnaire chrétien, en faisant connaître l’existence d’abus qui étaient de véritables crimes commis contre la liberté du travail des indigènes[4].

À supposer, d’ailleurs, qu’il eût été possible de récuser le témoignage de Sheppard ou du consul Thesiger, parlant, non par ouï-dire, mais d’après leurs constatations personnelles, on aurait dû, encore, admettre, a priori, que des abus étaient inévitables, étant donné le mode de rémunération des agents de la C. K., comme d’ailleurs de toutes les sociétés congolaises.

Jusque dans ces derniers temps, en effet, ces agents recevaient un traitement, trop bas pour les déterminer, à lui seul, à se rendre en Afrique, plus des primes proportionnelles aux quantités de caoutchouc livrées par les indigènes.

Comment veut-on que, dans ces conditions, des hommes, dont la moralité moyenne était plutôt inférieure à celle des agents de l’État, ne se soient pas laissés entraîner à commettre des abus, ou à en laisser commettre par leurs subordonnés noirs, alors surtout que le pays n’était pour ainsi dire pas occupé, et que l’État, sauf dans quelques postes, laissait le champ libre à la C. K. ?

Depuis le rapport Thesiger et le procès de Léopoldville, au surplus, la situation dans le Kasaï s’est grandement améliorée. Des magistrats ont parcouru le pays. Nombre d’agents ont été poursuivis. Le système des primes a été supprimé, ou plutôt, remplacé par un système d’allocations, semblable aux « allocations de retraite de l’État ». Le gouvernement a pris des mesures pour rendre plus effective l’organisation administrative et judiciaire de la région.

En janvier 1910, une jeune dame anglaise, appartenant à une famille de missionnaires, qui venait de passer plusieurs mois chez le grand chef Lukengu, « roi » des Bakubas, m’écrivait :

La Compagnie du Kasaï a voulu faire produire du caoutchouc par un peuple qui ne voulait se livrer à aucun travail autre que ses occupations traditionnelles. Elle gagna Lukengu, qui enrôla un certain nombre de capitas, pour faire du caoutchouc. Mais les récoltes furent relativement faibles. Le « roi » lui-même nous a dit : Oui, depuis longtemps, la Compagnie du Kasaï nous disait, tout le long du jour : caoutchouc ! caoutchouc ! Nous étions fatigués du caoutchouc. Notre peuple n’a pas le cœur à faire du caoutchouc. Mais, il y a dix lunes, un Bula Matadi est venu, et nous a dit que nous ne devions faire du caoutchouc que si nous le voulions bien. Notre peuple a été très content, et a dit : Merci ! Merci ! Et, maintenant, il ne fait plus de caoutchouc.

Depuis, le docteur Sheppard lui-même, ainsi que le docteur Morrison, m’ont confirmé que la situation avait complètement changé chez les Bakubas et que, dès à présent, la prospérité renaissait dans leurs villages.

Je suis heureux de dire — écrivait M. Morrison, le 28 mars 1910 — qu’il n’y a plus, pour autant que je le sache, de contrainte pour le caoutchouc au pays Bakuba. Nous espérons sincèrement qu’elle ne renaîtra pas sous d’autres formes. On fait courir le bruit que le gouvernement se propose d’imposer une taxe de 24 francs à tous les adultes, hommes ou femmes. Je ne sais si c’est vrai. Comme il n’y a pour ainsi dire pas de monnaie en circulation dans ces parages, je crains fort que ce soit, de nouveau, le caoutchouc obligatoire.

Hâtons-nous d’ajouter qu’il n’est pas question de taxer les indigènes au taux de 24 francs. Un décret récent, dont nous parlerons plus loin, fixe à 12 francs le maximum de l’impôt pour les hommes, avec 2 francs d’impôt supplémentaire par femme, pour les ménages polygames.

D’autre part, conformément aux déclarations faites par le ministre des Colonies, à son retour du Congo, le bassin du Kasaï se trouve compris dans la zone ouverte, depuis le 1er juillet 1910, au commerce libre.

Reste à savoir si l’introduction de ce régime de liberté commerciale sera plus effective qu’en 1892 et si la C. K., à défaut d’un monopole de droit que le gouvernement lui conteste, et lui a toujours contesté[5], ne conservera pas une situation de fait qui rendra toute concurrence impossible.

Si nous avons parlé longuement de la C. K., c’est qu’elle est la plus importante et la plus représentative des sociétés commerciales qui n’aient pas reçu, comme l’Abir ou l’Anversoise, le droit de lever l’impôt et, par conséquent, de contraindre les indigènes au travail.

Mais ce serait une erreur de croire que d’autres sociétés du même genre n’aient pas, elles aussi, donné prise à des critiques, et commis, ou laissé commettre de graves abus.

À la fin de 1909, par exemple, les révélations du Dr Doerpinghaus, au sujet des agissements de la Société anonyme belge du Haut Congo (S. A. B.) dans la Busira, vinrent enlever leurs dernières illusions à ceux qui pouvaient croire encore à l’existence, au Congo, d’oasis où le travail du caoutchouc était réellement libre[6]. Il fut établi que, contrairement aux instructions qui leur venaient d’Europe, des agents de la S. A. B., dont les traitements étaient, eux aussi, complétés par des primes, donnaient à croire aux indigènes qu’ils étaient obligés à faire du caoutchouc ou du copal, et se livraient à des violences s’ils se refusaient au travail. Sur la plainte du Dr Doerpinghaus, plusieurs d’entre eux furent, de ce chef, condamné à des peines sévères par le tribunal de Coquilhatville.

En somme, la contagion de l’exemple fut telle que, partout, même dans les zones dites de liberté commerciale, les procédés de contrainte employés par l’État trouvèrent des imitateurs. D’autre part, il n’est pas douteux que, malgré le maintien des Concessions, l’introduction du commerce libre dans le Domaine de l’État — à supposer qu’elle soit effective — aura des conséquences heureuses, même pour les indigènes établis sur les territoires concédés : étant donné, en effet, que les compagnies concessionnaires n’ont plus aucun moyen de contrainte, rien ne les empêchera, s’ils y trouvent avantage, de vendre le caoutchouc aux colporteurs qui feront le trafic dans les régions voisines.

C’est déjà ce qui se passe dans le district du Stanley Pool, où les noirs établis dans la concession de l’American Congo Company trouvent le moyen d’obtenir du commerce libre, 3 francs le kilo pour le caoutchouc d’herbes, 5 francs le kilo pour le caoutchouc de lianes, et, dans ces conditions, n’apportent rien ou presque rien, dans les postes de la Société concessionnaire, qui ne leur offre que des prix insuffisants. Celle-ci ne fait guère plus de deux tonnes par mois, ce qui n’est même pas assez pour payer ses agents, et se montre, parait-il, disposée à échanger sa concession, qui ne vaut plus rien, contre un petit nombre d’hectares en pleine prospérité.

Il va de soi que, dans de grandes concessions comme l’Abir, les indigènes des parties centrales auront plus de peine, si l’exploitation reprend, à échapper aux prix du monopole de la Compagnie. Mais il est probable, néanmoins, que le jour où ils sauront que l’on paie des prix plus élevés dans la zone de liberté commerciale, le caoutchouc passera de mains en mains, par une série de transactions entre les noirs, jusqu’aux endroits où il se vendra le mieux.

C’est ainsi que, les concessions ayant perdu la plus grande partie de leur valeur, le moment viendra, peut-être, où les sociétés à monopole s’estimeront heureuses d’obtenir, en échange d’un privilège périmé, la pleine propriété d’une faible partie de leur territoire, pour y faire des plantations.


  1. Il a été exporté du Bas Congo en 1908, 2.102.673 kilog. d’huile et 3.627.613 kilog. d’amandes. Depuis quelques années, la production reste stationnaire, en grande partie à cause de la défectuosité des moyens de communication. Voir Annexe au Bulletin officiel du Congo belge du 6 mai 1910. Le commerce dans le district du Bas Congo (zone de Boma).
  2. On trouvera les statuts de la C. K. dans les Documents parlementaires de la Chambre des Représentants, 1907-1908, p. 416.
  3. Bulletin officiel, 1905. nos 8 et 9, p. 234.
  4. Journal des tribunaux, 1909, p. 1268. Civ. Léopoldville, 4 octobre 1909. Compagnie du Kasaï contre les docteurs Sheppard et W.-M. Morrison. Plaid. Me Vandermeeren et Émile Vandervelde.
  5. En 1905 et 1906, notamment, des commerçants ont été, avec l’autorisation du gouvernement, acheter de l’ivoire dans le district du Kasaï. Lorsque, plus tard, la C. K. se plaignit de la présence de colporteurs sur son territoire, on lui opposa le silence qu’elle avait gardé antérieurement.
  6. Dr W.-Z. Doerpisghans. Deutschlands Reckte und Pflichten Gegenüber den Belgische Congo, pp. 56 et suiv. Berlin, 1909.