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La Belgique et le Congo (Vandervelde)/2/03

La bibliothèque libre.
F. Alcan (p. 188-214).


CHAPITRE III

LE SOCIALISME ET L’ABOLITION DU TRAVAIL FORCÉ


La grande valeur humaine, c’est l’homme lui-même. Pour mettre en valeur le globe terrestre, il faut d’abord mettre l’homme en valeur. Pour exploiter le sol, les mines, les eaux, toutes les substances et toutes les forces de la planète, il faut l’homme, tout l’homme, l’humanité, toute l’humanité.
Anatole France.


Les décrets des 2 et 10 mai 1910 ne comportent pas l’abolition complète, même à terme, du travail forcé. Les indigènes du Congo belge restent soumis à des levées éventuelles, pour l’exécution des grands travaux d’utilité publique et à des corvées mensuelles, rémunérées ou non rémunérées, pour l’aménagement des chemins, ponts ou passages d’eau, la construction d’écoles, de prisons, de lazarets, de gîtes d’étape, de cimetières, d’habitations pour les Européens de passage, le débroussaillement et le maintien des villages en état de propreté.

Si l’on songe qu’en outre, ils auront à fournir un assez grand nombre de soldats et à payer des impôts en argent, qui pourront s’élever à 12 francs, plus 2 francs par femme supplémentaire, il est permis de se demander si la nouvelle loi de seize heures est beaucoup moins oppressive que l’ancienne loi des quarante heures, quand celle-ci était réellement appliquée !

En tout cas, le travail forcé subsiste.

Il faut donc examiner les arguments que l’on invoque en sa faveur et dire pour quels motifs nous demandons son abolition radicale.


§ 1. — Les tentatives de justification du travail forcé.


Pour justifier les divers systèmes de travail forcé qui existent en Afrique, les uns se placent exclusivement au point de vue de l’intérêt des Européens ; d’autres invoquent l’intérêt des indigènes.

À entendre les premiers, toute mise en valeur de l’Afrique serait impossible sans le secours de la contrainte et, puisque les nègres ne veulent pas travailler, ou, du moins, ne veulent pas travailler pour autrui, il faut bien, si l’on veut construire des chemins de fer, organiser le portage, mettre le sol en valeur, employer des moyens comme la corvée ou l’impôt en travail.

Cette argumentation simpliste trouve naturellement accueil chez ceux qui ont un intérêt direct à l’exploitation des indigènes.

Ainsi que le fait observer Leroy-Beaulieu, « chez les trois quarts de ces Européens, hommes rudes, âpres à la besogne et au gain, qui sont venus aux colonies et ne veulent pas perdre leur temps et user inutilement leur santé sous un climat dangereux, il couve une âme de négrier ; on n’a pas besoin de gratter longtemps pour la trouver »[1].

Mais, pour être juste, il faut reconnaître que, parmi les avocats du travail forcé, il est des hommes dont on ne peut suspecter le désintéressement, ni contester l’expérience des choses coloniales, et qui, tout en réprouvant énergiquement les abus que le travail forcé trop souvent occasionne, estiment cependant que la contrainte est nécessaire, si l’on veut empêcher que les noirs ne continuent à vivre dans l’ignorance, la misère et la fainéantise.

C’est le cas, par exemple, de Mgr Augouard, évêque du Congo français, qui, dans l’ouvrage intitulé : Vingt-huit années au Congo s’exprime en ces termes[2] :

Ne nous faisons pas illusion. Abandonné à lui-même, le noir croupira dans la paresse et l’ignorance, comme il a vécu pendant tant de siècles… N’ayant aucun besoin, et vivant au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain, il ne travaillera que s’il y est forcé. Le noir ne sera civilisé que malgré lui, et puisque la France a étendu son protectorat sur ces contrées, elle a assumé l’obligation d’y introduire le progrès et la civilisation. Cette théorie, je m’en doute bien, va soulever des clameurs et faire crier à l’esclavage ; je puis répondre qu’étant au Congo depuis plus de vingt-quatre ans, et ayant sacrifié ma vie pour la cause des malheureux noirs, je suis à même de connaître ce qui convient le mieux à la France et aux noirs eux-mêmes.

Nous avons choisi ce témoignage parce qu’il émane d’un homme dont les bonnes intentions sont évidentes et que, défendue par de tels arguments, la thèse du travail obligatoire parait moins inacceptable que si l’on invoque le seul intérêt des blancs.

Mgr Augouard, en somme, voit dans l’indigène un mineur, et propose de le traiter comme tel.

Or, à première vue, il semble que les socialistes, qui admettent que l’on oblige les enfants à aller à l’école, ou les ouvriers adultes à s’assurer, à chômer le dimanche, à exercer le droit de vote, ne doivent pas avoir d’objections à imposer aux nègres « la loi sacrée du travail ».

Remarquons, cependant, que l’instruction obligatoire, l’assurance obligatoire, le repos hebdomadaire obligatoire, le vote obligatoire, ont ceci de commun que la considération principale qui les justifie, c’est l’intérêt, individuel ou collectif, des enfants ou des travailleurs.

Or, en est-il de même lorsqu’un groupement colonial intervient pour contraindre les indigènes au travail ?

Certes, nous ne voulons pas contester que, dans certains cas, il puisse en être ainsi.

Lorsque, par exemple, le décret du 10 mai sur les chefferies oblige les indigènes à débrousser, à nettoyer les villages, à construire des ponts ou des chemins, nous n’avons pas plus d’objections de principe contre ce mode de contrainte que contre le nettoyage obligatoire des trottoirs dans les villes ou la corvée des routes dans les campagnes d’Europe.

Mais les choses changent d’aspect quand on leur impose, outre le paiement de fortes taxes en argent, l’obligation de construire des prisons, des gîtes d étape, des habitations pour les Européens de passage, des chemins de fer, des routes pour automobiles, pour ne plus parler des fournitures de vivres ou de la récolte forcée du caoutchouc, qui auront achevé de disparaître dans le délai de deux ans.

En pareil cas, évidemment, ce qui détermine le recours à la contrainte, c’est l’intérêt, non de ceux qui habitent, mais de ceux qui exploitent la contrée pour en tirer hâtivement la plus grande somme possible de richesses.

On ne manquera pas de dire, il est vrai, que dans le système de la corvée ou de l’impôt en travail, les indigènes trouvent eux aussi leur intérêt, soit qu’ils reçoivent une rémunération, soit qu’ils profitent, en dernière analyse, de la construction de voies ferrées, de la mise en valeur du territoire, de l’existence d’un gouvernement qui leur garantit l’ordre et la sécurité.

Mais, tout d’abord, ce qui caractérise, en général, la rémunération du travail forcé, quand rémunération il y a, c’est sa flagrante insuffisance ; et, d’autre part, s’il est vrai que, dans une certaine mesure, les indigènes tirent avantage de la protection gouvernementale, de l’exploitation des richesses naturelles ou de l’exécution de travaux publics, cet avantage, presque toujours, est tellement indirect, lointain, insaisissable, que la plupart d’entre eux ne s’en rendent pas compte.

La contrainte leur apparaît donc, simplement, comme l’usage du droit de la force, et, en fait, dans l’immense majorité des cas, elle n’est qu’une forme larvée de l’esclavage, ou, plus exactement, — sous l’apparence trompeuse d’institutions modernes, — du servage.

Or, ce que doit être ce servage, lorsque les maîtres sont d’une autre race que les serfs, et lorsque leur domination s’exerce dans un pays où le contrôle de l’opinion, la surveillance des autorités judiciaires sont à peu près inefficaces, les horreurs de la Mongala, de l’Abir ou du Domaine de la Couronne ne l’ont que trop montré.

Malgré tout, cependant, le système du travail forcé conserve des défenseurs qui invoquent la raison d’État, l’argument de la nécessité.

Quand bien même — écrivait en 1905 M. Rolin, professeur de politique coloniale à l’Université libre de Bruxelles — il serait prouvé que le système du travail forcé est, de tous les systèmes coloniaux, celui qui prête le plus aux abus ; quand même il serait prouvé qu’il serait caractérisé par le taux le plus élevé de criminalité coloniale, encore faudrait-il l’approuver et l’appliquer puisqu’il est nécessaire[3].

On s’est indigné de ces déclarations, dont l’auteur, du reste, a atténué les termes dans la suite.

Mais, laissons ce qu’elles peuvent avoir de paradoxal, d’excessif, et demandons-nous ce qu’il faut penser du fond même de la thèse de M. Rolin.

Est-il vrai, comme il le prétend, que, tout au moins quand on a affaire à des populations indigènes arriérées, comme celles de l’Afrique centrale, le travail forcé soit nécessaire ; est-il vrai qu’il faille opter entre les deux branches de ce dilemme : renoncer à la colonisation ou recourir à la contrainte ?

Telle a été pendant longtemps, nous devons le dire, notre opinion. C’est encore l’opinion de la plupart des socialistes. Ils sont persuadés que la colonisation dans les pays tropicaux, où les blancs ne peuvent guère se livrer à des travaux manuels, a pour corollaire inévitable l’exploitation de l’homme par l’homme, avec des formes de contrainte plus ou moins déguisées, plus ou moins hypocrites ; et c’est un des motifs principaux de leur opposition de principe à toute politique coloniale.

Mais, si l’exemple de la plupart des colonies semble leur donner raison, peut-être un examen plus approfondi les convaincrait-il, comme il nous a convaincu nous-mêmes, qu’il faut se garder, en cette matière, de conclusions trop absolues, et que, si le problème de la main-d’œuvre libre, dans les pays tropicaux, est un problème difficile, ce n’est pas un problème insoluble.


§ 2. — Les difficultés du problème de la main-d’œuvre


Les difficultés du problème de la main-d’œuvre, dans les pays tropicaux, tiennent à la fois au climat, à la mentalité des indigènes et, surtout, aux conditions économiques qui jouent, ici comme ailleurs, un rôle prépondérant.

Tout d’abord, il est certain que l’homme est moins disposé au travail dans la zone torride que dans les pays tempérés, et ce, d’ailleurs, pour des raisons d’ordre économique plutôt que pour des raisons d’ordre physique.

Quand on voit, par exemple, un indigène pagayer tout une journée, faire vingt-cinq kilomètres avec une charge de trente à quarante kilos, venir d’un village éloigné de cinq à six lieues pour troquer une poule contre une poignée de perles, on se rend compte que si, peut-être, l’énergie musculaire est moindre sous l’Équateur qu’en Europe, les noirs n’en sont pas moins capables de fournir un travail intensif. S’ils ne le font pas, s’ils répugnent surtout à travailler régulièrement, ce n’est point parce que le climat les en empêche, mais parce qu’il leur permet de vivre sans devoir faire de grands efforts.

C’est ce qu’explique fort bien Mgr Augouard, dans une lettre datée de Brazzaville, 28 avril 1900 :

Le noir a peu de besoins : une case en paille de deux jours de travail suffit amplement à le garantir de la pluie : le bois ramassé dans la forêt toute voisine suffit à sa cuisine élémentaire ; inutile de se protéger du froid par des habitations solides, des habits épais ou des calorifères, puisque le thermomètre ne varie qu’entre 20 et 40 degrés de chaleur ; un léger pagne en fil de palmier ou d’ananas lui couvre la ceinture et lui semble plus commode que nos habits européens ; la femme, qui travaille la terre pendant vingt-cinq ou trente jours par an, suffit amplement pour donner à la famille le manioc ou le maïs dont elle a besoin : quelques bananiers poussant sans soins autour des cases donnent quelques desserts ; si une bonne aubaine se présente, le mari daignera prendre son fusil pour concourir a l’assaut d’un éléphant, d’un buffle ou d’une antilope, dont la part qui lui revient sera dévorée le jour même ; les enfants chercheront leur nourriture en fouillant dans les marécages pour y pêcher du poisson ou en tendant des pièges dans les forêts, pour y attraper chauves-souris, rats, serpents, grillons, chenilles, etc. Voilà le résumé fidèle de la vie d’un noir qui se respecte, et les esclaves eux-mêmes n’en feront guère plus que leurs maîtres. Dans le nombre, on trouve quelques noirs qui travaillent, mais ils ne le font que s’ils y sont forcés ou s’ils ont quelque palabre à payer en étoffes ou autres marchandises européennes ; dans tous les cas, ils sont toujours méprisés par les autres et quittent le travail dès qu’ils en ont la possibilité.

Cette absence de besoins chez l’indigène du Congo, est, évidemment, chose relative et transitoire. Elle ne tient pas à la race, mais aux conditions de milieu. On la retrouve chez les lazzaroni de Naples, qui, d’ailleurs, émigrés à la Nouvelle-Orléans, deviennent des travailleurs infatigables. On ne la retrouve pas chez les noirs de la cote, Akkras, Kroumen, Sierra-Léonais, Sénégalais, qui font de longs voyages pour gagner de meilleurs salaires, dépensent beaucoup d’argent, soit pour augmenter leur bien-être, soit pour offrir des bijoux ou des étoffes à leurs femmes, et somme toute, ont autant de besoins que les manœuvres du port d’Anvers ou de Hambourg.

Mais, en fait, il n’est pas douteux que chez les indigènes de l’Afrique équatoriale — du Haut Congo belge ou français, par exemple — l’éducation des besoins soit, en général, à peine commencée, et que leur inclination au travail, ou du moins au travail régulier, soit aussi faible que possible.

Ce qui achève, du reste, de rendre, au Congo, comme dans tous les pays neufs, le problème de la main-d’œuvre difficile, c’est l’existence de terres libres, qui donnent aux habitants le moyen de subsister sans devoir nécessairement se mettre au service de l’État ou de capitalistes.

Prenons, par exemple, un ouvrier du chemin de fer de Matadi au Stanley Pool.

La Compagnie ne dispose d’aucun moyen de contrainte au travail. Chacun est libre de s’enrôler ou de ne pas s’enrôler à son service. Si le travailleur n’est pas satisfait de sa ration ou de son salaire, il a toujours la ressource — que n’a pas l’ouvrier d’Europe — de rentrer dans son village, où le travail de ses femmes et les habitudes communistes de ses « frères » lui procurent toujours de quoi manger. Aussi, dans ces conditions, le seul moyen de conserver un personnel suffisamment stable est de lui accorder une situation bien meilleure, relativement, que celle des prolétaires de nos contrées, qui n’ont d’autres moyens d’existence que la vente de leur force de travail.

Mais, même lorsqu’on agit ainsi, même lorsqu’on offre aux indigènes des rations et des salaires qui leur permettent de bien se remplir le ventre et d’acheter beaucoup d’étoffes, ou dans les régions où l’eau-de-vie pénètre, beaucoup d’eau-de-vie, l’existence de terres libres — qui supprime l’aiguillon de la faim, rend le recrutement difficile et, la faible densité de la population aidant, les employeurs en général ne parviennent à se procurer qu’une main-d’œuvre irrégulière, médiocre et onéreuse.

M. Deherme cite, à cet égard des faits intéressants dans son livre sur l’Afrique occidentale française[4].

En ce qui concerne, d’abord, l’irrégularité, le noir, d’ordinaire, ne loue ses bras que pour obtenir un superflu. L’indispensable lui est fourni par ses lougans (champs de cultures vivrières). La famille produit tout ce dont elle a besoin, et il ne cesse point d’en faire partie. Serait-il, à l’aventure, dépourvu, qu’aucun noir n’oserait refuser de partager son repas avec celui qui passe, fût-il inconnu : « Ce n’est là, ni l’hospitalité sémitique, ni la solidarité moderne. C’est un sentiment plus grossier, si l’on veut, plus instinctif, mais conséquemment plus fort : le rapprochement craintif de deux pauvres êtres, pour résister à l’ennemi, impitoyable pour tous, toujours présent à l’esprit du primitif, la faim. Le noir ne s’embauche donc sur nos chantiers, le plus souvent, que pour faire un cadeau à un griot, ou pour s’acheter un boubou, un cheval, des armes de parade, des gris-gris prestigieux, voire une femme. Dès qu’il a gagné ce qu’il désire, il retourne au village. On ne peut donc l’employer encore qu’à une besogne d’apprentissage rapide. »

D’autre part, le rendement de cette main-d’œuvre mal exercée est inférieur. Deux noirs, dans le même temps, ne font pas la tâche d’un seul blanc. Le noir est lent, distrait, négligent ; il ne coordonne pas ses mouvements, dont il ne cherche pas à expliquer le pourquoi ; de là une grande perte de temps, des malfaçons ; il se lasse vite.

Certes, on aurait tort de généraliser, outre mesure ; et, même avec des éléments d’ordre inférieur, on parvient à obtenir des travailleurs indigènes un effort considérable, lorsqu’ils travaillent sous la surveillance directe des chefs d’équipe ou d’entreprise.

Au pier de Matadi, par exemple, les Kroumen, les gens de Sierra-Leone, qui se trouvent sous l’œil des officiers du bord, et qui d’ailleurs risquent d’attraper des coups de pied ou des coups de cravache s’ils boudent à la besogne, font à peu près autant d’ouvrage que des débardeurs européens.

Mais voulez-vous voir ce qu’ils font, lorsqu’on les abandonne à eux-mèmes ? regardez les nettoyer le pont, une fois en mer, assis à croppetons et bavardant à qui mieux mieux, en poussant avec lenteur leur brique sur les planches, aussi longtemps qu’un capitaine les oblige à accélérer le mouvement.

D’où il résulte, enfin, qu’à raison de leur irrégularité et de leur nonchalance, ces ouvriers noirs reviennent assez cher, même quand le taux nominal de leurs salaires est modique. Au surplus, si, dans le Bas Congo, les manœuvres se contentent de 40 à 50 centimes par jour, plus la ration, dès qu’il s’agit d’ouvriers qualifiés, la rémunération s’élève rapidement. Au chemin de fer du Stanley Pool, par exemple, il y a des machinistes qui gagnent jusqu’à 300 francs par mois !

Il n’est donc pas douteux, en somme, que l’Afrique équatoriale, par le fait de son climat, de la facilité qu’ont les indigènes à y vivre, de l’existence de terres libres, qui fait obstacle à la généralisation du salariat, n’est pas précisément le paradis des capitalistes, dès l’instant où la contrainte n’intervient point pour leur procurer des bras, gratuitement ou à vil prix.

Mais ces difficultés que rencontre le recrutement d’une main-d’œuvre normale, tiennent bien moins à la race qu’aux conditions économiques, et la preuve, c’est qu’on les rencontre partout où les mêmes conditions économiques se rencontrent, quelle que soit la race des travailleurs auxquels on fait appel.

On connaît l’histoire, dite par Wakefield, de ce capitaliste qui était allé s’établir aux antipodes avec des travailleurs qu’il comptait exploiter à son gré :


M. Peel — raconte-t-il — emporta avec lui d’Angleterre pour Swan River (Nouvelle-Hollande), des vivres et des moyens de production d’une valeur de cinquante mille livres sterling. M. Peel eut, en outre, la prévoyance d’amener avec lui, trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivés à destination, tous s’empressèrent de s’établir à leur compte sur les terres libres d’alentour et M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit ou pour lui puiser de l’eau à la rivière.

Des faits analogues se produisent au début de toutes les entreprises coloniales, qu’il s’agisse d’ouvriers importés ou d’autochtones que l’on veut assujettir au salariat.

Aussi voyons-nous, dans tous les pays et à toutes les époques, ceux qui entreprennent la colonisation des pays neufs, s’efforcer de résoudre le problème de la main d’œuvre, soit en établissant ou en rétablissant l’esclavage, soit en ayant recours au travail de convicts ou d’indented servants, soit en contraignant les indigènes au travail, par tout une série de moyens directs ou indirects.


§ 3. — Les diverses formes de travail forcé


L’organisation d’un système de travail forcé a été plus systématique au Congo que partout ailleurs, mais il n’est peut-être pas de colonie africaine où, soit pour se procurer de la main-d’œuvre, soit pour en procurer aux particuliers, le gouvernement colonial n’ait pas recours, ou n’ait pas eu recours antérieurement a la contrainte.

Il suffira, pour l’établir, de donner quelques indications sommaires sur le régime du travail dans les colonies allemandes, françaises, anglaises et portugaises.

I. Colonies allemandes. — Des renseignements intéressants sur les difficultés du problème de la main d’œuvre dans les deux principales colonies allemandes de l’Afrique — Kameroun et Deutsch Ost-Afrika — nous sont fournis par les rapports officiels relatifs à ces colonies.

Dans le Kameroun, où les impôts indigènes ne représentent qu’une très faible partie des recettes budgétaires totales — 171 250 francs en 1908 sur un total de plus de 8 millions — les plantations et le chemin de fer ont besoin de dix à douze mille travailleurs réguliers. La population indigène totale étant évaluée à deux millions, il n’est pas impossible de se les procurer. Mais le rapport pour 1906-1907 constate que « la question de la main d’œuvre devient de plus en plus sérieuse, à cause de l’essor du commerce dans les dernières années, du besoin constant de travailleurs dans les plantations, de la construction du chemin de fer et du nombre croissant de porteurs et de travailleurs pour la construction des routes, demandé aux villages indigènes par le gouvernement.[5] »

Pour vaincre ces difficultés, les autorités administratives se chargent elles-mêmes de faire connaître aux populations, par l’intermédiaire des chefs, le nombre des travailleurs réclamé par les diverses entreprises, ainsi que les conditions de travail, les salaires, les frais de voyage, etc. Dans les districts où les indigènes ont déjà l’habitude de travailler chez les Européens, ces appels suffisent pour faire affluer la main-d’œuvre. Mais dans le cas contraire, l’administration demande aux chefs de lui fournir un certain nombre de leurs sujets. C’est là, incontestablement, du travail forcé, avec son cortège d’inconvénients avoués par l’administration elle-même[6].

En ce qui concerne l’Afrique orientale allemande (Deutsch Ostafrika), le rapport de 1907-1908 constate que l’on a préconisé de divers côtés l’introduction d’un régime de contrainte en vue de procurer des travailleurs aux planteurs européens. La résistance opposée par le gouvernement à ces revendications et la suppression, en 1906, de plusieurs moyens de contrainte, ont été vivement critiquées. Cependant, déclare le rapport, on ne pourra pas nier un fait, c’est que, depuis cette suppression, la situation, en ce qui concerne la main-d’œuvre, s’est considérablement améliorée. On n’a eu à se plaindre d’une insuffisance passagère du nombre des bras que dans quelques plantations de caféiers, où la main-d’œuvre disponible suffisait bien à l’exploitation ordinaire, mais non au travail extraordinaire, et de peu de durée occasionné par la récolte[7].

Notons, cependant, que le travail forcé subsiste dans la partie occidentale de l’Usambara, où l’on a introduit un système de cartes de travail pour venir en aide aux planteurs de cette région. Tout indigène adulte, du sexe mâle, est obligé, dans chaque période de quatre mois, de travailler trente jours chez un Européen, faute de quoi il est astreint à effectuer certains travaux publics. La quantité de main-d’œuvre disponible a été ainsi accrue, mais l’application de ce système donne lieu, d’après le rapport, à de sérieuses difficultés : les indigènes s’efforcent d’amener les Européens à mentionner sur les cartes, comme journées de travail accomplies, des prestations dépourvues de ce caractère, telles que fournitures de lait, d’œufs, etc. : ils paient des gens sachant écrire pour contrefaire des signatures sur les cartes ; ils attendent le plus tard possible pour travailler au service de l’Européen, si bien que la main-d’œuvre fait défaut pendant les deux premiers mois, tandis qu’elle surabonde pendant les deux derniers ; ils fournissent, enfin, un travail si peu intense que, malgré la modicité des salaires, ils finissent par coûter très cher à ceux qui les emploient[8].

II. Colonies anglaises. — La question de savoir si, et dans quelle mesure, le travail forcé existe dans les colonies anglaises de l’Afrique, a fait l’objet d’un Livre Blanc qui a été traduit et publié, en avril 1908, par le Bulletin de la Société belge d’études coloniales.

D’après ce document, il n’y a pas de travail forcé dans les colonies suivantes : Guinée britannique, Protectorat de l’Afrique orientale, Sierra-Leone, Somaliland, Rhodésie, Transvaal, etc. ; et, cependant, dans l’Afrique du Sud, en 1905, 491.000 indigènes étaient occupés dans des entreprises européennes[9].

Par contre, le travail forcé existe encore, sous forme de corvée pour les travaux publics, dans les colonies suivantes : la Gambie, la Nigérie, la Côte de l’Or, l’Uganda et le Natal.

Dans la Gambie, on y a recours pour la construction et l’entretien des routes et des ponts, la construction de puits, l’enlèvement des déchets et ordures, le débroussement autour des villages.

Dans les autres colonies que nous venons de citer, la corvée est en vigueur pour les travaux suivants :

a) Nigeria du Sud : nettoyage des criques et des communications par eau.

b) Nigeria du Nord : travail des routes, exclusivement sur le territoire des villages.

c) Côte de l’Or : entretien des routes indigènes, dans les limites du district où résident les natifs.

d) Uganda : maintient en bon état des grandes routes du district, pendant un mois, au plus, chaque année[10].

e) Natal : pouvoir accordé au Gouverneur de requérir tous les indigènes pour fournir la main-d’œuvre aux travaux publics ou pour les besoins généraux de la colonie. Les travailleurs ne peuvent être employés que dans leur province et reçoivent le même salaire que les ouvriers libres. Le contingent s’élève à 4.400 hommes.

On voit que dans toutes les colonies anglaises, sauf au Natal — où le système pratiqué est analogue à celui qui existe au Congo pour les travaux dits d’utilité publique —, il ne s’agit que des travaux d’intérêt local, qui profitent directement et immédiatement aux indigènes.

Mais si, officiellement, et sauf les exceptions qui viennent d’être énumérées, on ne recourt qu’à la main-d’œuvre libre, en fait, pour l’exécution de certains travaux publics, on oblige indirectement les indigènes à travailler.

Voici, par exemple, comment M. Renkin décrivait à la Chambre belge, le 31 mars 1909, les conditions dans lesquelles ont été construits les chemins de fer du Lagos, de la Gold Coast et de Sierra-Leone :

Les chefs de tribus mettent leurs sujets à la disposition des agents recruteurs qui les envoient sur les chantiers. On appelle officiellement ce régime : Free labour under the tribut system. Heureux euphémisme ! En théorie, le chef, a, dit-on, en vertu du droit coutumier, une autorité absolue sur ses sujets, ou, tout au moins, sur les esclaves. Au lieu de les employer aux champs, il les emploie au chemin de fer. Le directeur du chemin de fer n’est pas censé savoir ce qui s’est passé avant l’arrivée aux chantiers. Il dénomme ces noirs : « travailleurs libres. »

Récemment, l’évêque de l’Uganda, Tucker, dénonçait des faits analogues, pour des travaux prétendument volontaires qui venaient d’être exécutés dans l’une des provinces du Royaume :

Dernièrement, il fallait construire une route dans le Bunyoro. Le gouverneur s’adressa aux chefs, qui consentirent à la faire. Des milliers d’hommes furent employés à ce travail, mais tous étaient des travailleurs forcés. Les seuls volontaires étaient les chefs, dont aucun ne se mit lui-même à la besogne. Lorsque je me plaignis au gouverneur, il me répondit : « Mais c’est du travail absolument volontaire[11]. »

Nous ne sommes pas en mesure de dire si les particuliers trouvent, eux aussi, le moyen de recourir à ces procédés de contrainte par intermédiaires, pour se procurer les travailleurs dont ils ont besoin.

Mais, sans parler de ce qui se passe, ou du moins s’est passé dans les régions minières de l’Afrique centrale, le rapport sur le Protectorat de l’Afrique orientale britannique, pour 1907-1908[12], montre que, même dans les milieux coloniaux anglais, le système du travail forcé, sous des formes plus ou moins avouées, rencontre d’assez nombreux défenseurs.

C’est ainsi que, dans le courant de 1908, les colons du Protectorat se plaignirent de ce que des fonctionnaires du gouvernement avaient averti les indigènes de ce qu’ils n’étaient pas forcés de travailler, avis interprété par les indigènes comme le conseil ou l’ordre de cesser tout travail.

Le gouvernement local reconnut que, bien que le travail ne puisse être obtenu par contrainte, il est impolitique, dans les conditions on se trouve le pays, d’insister inutilement sur ce point dans les déclarations adressées aux indigènes.

Le Gouverneur convoqua les colons à une conférence qui se tint à Nairobi, le 23 mars 1908. Dans sa lettre de convocation il constate qu’ « en général, les indigènes sont inaccoutumés à toute forme de travail autre que celui de gratter la terre de leurs champs, tâche qui est trop fréquemment laissée aux femmes. En outre, les indigènes, qu’ils soient agriculteurs ou pasteurs, se trouvent dans des conditions de vie si aisées pour eux qu’ils n’ont que peu de propension à surmonter la répugnance naturelle de l’africain pour le travail manuel. » Le Gouverneur déclare, ensuite, qu’il n’est pas possible de recourir au travail forcé, à la contrainte, qu’il faut compter sur l’éducation progressive du noir, sur l’accroissement de ses besoins, sur le développement du commerce. Il ajoute que les conditions dans lesquelles il intervient, comme « courtier de main-d’œuvre », afin de fournir des travailleurs aux colons, seront conservées quant aux principes généraux, et sauf amélioration de détail. Il signale, enfin, que l’engagement de porteurs et d’autres serviteurs, à de hauts salaires, par les touristes, aggrave les difficultés de recrutement pour les colons.

À la conférence du 23 mars, un grand nombre de colons exposèrent leurs doléances. Quelques-uns proposèrent d’introduire dans le Protectorat le « système des passes » employé dans l’Afrique centrale pour obtenir et conserver une quantité suffisante de main-d’œuvre, ou d’atteindre le même but au moyen de dispositions fiscales, telles que la taxe différentielle en usage au Nyassaland, ou l’accroissement de l’impôt indigène.

Mais ces suggestions ne furent point accueillies. On se borna, comme le Gouverneur l’avait annoncé, à modifier quelque peu le règlement fixant les conditions « dans lesquelles le gouvernement s’efforce de recruter la main d’œuvre » (2 avril 1908), et, aux dernières nouvelles, les difficultés subsistent : il a été impossible de terminer le wharf de Kilindini (Mombasa), et certains travaux du chemin de fer de l’Uganda ont dû être faits à l’aide de coolies hindous, engagés à long terme (indentured).

III. Colonies françaises. — En principe, le travail forcé n’existe plus dans les colonies françaises du continent africain, où, jusque dans ces dernières années, on avait recours à la réquisition et au portage obligatoire. De même, à Madagascar, où un arrêté du 21 octobre 1896 décidait que tout homme valide devait fournir cinquante journées de travail par an pour le service des travaux publics, la corvée a été définitivement abolie par l’arrêté du 31 décembre 1900[13].

Mais, en fait, on continue, dans beaucoup de régions, à réquisitionner des porteurs ; on a eu recours à l’intervention des chefs, obligeant leurs sujets à travailler, pour construire le chemin de fer du Dahomey ; et si les compagnies concessionnaires, qui disposent de la presque totalité du Congo français, n’ont pas, légalement, le droit de contraindre les noirs au travail, elles profitent de ce que le territoire est très insuffisamment occupé pour agir comme si elles l’avaient.

En fait — dit Félicien Challaye[14] — les agents blancs des compagnies concessionnaires, dans l’intérieur du pays, se font souvent appeler commandants et traiter comme tels. Les indigènes de certaines régions, qui appellent gardes-pavillons les agents noirs de l’État, donnent aux agents noirs des compagnies concessionnaires ce nom spirituel : garde pavillon caoutchouc. Certaines compagnies équipent elles-mêmes des travailleurs armés (plusieurs sont des déserteurs de l’État Indépendant, habitués aux pires besognes), d’autres utilisent et paient des gardes régionaux prêtés par l’État. Travailleurs armés et gardes régionaux servent, dit-on, a maintenir l’ordre : en réalité, c’est surtout à terroriser les indigènes par la vue de leurs fusils. Quand la menace ne suffit pas, on emploie, la violence pour obliger les noirs à aller chercher du caoutchouc. On les emprisonne. On enlève comme otages leurs femmes et leurs enfants. On arrête le chef du village, on l’amarre, comme on dit là-bas, et on ne le relâche que contre une certaine quantité de caoutchouc ou d’ivoire. On fusille les récalcitrants.

Depuis le voyage de Challaye, qui fit partie de la dernière mission de Brazza, la situation parait s’être quelque peu améliorée, et dans le rapport sur le Congo français pour 1907-1908, le Gouverneur général d’alors, M. Gentil, qui fut lui-même l’objet de graves accusations, déclare que tous les indigènes du Congo ne sont pas réfractaires au travail, que beaucoup d’entre eux — les Loangos, les Bacongos, par exemple — fournissent d’excellents porteurs et que beaucoup d’autres indigènes de l’intérieur offriraient volontiers leurs bras, s’ils étaient assurés d’un salaire rémunérateur.

Mais, pendant trop longtemps, ce salaire a été insuffisant et l’est encore. Pendant trop longtemps, il a été payé en perles et en étoffes, quand il ne l’était pas en alcool, en fusils et en poudre de traite.

Le paiement en alcool des porteurs loangos, notamment — dit, M. Gentil, — a été la cause d’une diminution rapide et sûre de ces excellents travailleurs, qui s’engageaient volontiers pour plusieurs années ; et si, à l’heure actuelle, on ne peut plus compter sur cette précieuse réserve pour fournir la main-d’œuvre nécessaire, il faut l’attribuer aux méthodes que je viens d’indiquer. Et c’est pour éviter le retour d’abus de ce genre que l’administration locale a pris la sage mesure, en 1907, d’empêcher radicalement l’introduction de l’alcool dans le haut pays.

Qu’on se décide également à payer en argent un salaire suffisant, et je suis persuadé qu’au bout de peu de temps on trouvera en quantité suffisante la main-d’œuvre dont on a besoin. Et qu’on ne vienne pas dire que cette main-d’œuvre est de qualité aussi inférieure qu’on veut bien le proclamer. Je n’en veux pour preuve que les résultats obtenus par la Compagnie du chemin de fer belge, avec ses travailleurs Bacongos, dont un certain nombre font de parfaits chefs d’équipe, voire de très bons mécaniciens.

IV. Colonies portugaises — Si les formes modernes du travail forcé ont trouvé dans l’État du Congo un terrain de développement particulièrement favorable, c’est, sans doute, dans les colonies portugaises que l’on trouve les survivances les plus nombreuses de l’esclavage et de la traite.

En 1875, il est vrai, la Loi de libération proclama que la liberté des noirs était garantie et assurée dans toute l’étendue des colonies portugaises, mais dans la suite, une série de décrets furent édictés qui, sous des apparences philanthropiques, avaient en réalité pour but de rétablir ou de conserver la contrainte au travail.

C’est ainsi, par exemple, que dans un mémoire justificatif présenté à la Conférence internationale de Bruxelles, on disait, à propos de l’un de ces décrets, en date du 9 novembre 1889 :

Le décret, reconnaissant la nécessité de régler, dans l’intérêt de la civilisation et du progrès des colonies portugaises, les conditions du travail des indigènes, de manière à assurer, par une protection efficace, leur développement moral et intellectuel, qui les transformera en coopérateurs utiles par une mise en valeur plus large et plus complète du territoire, décide que tous les natifs des colonies portugaises sont soumis à l’obligation morale et légale de se procurer, par le travail, les moyens de subsistance qui leur manquent et d’améliorer leur condition sociale. Complète liberté leur étant accordée de choisir la manière d’accomplir ce devoir, l’autorité publique peut les y contraindre s’ils ne se décident pas à le faire spontanément.

Ce décret ne suffisant pas à assurer le recrutement d’une main-d’œuvre suffisante, un autre décret, du 9 novembre 1899, décida que les indigènes en état de vagabondage, ou n’ayant pas de moyens d’existence comme ouvriers, porteurs ou artisans, pourraient être condamnés au travail correctionnel (trabalho correccional) et employés par le gouvernement au portage, à la construction des routes, ou être mis à la disposition des planteurs ou des marchands, pour des périodes ne pouvant être inférieures à trois mois.

Postérieurement, trois autres décrets, spécialement applicables à l’Angola, et datés du 6 juillet 1902, du 22 décembre 1902 et du 29 janvier 1903, reproduisirent, en les renforçant, les dispositions du décret de 1889 sur l’obligation légale du travail, avec choix des occupations, et réglementèrent minutieusement les conditions dans lesquelles des travailleurs, des serviçaos, pourraient être recrutés pour être envoyés dans les plantations de cacao de San Thome ou de Principe.

On sait aujourd’hui, par les témoignages de Thomas Reed, de Nevinson, et, surtout, de Jos. Burtt, délégué à San Thome par quatre grandes fermes de cacao anglaises, à quels abus ce régime a donné naissance.

Tandis que, sur le territoire de la Compagnie du Mozambique, les autorités se bornaient généralement à user, pour obtenir des travailleurs de l’intermédiaire des chefs indigènes, dans l’Angola, des chasseurs d’hommes parcouraient, en bandes armées, les provinces reculées de la colonie, ou les districts voisins, du Kasaï, faisaient de véritables razzias d’esclaves, et avec le consentement tacite des autorités portugaises, envoyaient, chaque année, des centaines de serviçaos dans les plantations insulaires.

Le rapport de J. Burtt constate, à ce sujet, les faits suivants :

a) La grande majorité des natifs de l’Angola qui sont pris pour San Thome, sont envoyés à la côte et embarqués contre leur volonté ; par conséquent, alors même qu’ils acceptent de passer contrat, c’est sous la pression des circonstances et non de leur libre vouloir.

b) Les lois de rapatriation, bonnes en principe, restent lettre morte.

c) Les indigènes sont victimes d’innombrables attentats contre leurs personnes, qui sont la conséquence inévitable du système et ne prendront fin que le jour où le travail, au lieu d’être nominalement libre, le sera réellement.

d) Dans les îles mêmes, le traitement des indigènes est excellent, tout au moins dans les grandes exploitations : mais en dépit d’une bonne alimentation, d’un travail sain, du traitement médical gratuit, le coefficient de la mortalité reste énorme, étant donné surtout qu’il s’agit principalement d’adultes.

e) Il résulte des rapports médicaux que cette mortalité est, en grande partie, due à deux maladies : l’anémie et la dysenterie ; et il semble que toutes deux voient leur développement favorisé par la dépression morale des indigènes. C’est surtout parmi les nouveaux arrivés que la mortalité est forte ; et cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il s’agit de gens que l’on arrache à leurs foyers, pour être envoyés au delà des mers, sans espoir de retour[15].

Depuis le rapport de Burtt et la campagne à laquelle il a donné lieu en Angleterre et aux États-Unis, le gouvernement portugais a annoncé que le recrutement des travailleurs allait être suspendu, et qu’une nouvelle réglementation relative aux serviçaos allait être mise en vigueur ; mais, jusqu’à présent, il ne semble pas que le trafic ait été réellement empêché[16].

En somme, il n’y a pour ainsi dire pas de colonie où, sous une forme ou sous une autre, directement ou indirectement, le gouvernement n’intervienne, dans certains cas, pour contraindre les indigènes au travail ; et, depuis quelques années surtout, cette intervention tend à s’accentuer. Aussi le professeur Reinsch a-t-il pu dire que, si cela continue, « le monde aura à entamer une nouvelle lutte anti-esclavagiste, mais une lutte plus importante et mettant en jeu des intérêts plus puissants que la récente croisade anti-esclavagiste que l’Amérique s’était plu à considérer comme le mot final de la question ».


§ 4. — La possibilité du travail libre.


Adversaires de toute exploitation de l’homme par l’homme, les socialistes ne peuvent que condamner, d’une manière absolue, tous les systèmes qui, sous des noms divers, aboutissent à contraindre les indigènes à travailler au profit des colons, ou du gouvernement des colons. Ils ne sont pas seuls, d’ailleurs, à penser ainsi. Des économistes comme MM. Girault et Leroy-Beaulieu[17] se prononcent dans le même sens et sont d’avis que, si le recours à la contrainte peut donner des résultats momentanés plus rapides, c’est aux dépens de l’avenir.

Sans doute. — dit M. Leroy-Beaulieu, — on pourrait inventer des systèmes ingénieux, qui masqueraient l’iniquité du procédé. On pourrait dire, par exemple, qu’un blanc, habitant le continent de l’Europe, est assujetti à deux ou trois années de service militaire, et, une fois ce temps accompli, à plusieurs périodes successives de vingt-huit jours ou de treize jours de même service ; ainsi on pourrait imposer aux noirs adultes de pareilles durées de travail, soit sur les chantiers publics, soit sur des chantiers privés déterminés. On pourrait invoquer à l’appui de cette assimilation entre le temps obligatoire du travail des noirs et le temps obligatoire du service militaire des blancs, des raisons captieuses.

Mais, au fond, cette œuvre est mauvaise. Elle ferait fuir les noirs des districts où l’on introduirait ce système ; elle dépeuplerait ces régions. Elle associerait, en outre, étroitement, chez ces populations l’idée du travail, surtout du travail au service des blancs, à l’idée de contrainte et de servitude. Il en résulterait que le travail serait de plus en plus méprisé et honni par elles. Au lieu de préparer et d’initier les indigènes à un labeur volontairement accepté, ou même recherché, on rendrait leur esprit complètement réfractaire à cette idée.

On ne saurait mieux dire.

Mais, dès l’instant où l’on renonce, systématiquement, à la corvée, à l’impôt en travail, aux autres formes, plus ou moins avouées, de contrainte, est-il possible de recruter une main-d’œuvre libre suffisante pour faire face à tous les besoins ?

Nous avons reconnu que c’est difficile. Nous croyons avoir montré aussi que, tout au moins dans certaines régions, et pour certaines catégories de travaux, ce n’est pas impossible.

S’agit-il, par exemple, du portage des hommes qui ont une expérience coloniale incontestable, comme Foureau, Galliéni, etc., affirment que la corvée n’est pas indispensable et que les indigènes, habitués à ce genre de travail, s’y prêtent volontiers, pourvu qu’on ne les surmène pas et qu’on les rémunère convenablement.

Mais si, dans des conditions normales, le recrutement des porteurs se fait avec une facilité relative, en est-il de même lorsqu’on a besoin de plusieurs centaines ou même de plusieurs milliers de travailleurs, pour des entreprises à l’européenne, telles que l’exploitation des mines ou la construction et l’exploitation d’un chemin de fer ?

On ne saurait contester que, dans pareils cas, les difficultés sont beaucoup plus grandes et que souvent, dans l’impossibilité — si l’on ne recourt pas à des réquisitions — de trouver sur place des ouvriers en nombre suffisant, il faut recourir à des travailleurs étrangers.

À cet égard, nul exemple n’est plus caractéristique et plus instructif que celui du chemin de fer de Matadi au Stanley Pool.

Les premiers temps de la construction furent terribles. Faute de main-d’œuvre locale, on eut recours à des gens de la côte, à des Zanzibarites, puis à des Chinois et à des nègres des Antilles. Parmi ces travailleurs importés, la mortalité fut énorme. Les Chinois et les ouvriers venus des Antilles moururent presque tous ou durent être rapatriés. Les Zanzibarites ne résistèrent pas beaucoup mieux. Il fallut, bientôt, s’en tenir aux Sénégalais, aux Sierra-Leonais, aux Akkra, et, au bout de quatre ans, la situation sanitaire devint normale.

Plus de sept mille hommes, à cette époque, se trouvaient sur les chantiers. Les désertions, très fréquentes à l’origine, se faisaient de plus eu plus rares.

Néanmoins — dit M. Goffin[18] — la production restait faible ; la contrainte indirecte qui consistait à priver de la ration, du salaire et du logement, les hommes ne travaillant pas, pouvait amener les noirs sur les chantiers, mais ne suffisait pas à leur faire donner un rendement raisonnable. C’est alors que fut généralisé le travail à primes, qui n’avait été employé jusque-là qu’avec certaines équipes d’élite et dans certains cas spéciaux : les hommes présents sur les chantiers continuaient à recevoir le salaire fixé au contrat d’engagement, et, de plus, il était attribué à chaque brigade une prime calculée d’après l’importance de la tranchée et la difficulté du travail, et inversement proportionnelle au délai d’exécution accepté par la brigade. Si ce délai était dépassé, la prime était supprimée. C’était le travail à la tâche avec minimum de salaire.

Le résultat fut immédiat. La production moyenne journalière, transport de terres compris, fut doublée en ce qui concerne les travailleurs sénégalais, les meilleurs de la Compagnie : celle de l’ensemble du personnel de l’infrastructure fut augmentée de plus de moitié, passant de 0,841 à 1,377 mètre cube. Dans ces conditions, les frais généraux de la Compagnie, étant répartis sur un plus grand nombre de kilomètres, le prix de revient kilométrique fut réduit, en même temps que les frais de surveillance devenaient beaucoup moins considérables.

Depuis, les mêmes méthodes ont été appliquées à l’exploitation. Peu à peu, les ouvriers de la côte que l’on rapatrie, ne sont pas remplacés. Le recrutement se fait sur place. Le personnel, qui se compose d’environ 2 300 hommes, compte plus de 2 000 Bacongos et ces derniers, convenablement nourris, et payés, en moyenne, deux fois plus que les travailleurs des postes de l’État, sont la preuve vivante que, si les problèmes de main-d’œuvre en Afrique sont difficiles, ils ne sont pas insolubles.

Mais, dira-t-on sans doute, et non sans quelque raison, la situation est bien loin d’être la même dans toutes les régions et pour tous les genres de travaux.

Si l’on peut, aujourd’hui, sans trop de peine, se procurer des ouvriers dans un pays comme le Bas Congo, où la civilisation a plus ou moins pénétré, et pour les travaux d’exploitation d’un chemin de fer, auquel les indigènes se livrent assez volontiers, les difficultés sont infiniment plus grandes dans des contrées plus sauvages et peuvent, pour certains travaux du moins, devenir des impossibilités.

À cela, l’on peut répondre, tout d’abord, avec Leroy-Beaulieu, qu’il n’est pas absolument nécessaire de mettre en valeur, immédiatement, toutes les parties du continent africain :

Quand même — dit-il[19] — il faudrait, dans certaines régions, des dizaines d’années, pour susciter, chez les noirs, plus de besoins et les habituer à un travail régulier : quand même, à la rigueur, il y faudrait un siècle, on devrait, plutôt que de recourir à un mode quelconque de travail forcé, se résigner à cette longue période. Les territoires que se sont partagés les nations européennes, notamment en Afrique, exigeront certainement plusieurs siècles pour être complètement mis en valeur. Les efforts devront se concentrer d’abord sur les districts où la population noire est assez dense, assez laborieuse, assez apte à une discipline pour fournir une main-d’œuvre à peu près régulière, et, de là, graduellement, ils gagneront des territoires moins bien pourvus sous ce rapport…

D’autre part, il n’est pas impossible d’accélérer cette pénétration, en favorisant le développement des relations commerciales entre Européens et indigènes, en répandant l’usage de la monnaie et en astreignant au paiement d’un impôt modéré en argent ceux parmi les natifs qui tirent un avantage direct des services rendus par le gouvernement colonial.

Dans ces conditions, ne fût-ce que pour payer l’impôt, les noirs seront amenés à fournir du travail aux entreprises européennes, et, si les paiements sont convenables, ils ne tarderont pas à venir, de plus en plus nombreux, offrir leur travail contre de l’argent.

Ainsi que le faisait observer M. Wangermée, dans une note adressée en 1908 au Groupe d’études coloniales de l’Institut Solvay[20], l’importance d’un bon paiement est reconnue par la majeure partie de ceux qui ont eu à faire travailler le noir, autrement que par la contrainte. C’est, par exemple, ce qu’écrivait, en 1906, à son représentant au Katanga, M. Williams, qui a joué un si grand rôle dans la mise en train des travaux miniers du Katanga et de la Rhodésie :

Vous devez bien comprendre que l’indigène d’aucun pays, noir ou blanc, ne considère le travail minier comme un agrément, et, pour son agrément, l’indigène d’Afrique ne travaille pas du tout. Son occupation consiste à faire la guerre, défendre sa maison, sa femme, ses animaux contre les attaques ; sa femme est le vrai travailleur, et nous devons l’amener, lui, au travail.

Plus vous le paierez en or et lui assurerez des magasins remplis de toutes sortes de beaux effets, de perles, de pots, de casseroles, de confitures (qu’il adore), de couteaux, etc., plus il poussera d’autres indigènes à venir gagner de l’argent, quand, chargé des produits de son travail, il rentrera au village d’où il était parti nu et pauvre.

Il représente, vraiment, le pauvre mendiant de notre pays qui quitte un milieu de pauvreté et de lutte, et revient, comme une sorte de richard, déposer son gain aux pieds de ses parents, de sa femme et de son amoureuse ; le résultat net est que toutes les autres femmes deviennent jalouses quand elles voient les dames amies du richard ornées de toutes les belles choses qu’il leur a données, et alors, tous les hommes sont tenus de faire de même, et ces mines deviendront populaires…

En somme, au témoignage de gens dont il est difficile de ne pas dire que ce sont des gens pratiques, il est possible, presque partout, de trouver des ouvriers indigènes, pourvu que l’on s’arme de patience, que l’on y mette du doigté et que l’on n’hésite pas à reconnaître ce fait essentiel : dans les pays neufs, le salariat n’est possible qu’à la condition de procurer au travailleur plus d’avantages que ceux qu’il peut obtenir en travaillant pour son compte.

Dès l’instant, en effet, où les employeurs n’ont pas des moyens de contrainte à leur disposition, ils se trouvent, vis-à-vis de ceux qu’ils veulent engager comme ouvriers, dans une position beaucoup moins forte qu’en Europe, où toutes les terres et autres moyens de production sont objets de propriété : chez nous, les prolétaires sont obligés, à tout prix, de vendre leur force de travail, sous peine de mourir de faim ; en Afrique, les indigènes ont le choix entre travailler pour le blanc et vivre dans leur village, entretenus et nourris par leur travail ou par le travail de leurs femmes.

C’est ce qui fait, d’une part, qu’ils peuvent se montrer relativement plus exigeants, et, d’autre part, que la main-d’œuvre, dans les pays neufs, est loin d’avoir la stabilité et la régularité qu’elle présente dans les vieux pays.

Aussi faut-il y avoir recours seulement pour les travaux qui ne sont possibles que sous une direction européenne. Quant aux autres, et, par exemple, à la récolte des produits naturels ou à la culture du cacao, du coton, des arachides, etc., on doit se préoccuper de réduire le salariat au minimum et d’amener les indigènes à travailler pour leur compte, et à vendre, à leur profit, les produits de leur travail.



  1. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 5e édit. II, p. 609. (F. Alcan.)
  2. Tome II, p. 376.
  3. Voir Rolin. La Question coloniale. Annexe. Liège, 1906.
  4. Pages 270 et suiv. Paris, 1908.
  5. Bulletin de colonisation comparée. Le protectorat du Kameroun en 1906-1907. Bruxelles, 20 mars 1909.
  6. Kolonial Rundschau. Berlin. 1909. p. 74.
  7. Bulletin de colonisation comparée, 20 septembre 1909, p. 404. Bruxelles.
  8. Bulletin de colonisation comparée, 20 septembre 1909, p. 466.
  9. Koloniale Rundschau, 1909, p. 72.
  10. Cf. Rolin. Le Droit de l’Uganda. Paris. 1910, p. 187.
  11. The Anti Slavery Reporter and Aborigine’s Friend, avril 1910, p. 91.
  12. Bulletin de colonisation comparée, mai 1909.
  13. Girault. Principes de colonisation et de législation coloniale, II, p. 477 Paris, 1907.
  14. Le Congo français, p. 191 (F. Alcan.)
  15. Voir Fox Bourne. Slave Traffic in Portuguese Africa. London. 1908.
  16. Voir Portuguese Slave Labour. The American Campaign by Th. Burtt. Reporter and Aborigine’s Friend, avril 1910. — En réponse à ces attaques, les planteurs ont publié en mars 1909 une brochure en anglais, portugais et français : « Le cacao à Sam Thome. Réponse au rapport de la mission Cadbury, Burtt et Swan », et en avril 1910 un livre public par le planteur Mantero.
  17. Girault. Principes de colonisation et de législation coloniale II, p. 475. — Leroy-Beaulieu. De la colonisation chez les peuples modernes, 5e édit. II, pp. 609 et suiv.
  18. Goffin. Le chemin de fer du Congo, p. 66.
  19. Loc. cit., II p. 594
  20. Groupe d’études coloniales de l’Institut Solvay. Le régime foncier du Congo belge, 1909.