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La Belle Alsacienne/3

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Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des curieux (p. 93-184).

LA
BELLE ALSACIENNE

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DEUXIÈME PARTIE




Je m’étais vainement flattée de pouvoir inspirer à mon amant du Septentrion une ardeur constante. Soit insensibilité du climat, soit froideur naturelle et dont le vice dépendait de la constitution de son cœur, je crus m’apercevoir, après quelques jours de connaissance, que l’impétuosité de sa flamme se ralentissait : une femme est rarement trompée sur cet article. Des signes peu équivoques m’annoncèrent la fin de notre commerce languissant. Ses visites devinrent moins fréquentes. S’il ne m’avait fait que cet outrage, je m’en serais aisément consolée. Accoutumée dès longtemps aux mauvais procédés des hommes, je m’étais proposé pour maxime de ne plus prendre les choses si à cœur et de rectifier, par des compensations bien ménagées, les torts qu’ils pouvaient avoir avec moi. Ce qui me piquait le plus vivement, c’est que cette irrégularité de conduite, unie au défaut d’assiduité, raréfiait extraordinairement les offrandes. Je ne suis pas intéressée ; mais il y a certains manques d’égards auxquels on ne se fait point du tout et qui mortifient la vanité d’une manière trop insultante pour ne pas y être sensible.

Je ne tardai pas à prendre la résolution de rompre absolument avec un homme qui me ménageait si peu. Son relâchement ne méritait aucune indulgence ; je n’attendais qu’une occasion favorable pour mettre le sceau à sa disgrâce.

Un peu d’expérience du monde m’avait trop appris combien il est facile à une femme qui a quelque beauté et une sorte de réputation de former autant d’engagements qu’il lui plaît, pour désespérer de donner un prompt successeur au négligent étranger qui refusait de rendre à mes appas le juste hommage qu’ils méritaient. Je n’attendis pas longtemps, l’amour justifia mes espérances.

Je m’avisai un jour d’aller à la foire Saint-Germain, dans l’intention de dissiper l’ennui dont j’étais obsédée. J’entrai dans une boutique pour y voir quelques porcelaines. Un jeune homme fort bien mis et suivi de plusieurs domestiques entra en même temps que moi. Je devins bientôt l’objet de ses regards, je m’y étais attendue ; et quoique son attention dut flatter ma vanité, je n’étais pas cependant trop contente de sa façon de m’examiner : il me parcourait avec une avidité familière, qui, en m’instruisant que ma vue lui inspirait du plaisir, m’avertissait en même temps que ma physionomie le mettait à son aise. Je voyais des désirs dans ses yeux, mais ces désirs étaient si nus que, quoique aguerrie, je ne pus m’empêcher de rougir. La pudeur nous joue souvent de ces tours-là, malgré nos précautions.

Je me remis cependant ; le courage me revint par degrés, je m’armai de résolution, je rassurai ma contenance. Le retour de ma raison, que cet assaut imprévu avait ébranlée, me fit soutenir avec plus d’intrépidité la fin de cette discussion, dont le commencement avait un peu effarouché ma modestie.

Mon curieux observateur, content d’avoir détaillé ma figure, se mit à son tour à me provoquer à la critique de la sienne. Coups d’œil distraits, échantillons d’opéra chantés à demi-voix, pas irréguliers et qui présentaient sous différents points de vue tout le leste et tout le brillant d’une taille élégante ; attitudes de tête semées avec d’autant plus d’art qu’elles paraissaient moins étudiées ; airs indécents, risqués avec toute l’intelligence d’une effronterie maniérée ; rien ne fut épargné pour captiver mon suffrage. Il me donna un précis de tout ce que sa personne pouvait offrir de plus séduisant.

On dit qu’il y a une espèce de parenté entre les âmes qui fait qu’elles s’entendent mutuellement. Oh ! mon âme était certainement proche parente de la sienne, car je le devinai au premier coup d’œil.

Mon petit amour-propre se mit aussitôt de la partie. Le rôle de petit-maître que je venais de voir représenter avec un succès si capable d’éblouir m’engagea à ne pas demeurer en reste. L’exemple est contagieux et il y a peu de femmes qui n’aient des dispositions plus que prochaine au manège de petite-maîtresse.

J’égalai bientôt, si je ne surpassai pas, l’excellent modèle sur lequel je me formais.

— Vous triomphez, reine, me dit-il en m’abordant, je n’ai jamais rien vu de si piquant… mais quelle misère d’être seule ! En vérité, il faut que vous soyez bien bonne de rester dans un désœuvrement qui vous sied si peu.

— Pourquoi, monsieur ? repris-je d’un air négligent ; il est quelquefois divertissant de s’ennuyer ; c’est une partie de plaisir qu’on ne peut troubler sans indiscrétion.

— Voilà peut-être, répliqua-t-il, une bizarrerie assez singulière… mais c’est qu’au fond, vous êtes adorable… charmante… À propos, que faites-vous aujourd’hui ? Verrez-vous l’Opéra-Comique ? Souperons-nous ensemble ?

— Mais je ne sais, repris-je, que me conseillez-vous ?

— Fort bien, dit-il, vous ne pouviez mieux vous adresser pour des conseils, lorsqu’il s’agit surtout d’en donner à quelqu’un fait comme vous ; je suis d’une prudence qui vous édifiera. Voulez-vous m’en croire ? Consacrons le reste de ce jour à la solitude. Il est beau quelquefois de pouvoir assez prendre sur soi-même pour se dérober au fracas du monde ; agréez que je vous reconduise chez vous ; ne goûtez-vous pas mon avis ?

— Il est trop rare pour n’être pas suivi, répondis-je : je le veux bien, quand ce ne serait que pour vous punir de me l’avoir donné.

J’acceptai en même temps la main qu’il me présenta.

L’équipage me parut répondre à l’idée que je m’étais formée de ma conquête imprévue ; nous arrivâmes chez moi, enchantés l’un de l’autre ; il m’avait dit sur la route les plus jolies choses du monde : propos légers, bagatelles amusantes, de ces riens charmants, réprouvés par la froide raison, qui n’en peut saisir la finesse, enjouement divin dont la brillante rapidité ne connaît ni lois ni mesures et qui prend son essor dans une saillie d’une imagination pleine de feu ; pas le sens commun, mais de l’esprit comme un ange.

Mon nouveau soupirant, accoutumé sans doute aux triomphes aisés, voulut profiter brusquement de l’impression favorable qu’il avait faite sur moi. J’aurais désiré ne pas gêner l’impatience qui l’animait, mais j’étais retenue par la crainte de lui faire concevoir une idée peu avantageuse de mes charmes.

Que les femmes sont à plaindre de se trouver forcées d’affecter une résistance dont souvent elles gémissent en secret ! Quel préjugé bizarre nous interdit la liberté de suivre les mouvements de notre cœur ! On permet aux hommes de pousser la licence jusqu’à feindre très souvent des passions qu’ils n’ont pas, tandis que l’on nous impose la rigoureuse loi de renfermer dans nos cœurs un feu dévorant. On devrait bien songer à réformer cet abus. Ce que je dis là, toutes les femmes le sentent aussi vivement que moi ; toutes sont convaincues de quelle utilité il serait pour le sexe de former un concours unanime pour revendiquer nos droits ; mais qui osera se charger de donner l’exemple ? En vain la raison se révolte contre l’autorité des préjugés dont elle sent le ridicule ; la sotte honte, plus forte que ses répugnances, l’asservit malgré elle aux caprices de l’usage : on blâme les préjugés, et peu de personnes ont assez de courage pour se soustraire à leur empire ; on en fait un devoir indispensable.

Nécessité cruelle, que tu m’as coûté de soins et de tourments ! Qu’il est triste d’être née tendre, lorsqu’une façon de penser trop scrupuleuse tyrannise notre sensibilité !

Livrée à ces réflexions accablantes, on peut juger à quel point ma situation m’affligeait ; Combien j’étais obligée de prendre sur moi-même, pour me défendre des empressements que l’amour mettait en usage pour me séduire : plus ma défaite semblait prochaine, plus ma vertu rigide s’armait de résolution pour surmonter mon penchant. En vain le marquis de *** (car il m’avait instruite de son nom), jeune, aimable, employait, pour me vaincre, cet heureux don de plaire qu’il avait reçu de la nature ; en vain, prosterné à mes pieds, il joignait aux plus tendres protestations les plus brillantes promesses : il eut beau soupirer, se plaindre douloureusement de l’obstacle que je mettais à son bonheur, je fus inexorable.

Les instances les plus vives, la pétulance de ses transports, ses gémissements ne purent accélérer son triomphe, ni me sortir des bornes que la pudeur me prescrivait ; ce ne fut qu’après une résistance opiniâtre, qui dura presque une mortelle demi-heure, que je pus me résoudre de recevoir ses hommages, et lorsque je crus avoir mis, dans ma façon de me rendre, toute la décence que mon état exigeait de moi.

Une si longue résistance n’avait servi qu’à redoubler l’ardeur du marquis. J’étais trop satisfaite des preuves qu’il me donnait de son sincère attachement, pour ne pas partager ses transports ; il parut enchanté de la franchise avec laquelle je répondais à sa flamme ; il me demanda la permission de m’avouer publiquement comme quelqu’un qui lui voulait du bien.

J’en avais trop fait pour lui refuser cette marque de considération ; nous nous trouvâmes dans le même jour liés de la plus tendre amitié et presque aussi familiers que d’anciennes connaissances ; effet étonnant de la sympathie !

Je n’eus pas la peine d’imaginer des prétextes pour colorer le congé que j’étais résolue de donner à mon Norvégien. Sa coupable négligence ne justifiait que trop mon procédé ; il n’était pas nécessaire de lui chercher des crimes ; son arrêt lui fut prononcé ; il soutint sa disgrâce avec une résignation qui m’aurait vivement piquée dans un autre temps, mais dont je ne voulus pas m’apercevoir pour lors.

L’intimité que j’avais avec un homme répandu dans un monde brillant m’engagea à des augmentations dans mon domestique qui me parurent indispensables. J’étais dans l’obligation de représenter avec dignité ; je pris un carrosse de remise, en attendant la fondation d’un équipage. Mon amant, loin de contredire ma dépense, m’encourageait encore par son exemple ; j’acquis tout d’un coup des airs conformes à mon état. Il fallait faire honneur à la tendresse du marquis. Je ne m’épargnai point pour ne lui laisser rien à désirer de ce côté-là.

Une table délicate et servie proprement m’annonça ; ma maison devint bientôt le rendez-vous de certains convives de profession, dont Paris fourmille, de ces sortes de gens qui, ne pouvant former avec les plaisirs une alliance essentielle, font du moins leurs efforts pour leur tenir compagnie ; c’est une vermine inséparable de l’opulence : souples courtisans de la volupté, ils s’étudient à s’insinuer dans les bonnes grâces de ceux que la fortune met en état de disposer de ses faveurs.

Un homme riche et dont le cœur est sensible aux douceurs de la vie ne manque pas d’être fourni de cette espèce d’hommes qu’il traîne à sa suite. Ce sont des seconds d’un merveilleux secours pour les parties de divertissement, dont ils remplissent les intervalles ; spectateurs de l’action principale, ils sont là pour l’ornement de la scène, ils se retirent au dénouement.

Je mets en tête du corps vénérable dont je parle ces hommes qui, jadis eux-mêmes l’objet de complaisances de leurs confrères, se sont épuisés pour mériter leurs suffrages et auxquels il ne reste des débris de leur fortune qu’un fonds intarissable de bonne volonté pour travailler à la destruction de celle des autres : hommes ingénieux et qu’une expérience consommée a rendus fertiles en ressources de toute espèce : de ces gourmands délicats, dont le palais savant prononce avec infaillibilité sur la finesse des mets exposés à leur jugement. On peut sur leur parole se livrer au plaisir de manger quelque chose d’exquis ; jusqu’à des petits abbés qui font leur séminaire à table, et qui n’ont pour tout bénéfice que celui d’être les discrets commissionnaires de petites intrigues d’une honnêteté non suspecte ; des auteurs de tous étages et de toutes couleurs, des poètes, surtout des chansonniers ; de ces gens qui savent égayer la fin d’un repas par des ponts-neufs d’une naïveté admirable ; de ces plaisants par métier, inépuisables en pointes, qui possèdent à fond la science des quolibets tant vieux que nouveaux, et qui savent leur halle sur le bout du doigt ; de ces grimaciers de profession qui sont toujours munis d’une provision de pointes triviales, qui n’ont d’autre mérite que l’heureux talent de mettre à profit leur ridicule, pour qui la difformité même est comptée pour un agrément de plus et devient le chef-d’œuvre et le triomphe de l’impudence.

Je ne finirais point si je voulais détailler toutes les différentes espèces de parasites ; j’aurais plutôt trouvé combien *** a fait de fois banqueroute, ou calculé le nombre des hommes que la trop sensible *** a rendus heureux.

Mais parmi ces messieurs, la classe la plus distinguée est celle des musiciens, c’est presque la seule qui fasse le métier avec une sorte d’honneur ; on les voit rarement s’avilir ; ils effacent les auteurs et vont même jusqu’à balancer le mérite des confidents les plus nécessaires.

Un poète, par exemple, un faiseur de romans, cela ne manque presque jamais la première invitation ; on en est sûr à la seconde. Mais un violon, un chanteur, il faut bien d’autres précautions : quinze jours, trois semaines d’avance, les instances les plus pressantes sont nécessaires ; ce n’est qu’après avoir supplié longtemps qu’on obtient enfin l’honneur de leur présence : ils jouissent encore par-dessus cela du noble privilège d’être aussi impertinents qu’il leur plaît et la plupart le sont ordinairement à proportion de leurs talents.

Ce mélange de caractères différents, outre qu’il m’amusait, servait encore à former mes esprits ; mes idées se développaient ; j’apprenais insensiblement à mieux connaître les hommes que je n’avais fait jusqu’alors : ils ne gagnent pas trop à être connus, mais il est d’une extrême importance pour les femmes qui, comme moi, se destinent à faire agir les ressorts de leurs passions, de réfléchir sérieusement sur les bonnes et mauvaises qualités ; on ne peut trop les étudier, afin de ne les estimer que ce qu’ils valent ; encore trouvent-ils le secret de nous tromper, en dépit de toute notre attention à les démasquer.

L’attachement du marquis pour moi n’était pas de ces passions violentes qui tyrannisent l’âme ; la volupté l’intéressait plus que les sentiments de mon cœur ; il aimait le plaisir, il trouvait toujours mes dispositions conformes à ses goûts, cela lui suffisait. J’étais trop raisonnable pour en demander davantage.

Il y a des gens qui prétendent que ces sortes d’inclinations ne sont tout au plus que l’image du véritable amour ; cette image, en tout cas, est si ressemblante que je ne suis pas surprise qu’on y soit vraiment trompé ; l’illusion est douce, et je doute que l’original puisse flatter plus agréablement.

Je jouissais avec assez de tranquillité de ma situation, mon amant ne me gênait point, et j’avais pour lui toute l’indulgence qu’il pouvait espérer d’une femme sensée. Une conduite trop scrupuleuse n’eût servi qu’à nous ennuyer réciproquement, sans nous rendre plus aimables l’un à l’autre. Le marquis, pour se délasser quelquefois d’une trop longue persévérance, s’échappait quelques instants : ces petits écarts ménagés à propos le ramenaient auprès de moi plus amoureux que jamais ; de mon côté, je m’égayais de temps en temps à renouveler mon goût pour lui ; il est vrai que je m’y prenais avec un peu plus de mystère, car peut-être n’eût-il pas été aussi généreux que moi.

Qu’on me permette là-dessus une petite réflexion qui me semble s’offrir assez naturellement : les hommes, si attentifs à se procurer leurs commodités, entendaient bien peu leurs véritables intérêts lorsqu’ils nous ont imposé la nécessité d’être plus exactes qu’eux dans nos engagements. Une femme ne peut être fidèlement attachée à un seul homme qu’aux dépens du bonheur d’une infinité d’autres. Que faire dans une conjoncture si embarrassante ? Faut-il laisser endurer des maux réels pour opérer un bien imaginaire ? La raison du plus grand nombre ne devrait-elle pas prévaloir ? Le monde est pourtant assez injuste pour nous condamner lorsque nous osons nous soustraire à la rigueur d’une loi qui est l’ouvrage de leur caprice.

Voilà, je ne crains pas de le dire, un des plus mauvais raisonnements dont leur sotte vanité ait pu s’aviser. Une injustice si criante me révolte.

Je finis, de crainte de me mettre de plus mauvaise humeur ; car je m’aperçois, au penchant qui m’entraîne à réfléchir sur les dérèglements de la raison humaine, qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être morale si je voulais ; qualité que je n’ambitionne pas et qui n’est ni de mon goût ni de mon caractère.

La proximité du logement m’avait fait connaître Mlle ***. Cette liaison, qui n’était d’abord que connaissance de voisinage, devint bientôt de bonne amitié ; nous nous confiâmes mutuellement nos secrets ; et, ce qui est rare entre deux femmes qui ont à peu près les mêmes prétentions, notre union a subsisté longtemps sans souffrir la moindre altération.

Mlle *** est une grande fille parfaitement bien faite ; je n’ai pas encore vu de taille comme celle-là, qui réunisse en même temps la majesté et les grâces, et toute l’élégance d’un corps agile et délié avec ce qu’un embonpoint raisonnable peut offrir de plus capable d’exciter de tendres désirs ; le teint d’une blancheur éblouissante ; une rangée de perles au lieu de dents, une bouche charmante, le séjour des grâces et le trône des plaisirs ; il faut avoir le tour du visage fait comme elle pour être une beauté régulière.

Ce visage, tel que j’en viens de donner une légère ébauche, est animé par deux grands yeux noirs et pleins de feu, qui ne semblent respirer que l’amour, de ces yeux qu’on ne saurait regarder impunément. La nature semble s’être épuisée à former sa jambe, cette beauté si rare et si désirée, l’un des plus puissants mobiles de la volupté ; l’amour lui-même a tracé le modèle de la sienne, elle ne peut faire un pas sans présenter un nouvel agrément. Quelques lecteurs d’un goût singulier trouveront peut-être que j’appuie un peu trop sur la beauté de cette jambe ; mais je suis persuadée que les connaisseurs m’en sauront gré.

Je supprime le détail d’une infinité d’autres beautés : enfin il ne tenait qu’à ceux qui en voulaient connaître davantage de s’adresser à elle-même ; car je connais ma bonne amie et ne suis pas caution suspecte. C’est bien le meilleur caractère de fille qu’on puisse imaginer : douce, complaisante, aimant à faire plaisir, ne se lassant jamais d’obliger ses amis, en quelque nombre qu’ils soient ; sensible aux tourments d’autrui, elle faisait son plus grand plaisir de contribuer à la félicité publique.

On peut juger que tant d’excellentes qualités me la rendirent extrêmement chère ; nous devînmes inséparables, nous fîmes société de plaisir Mlle ***, ainsi que moi, mal partagée des biens de la fortune, n’avait que ses charmes à opposer aux injustices du sort ; mais de quelle ressource n’est pas une jolie figure ! cela fait face à tout.

M…, aussi riche que laid, était soupirant actuel ; il était chargé du détail de ses affaires. Ce n’est pas un emploi fort lucratif que celui d’intendant d’une beauté à la mode. Qu’y faire ? On concilie rarement l’utile et l’agréable. Comme cette commission demande de certains soins, elle a jugé à-propos de lui associer un adjoint pour le soulager dans une partie de ses fonctions.

Un amant en second, quoique privé des honneurs de la préséance, n’en est pas plus à plaindre. Comme il n’a obligation de son bonheur qu’à notre choix, et que ce choix se trouve libre, il n’en est que plus sincèrement aimé. Le cœur d’une femme aime l’indépendance ; rendre heureux quelqu’un qui a droit de prétendre à nos grâces, ce n’est plus un bienfait, c’est une dette que l’on acquitte ; il n’est point du tout agréable de payer ses dettes, je m’en rapporte à l’expérience journalière ; on donne plus volontiers qu’on ne rend ; c’est que notre âme est fière et que sa vanité se trouve flattée d’être généreuse.

La ***, qui a reconnu la vérité de ce sentiment, n’a donc pas pu se résoudre à laisser M… seul possesseur d’un bien dont il n’est pas tenu de lui avoir obligation ; elle a voulu contribuer aux plaisirs de personnes dont le bonheur fut son ouvrage gratuit : il est beau de mériter de la reconnaissance.

Après avoir quelque temps prodigué ses bontés, assez indistinctement, elle s’est enfin rendue au mérite singulier du petit ***. Il ne lui a pas été difficile de se l’attacher. Charmés l’un de l’autre, ils jouissaient depuis longtemps des douceurs qui accompagnent un amour mystérieux. Que les plaisirs dérobés sont doux ! car il faut avouer que *** doit les trois quarts de ses attraits vainqueurs à la contrainte dans laquelle elle est obligée de vivre avec lui. Rien, au reste, de plus ordinaire que son mérite : point de figure, à moins qu’on ne veuille donner ce nom à une petite mine chiffonnée, qu’on ne peut définir ; un corps déhanché et contrefait, l’air d’une pagode, minaudier en chantant, et chantant alternativement du nez et de la gorge, et presque toujours faux ; tel qu’il est, on ne l’a pas aisément, les femmes se l’arrachent, il est de mode.

Lorsque ma bonne amie me fit confidence de son goût pour lui, je le trouvai si déraisonnable que je ne pus m’empêcher de lui en marquer ma surprise. Ajoutez à cela que dans le détail qu’elle me fit de cette belle passion, il lui échappa de certains traits qui, s’ils faisaient honneur à la bonté de son âme, devaient humilier un peu son petit amour-propre. Il me parut nouveau qu’un homme ne bornât pas son ambition au seul plaisir de lui plaire, et qu’il ne se tînt pas assez honoré d’inspirer des désirs, sans exiger qu’elle ajoutât à la faiblesse qu’elle avait pour lui l’oubli de son propre intérêt ; en un mot, j’étais révoltée de voir qu’il y eût des hommes qui osaient mettre un prix à leur amour, et des femmes assez dupes pour les acheter ; on ne m’avait pas accoutumée à ces façons-là et je doute fort qu’il fût facile de me les faire goûter.

Je fis là-dessus toutes les représentations que l’amitié et l’honneur du sexe exigeaient de moi. Mon amie, que mes exhortations ne persuadaient pas, voulut me faire approuver ses sentiments, me présenter l’heureux petit mortel dont l’acquisition lui tenait si fort au cœur. Pressée par ses sollicitations réitérées, je consentis à ce qu’elle exigeait de moi ; car, quoique je ne l’approuvasse pas, je ne pus m’empêcher de succomber au penchant naturel qui me porte à être compatissante pour les faiblesses de mes amis. Nous liâmes la partie et je me rendis au jour indiqué dans une de ces petites maisons destinées aux douces aventures.

Mon amie était déjà arrivée ; pour son cher Adonis, il n’était pas fait à se trouver le premier au rendez-vous. Une exactitude trop marquée ne siérait point à un homme à bonnes fortunes, cela serait contre les règles du bel air ; nous nous amusâmes à causer ensemble en l’attendant. Enfin nous entendîmes à la porte le bruit d’une chaise qui s’arrêtait (cette chaise mériterait une ample digression, si le temps me permettait de l’entreprendre). Deux figures assez ornées entrèrent aussitôt ; je n’eus point de peine à reconnaître l’amant de Mlle ***. Il se présenta avec toute la fatuité d’un conquérant à gages ; l’autre, d’un maintien plus modeste, nous régala d’un déluge de profondes révérences.

J’examinais cependant l’objet des tendres complaisances de ma chère compagne. Si le récit qu’elle m’avait fait avait été capable de surprendre ma religion en me faisant concevoir un jugement avantageux, sa vue aurait suffi pour me faire rabattre des idées avantageuses que j’aurais pu m’en former. Il y a comme cela une infinité de choses qui perdent à être vues de trop près ; son entretien répondait à merveille à sa personne. Il débita en deux minutes plus de deux mille fadeurs, le tout assaisonné d’un ton doucereux et satisfait.

Ma bonne amie, sur le cœur de laquelle un charme trop puissant agissait pour en juger sainement, écoutait ses insipidités comme les plus jolies choses du monde ; elle éclatait de rire à tous moments, et le petit bonhomme, fier de l’effet merveilleux de son jargon, redoublait de fatuité et n’en découvrait que mieux le sot et méprisable orgueil dont son ridicule esprit était infecté et qui avait pénétré toutes les parties de son âme, si tant est que la nature ait bien voulu prendre la peine de se déshonorer pour former des âmes en faveur d’animaux d’une si vile espèce.

Mon attention à le considérer, que sa vanité ne manquait pas sans doute d’interpréter favorablement, m’avait empêchée d’abord de répondre aux politesses de son acolyte ; mais il multiplia si fort les révérences et les compliments que je me vis forcée de sortir de ma rêverie pour y répondre.

À l’exacte symétrie de ses courbettes, dans lesquelles l’homme de l’art se faisait sentir, j’entrevis à qui j’avais affaire. Je ne me trompais pas : je le pris pour ce qu’il était, pour un maître de danse. Rien de si aisé à reconnaître que ces sortes de gens ; on les distingue au premier coup d’œil. On se mit à table. M. de l’entrechat s’était placé près de moi et me faisait assidûment sa cour.

À ses manières prévenantes et à un certain air mystérieux que je voyais régner sur les visages des convives, je m’aperçus bien que la partie était concertée entre eux et que ma bonne amie voulait absolument m’engager à l’imiter ; mais comme je n’étais point prévenue du même entêtement, je ne me prêtais que médiocrement aux caresses dont on m’assaillait : je ne me sentais pas intérieurement trop tentée de l’honneur attaché à la qualité de protectrice de gens à talents. Je les ai toujours regardés comme utiles à la volupté et propres à entrer dans la composition des plaisirs, mais n’en devant jamais faire le fonds essentiel : ils sont bons à voir, mais il faut s’en servir très sobrement, l’usage gâte tout. J’aurais bien fait, en conservant toujours la même idée, d’agir en conséquence.,

Le dîner fut court ; on y médit extrêmement ; l’Opéra fut passé en revue, les anecdotes les plus scandaleuses furent détaillées ; on ne fit grâce à personne. On se leva de table ; ma bonne amie, pressée par sa tendresse, passa dans un petit cabinet voisin pour y jouir avec plus de liberté de la conversation de son Orphée ; je restai seule en proie aux politesses subalternes du danseur.

Il débuta d’abord par un étalage de sentiments estropiés, le long détail de ses bonnes fortunes ; je fus régalée de l’énumération des jolies femmes qui avaient bien voulu se ruiner pour acheter le plaisir d’être déshonorées par un homme si charmant et qui ne menaçait pas moins que de faire une irruption dans les chœurs de l’Opéra… Il me fit ensuite une tendre déclaration de son amour, se précipita à mes genoux en héros de théâtre, m’assura d’une fidélité éternelle, en appuyant adroitement sur le sacrifice qu’il allait faire à mes appas des plus aimables femmes de Paris.

Qu’un homme est ridicule lorsqu’il veut nous toucher et que l’aveu de notre cœur se refuse à l’illusion !

J’écoutais ses protestations d’un air nonchalant, ne répondant que par monosyllabes, et fort embarrassée de ce torrent de galanterie qui me faisait soulever le cœur. Il prit apparemment mon air ennuyé pour une tendre rêverie ; il en voulut profiter en galant homme qui savait épargner aux personnes affectées de son mérite la honte de céder, en s’apercevant de leur défaite : il se mit en devoir d’abréger les gradations qu’il regardait comme inutiles pour la réussite de son entreprise. Je revins de mon étourdissement, à l’impression que firent sur moi certains gestes dont la familiarité me choqua.

— Votre main s’égare, lui dis-je, monsieur, et cela d’un air très sérieux.

— Ah ! mon adorable, reprit-il, pourquoi vous en apercevoir ?

— C’est que je n’aime point du tout ces façons-là, lui répliquai-je.

Le ton sec dont je prononçai ce peu de paroles l’étourdit : il est fâcheux d’avoir trop compté sur son petit mérite, on court risque de jouer un sot personnage lorsqu’il échoue. La vanité ne se fait point du tout à ces sortes de méprises. Mon homme me parut déconcerté de mes rigueurs. L’air de suffisance qu’il avait affecté d’abord en perdit la moitié des grâces qu’il y avait répandues ; sa hardiesse n’en diminua pas cependant, mais elle n’en parut que plus rebutante.

La vilaine chose que l’impudence toute nue et lorsqu’elle n’est pas du moins décorée par des dehors supportables ! Que ces hommes qui, venus trop tard au jour, n’ont du monde poli que la superficie, paraissent méprisables lorsqu’on les rejette dans leur naturel ! Singes maladroits d’un ton qui n’est pas fait pour eux, ils ne peuvent le soutenir longtemps ; le masque tombe à la moindre surprise et découvre toute la difformité du caractère sur lequel il est appliqué.

Le danseur, que mes manières peu obligeantes n’encourageaient pas, se trouva réduit à n’avoir plus d’autre ressource qu’une impudence décidée. Il revint à la charge : je fus tentée de lui dire des injures, mais les injures glissent sur de pareilles gens ; je crus qu’un soufflet serait plus persuasif. Quoique les gestes de main soient opposés à la douceur de mon caractère, il fallut bien en venir là ; car le fat, quoique peut-être plus vain qu’emporté, ne gardait plus de mesure et m’excédait de l’impertinence de ses transports.

Je saisis mon temps pour lui infliger la petite correction que je méditais. Trop occupé de la réussite de certains projets, il avait négligé de se précautionner d’une attitude solide ; je le surpris entre bond et volée ; l’impulsion violente, secondée par le poids de son corps, lui fit perdre subitement l’équilibre ; le trébuchement fut rapide, il tomba à la renverse, dans la situation la moins propre à inspirer de la compassion.

Ce spectacle grotesque éteignit ma colère ; je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, tandis que cet amant maltraité, humilié de sa chute, se relevait en me donnant sans façon tous les noms que je venais de mériter avec lui.

Ce débordement d’injures me rendit une partie de ma mauvaise humeur : je venais de défendre ma vertu avec trop de dignité pour n’être pas formaliste sur les épithètes. Je trouvais fort mauvais qu’un petit danseur de la seconde classe osât s’oublier avec moi ; les termes peu mesurés dont il se servait pour me reprocher la dureté de mon procédé me parurent autant de blasphèmes. Je le traitai à mon tour sans ménagement ; la conversation devint extrêmement vive. Lorsque deux cœurs ulcérés commencent une fois à s’épancher en invectives, c’est à qui renchérira avec plus d’énergie.

La fureur dont j’étais animée me fournissait, avec une volubilité extraordinaire, les expressions les plus piquantes ; mon ennemi ne se possédait plus. Je ne sais si les injures d’une femme sont plus outrageantes ou si, moins fertile que moi et s’étant épuisé d’abord, il n’avait plus rien que de faible à me dire ; mais je vis le moment que j’allais être traitée comme un homme.

Mon amie et son tendre amphitryon, dont ce vacarme avait interrompu le délicieux tête-à-tête, survinrent fort à propos. Ils rentrèrent dans la salle et nous trouvèrent occupés à nous dire réciproquement tout ce que la honte et la colère pouvaient nous suggérer.

Ils songèrent d’abord à s’opposer aux premières saillies de notre animosité. Mlle *** vint se jeter à mon cou et m’engagea, à force de caresses, à supprimer un torrent d’invectives dont j’accablais mon adversaire.

Tandis qu’elle s’employait charitablement à me remettre dans une assiette plus tranquille, le petit *** exhortait son compagnon à rentrer dans son devoir et à prendre des manières plus respectueuses ; l’orage se calma.

Je suis naturellement bonne ; j’avais été contrainte de prendre beaucoup sur moi pour en venir à cette extrémité ; on me demanda grâce ; un cœur généreux n’est pas inexorable, le cœur d’une femme surtout, si sujet à passer d’une extrémité à l’autre.

Après quelques petites façons que je n’affectais même que pour la forme, j’accordai sans peine le pardon qu’on exigeait de moi ; le traité fut conclu. La réconciliation que nos entremetteurs venaient d’opérer ne leur parut pas cependant encore assez complète. Ils voulurent absolument que je la ratifiasse, afin de se précautionner, disaient-ils, contre quelque nouvelle scène aussi scandaleuse que la première.

Je balançai quelque temps sur l’évidence des preuves qu’on me suppliait de donner d’un sincère oubli ; mais j’étais pressée trop vivement pour pouvoir m’en défendre. Il fallut céder, pour éviter le ridicule de passer pour un esprit bizarre et peu complaisant ; on me conduisit par degrés, en dépit de quelques légères difficultés, et la politesse obtint à la fin de moi plus que je n’en venais de refuser avec tant d’aigreur à la témérité. Tout fut pacifié.

Je ne me livrai d’abord qu’avec assez d’indifférence aux empressements du danseur. Nous préludâmes une espèce de raccommodement dont la nonchalance fit tous les frais ; je reçus tous ses hommages de l’air distrait d’une princesse dont les faveurs honorent. Mais j’éprouvai bientôt que s’il est facile à une femme qui n’aime pas de se refuser aux premiers transports de l’amant qui la presse, il arrive rarement qu’elle persiste dans son insensibilité, surtout quand elle est née avec un cœur sensible et reconnaissant.

Je n’avais prêté au commencement de l’entretien que cette attention froide, quoique polie, qu’on ne peut honnêtement refuser aux bienséances ; je sentis par degrés qu’elle m’affectait plus que je ne l’aurais cru. M. ***, qui s’imagina sans doute qu’il y allait de son honneur à me faire revenir de ma prévention, en m’excitant à partager ses empressements, sut, en dépit de moi, y jeter de ces nuances d’intérêt contre lesquelles ma froideur n’était pas en garde. Je fus enfin dans l’obligation d’avouer que la différence que l’imagination met quelquefois entre certains objets qui, dans le fond, sont les mêmes, ne peut tenir longtemps contre la force victorieuse de la réalité.

Un plaisir, que je n’avais ni prévu ni désiré, vint s’emparer de mes sens ; mon cœur, habituellement susceptible des impressions de la volupté, succombe machinalement à la force insurmontable du penchant qui m’entraînait ; j’oubliai toute ma gravité, mes yeux se troublèrent ; un long égarement suspendant toutes les facultés de mon âme semblait m’avoir enlevée à moi-même : je ne revins de ce désordre que pour m’y replonger de nouveau ; et lorsque l’illusion fut dissipée, j’eus peine à croire que ce qui venait de se passer ne fût pas l’effet d’un songe. Je crois que cela peut s’appeler une surprise de tempérament.

Quelque peu de sujet qu’eût mon fier vainqueur de se féliciter de ses progrès, il me parut cependant que mes bontés, quoique involontaires, chatouillaient son amour-propre ; car de quoi notre misérable vanité ne tire-t-elle pas avantage ! Enflé du prix que la sensualité avait accordé par instinct aux efforts qu’il venait de faire pour l’émouvoir, il prit tous les airs d’un conquérant aimable ; je reconnus sa fatuité aux éloges outrés qu’il donnait à la générosité de mon âme ; excédée de ce redoublement de faveurs, j’allais périr d’ennuis lorsqu’un fracas épouvantable vint terminer ce désagréable tête-à-tête.

Ce bruit, qui continuait toujours en augmentant, nous fit oublier tout autre soin que celui d’une curiosité qui n’était pas sans inquiétude.

La maison où nous étions, toujours ouverte aux plaisirs et véritable séjour de la volupté, n’était pas uniquement consacrée aux mystérieux rendez-vous de ma bonne amie. La prêtresse du lieu, pitoyable par état et par goût, exerçait l’hospitalité de la manière du monde la plus édifiante. Quantité d’amours errants et dépourvus des commodités nécessaires pour la conversation étaient toujours sûrs d’un accès favorable auprès d’elle. Elle leur souriait avec bonté ; et moyennant une honnête rétribution, par forme de reconnaissance, leur donnait charitablement le couvert, avec la liberté la plus entière.

Les bonnes façons qu’on avait pour les étrangers dans cette espèce de caravansérail y attiraient tant d’hôtes qu’il désemplissait rarement ; ce qui ne faisait pas, comme on peut le juger, un asile respectable.

Mlle *** était rentrée dans la chambre avec le petit ***, dont la contenance n’était guère propre à nous rassurer contre l’invasion dont nous étions menacés. Les coups se multipliaient cependant, et déjà la porte ébranlée avait abandonné un de ses gonds ; la vue de l’autre, qui ne tenait presque à rien, nous glaçait d’effroi. Les habitants d’une ville sur le point d’être forcée n’ont jamais éprouvé de frayeur plus terrible. Nous entendions la dolente propriétaire du réduit amoureux, qui s’efforçait, par les plus humbles supplications, de calmer la fureur des assiégeants. Ils ne répondaient à ses éloquentes prières que par des éclats de rire.

Nous attendions l’événement dans un profond silence. Enfin notre misérable clôture, succombant sous l’effort d’un dernier assaut, leur livra le passage disputé. J’avais d’abord été alarmée, mais la présence des vainqueurs me rassura ; leur air n’avait rien de farouche ni de capable d’inspirer la terreur.

Ils nous abordèrent avec politesse, en s’excusant de la petite alarme qu’ils nous avaient causée.

— Mesdemoiselles, dit un de ces messieurs, pardonnez la vivacité de notre procédé ; mais il n’était pas honnêtement possible de nous en dispenser sans nous mettre dans le cas d’être privés du plaisir de vous offrir nos services. Cette folle, continua-t-il, en parlant de la maîtresse de la maison, voulait absolument nous interdire votre présence, en nous disant que vous étiez sérieusement occupées ; il est évident qu’elle nous en a imposé, je vois le petit *** qui ne se pique pas d’intéresser essentiellement.

À ces mots, il s’avance vers le chanteur consterné qui, dévorant une partie de son chagrin, répondit à cette politesse cavalière d’un ton fort respectueux et dans la plus humble contenance.

— Vous m’honorez, monsieur le comte, répondit-il en bégayant, mais…

— Allons, mesdames, interrompit l’orateur, daignez nous suivre ; vous allez trouver ici d’aimables femmes avec lesquelles vous ne serez pas fâchées de faire amitié et qui seront charmées de vous. Rien n’est plus beau que de mettre ses biens en commun.

En disant cela, il me présenta la main, que j’acceptai, quoique en hésitant un peu.

— Vous faites l’enfant, mon petit ange, me dit-il. À propos, ne manque pas de marcher sur nos traces, mon petit bonhomme ; ton camarade chante-t-il proprement ? Il faut qu’il soit de la partie ; nous avons ici de nos amis qui sont fous de musique.

Il n’y a guère de réplique à des sollicitations si pressantes ; nous nous laissâmes conduire dans une salle voisine où tout le reste de la compagnie était assemblé. Nous trouvâmes des femmes assez jolies ; nous fûmes reçus avec tous les égards imaginables. On nous fit mettre à table. La joie et les plaisirs régnaient sur les visages de tous les convives ; à la réserve de nos amants disgraciés, qui ne pouvaient digérer facilement la honte d’avoir été interrompus dans leurs tendres ébats.

— Allons, mon ami…, quelque chose de toi, je t’en prie.

Le petit bonhomme qui, dans ce moment, ne se trouvait pas disposé à faire ce qu’on exigeait de lui, s’excusa sur un rhume qui tenait sa voix en échec.

— Je ne suis pas dupe de ton incommodité, reprit le comte ; ce faux-fuyant est le subterfuge ordinaire des musiciens. Vous êtes un peu quinteux, messieurs les choristes du premier ordre, mais vous n’êtes pas ici à l’Opéra, et j’espère que vous ne nous refuserez pas la grâce que nous vous conjurons de nous accorder. Allons, chanteur, chantez, ou retirez-vous.

L’air doux et aigre dont le comte assaisonna ses instances causa un peu d’émotion au musicien. Il pâlit et rougit presque dans le même instant. Il paraissait indécis sur sa réponse. Que faire cependant ? Il n’y avait que deux partis à prendre, ou la douceur ou l’impertinence. Ce dernier lui parut préférable. Il ne voulut pas absolument qu’il fût dit dans le monde qu’on eût pu contraindre un demi-dieu de coulisse : cela aurait avili l’ordre.

La gravité de son refus indisposa le comte, qui le traita avec hauteur. Ce qu’on dit de piquant, joint à ce qu’il voyait qu’on nous prodiguait les marques de tendresse les plus familières, sans aucun respect pour sa présence, lui fit perdre toutes mesures. Secondé de son compagnon qui, s’imaginant que c’était là le ton de la bonne compagnie, cherchait encore à renchérir sur lui, ils s’oublièrent enfin d’une façon si rogue que toute l’assistance, révoltée de l’insolence de leurs propos, les pria de s’exiler eux-mêmes, et ce qu’il y eut de plus mortifiant, c’est qu’on ne leur laissa pas le choix du passage.

Mlle ***, qui voyait avec chagrin le traitement qu’on préparait à l’idole de son cœur, voulut interposer sa médiation ; je joignis mes prières aux siennes, nous ne pûmes rien obtenir : une douzaine de domestiques vinrent exécuter impitoyablement la sentence prononcée par leurs maîtres. Quoique l’étage ne fût pas extraordinairement haut, ils ne laissèrent pas de balancer ; mais à la fin, on leur donna de si bonnes raisons qu’ils s’y déterminèrent.

Je fis ce que je pus pour apaiser la douleur de mon amie, qui paraissait inconsolable ; mais voyant que je faisais peu de progrès, je m’en remis au temps, ressource infaillible dans les afflictions.

En effet, au bout de quelques instants, l’orage s’apaisa, les pleurs se tarirent, un reste de mélancolie même ne put tenir contre l’efficacité de deux ou trois verres de champagne. La sécurité reparut, il ne fut plus question que de se réjouir et de mettre à profit le reste de la journée. Personne ne s’épargna pour la rendre complète ; on voyait éclore sans cesse des plaisirs de toute espèce. Les désirs variés et multipliés à l’infini produisaient à tous moments quelque chose de nouveau. On fit des essais de volupté dont la singularité ingénieuse me remplit d’admiration. Les expériences furent poussées si loin que, malgré mon grand usage, je fus obligée de convenir que je n’étais qu’une écolière.

Je n’aurais jamais cru que l’amour trouvât tant de ressources dans l’imagination. Que ne m’est-il permis de tracer ici une légère ébauche de ce tableau divertissant ; mais ce sont des mystères de l’art qui ne doivent pas être profanés par une impudente révélation. Il y a d’ailleurs certains détails qui ne sont pas du goût de tout le monde ; je m’impose donc le silence autant par pudeur que par discrétion.

Rien ne démontre mieux la frivolité des plaisirs dont nous sommes affectés et le peu de fond que nous devons faire sur l’impression passagère qui en porte le sentiment à notre âme, que la rapidité avec laquelle ce même sentiment s’évanouit ; il semble que nous ne soyons faits que pour entrevoir le bonheur, sans que notre vue puisse s’arrêter. Un instant imperceptible le fait naître et l’anéantit. Il reparaît de nouveau pour s’échapper avec la même promptitude ; nous y volons sans cesse avec empressement, animés par l’espoir de fixer son inconstance : mais il trompe tous les efforts que nous faisons pour le retenir, jusqu’à ce qu’enfin, épuisés par les fatigues d’une course inutile, nous soyons obligés de renoncer à une entreprise aussi folle que celle de prétendre fixer la volonté fugitive. C’est ainsi que notre cœur, triste jouet des passions, après avoir été quelque temps la dupe d’un délire qui le séduit, ne revient d’une erreur dangereuse que pour ressentir plus vivement toute l’humiliation dont l’accable la découverte de son erreur : flétri par un dégoût insurmontable, les désirs même, seule consolation qui pourrait adoucir l’amertume de son état, lui sont interdits.

Il arrivera peut-être que ces réflexions seront trouvées trop sérieuses ; mais je supplie mes lecteurs de suspendre leur jugement et de ne pas me condamner d’avance. La suite fera bientôt voir que ce n’est pas sans sujet que mes idées deviennent plus sombres qu’à l’ordinaire.

Je touche à un temps qui n’est pas le plus amusant de ma vie : de ces temps critiques auxquels il est rare de pouvoir se soustraire lorsqu’on a le malheur d’avoir l’âme trop bonne et tant soit peu portée à obliger ; on est bien à plaindre lorsqu’on néglige imprudemment de mettre des bornes à sa générosité. Nous sommes sujettes à de certaines tribulations d’état, dont la droiture de nos intentions ne peut nous garantir.

J’avertis ici les personnes que la tristesse rebute et qui n’aiment pas à s’attendrir sur les infortunes de leurs semblables de passer quelques feuillets de ces mémoires sans se donner la peine de les lire. Le triste événement dans le récit duquel je vais entrer n’obtiendrait sans doute pas leur suffrage ; ce n’est pas actuellement pour elles que j’écris : c’est pour les bons cœurs, pour ces âmes tendres et compatissantes qui aiment à entrer dans les peines des autres ; qui, par un retour secret sur elles-mêmes, sont flattées de se retrouver dans l’image d’accidents qu’elles ont éprouvés, ou qui les menacent, et qui, en plaignant les malheureux, savourent cette douceur délicieuse, préférable, par la noblesse du sentiment qu’elle excite, aux accès indécents d’une joie immodérée.

Je rentrai chez moi l’âme si intimement pénétrée de son néant et si parfaitement revenue des vanités du siècle que je regardais avec un souverain mépris les occupations mondaines les plus intéressantes. J’étais d’une indifférence à glacer sur tout ce qui s’appelle plaisirs et divertissements ; à peine me restait-il assez de force pour penser que j’existais encore. Un engourdissement léthargique s’était emparé de mes sens. Les caresses du marquis, tout cher qu’il m’était, ne purent m’en faire revenir.

Dans cette inaction universelle de toutes les facultés de mon âme, à peine obtint-il que la complaisance me nécessitât à donner quelques faibles signes d’applaudissement à des transports que je partageais ordinairement avec tant d’ardeur. Une indolence si marquée lui parut surprenante ; il s’en plaignit : ses reproches me touchèrent fort vivement, mais sans pouvoir rien changer aux dispositions de mon cœur. Il fallut bien, faute de meilleure ressource, se résoudre à prendre patience.

Une pareille situation m’était trop peu naturelle pour durer longtemps. Je me réveillai après quelques jours de sommeil. Ce retour subit me fit douter pendant quelque temps de la réalité de ce qui m’était arrivé. Je fus même tentée de mettre la chose au rang de ces illusions nocturnes que le jour dissipe ; mais, hélas ! je n’eus pas le bonheur d’en pouvoir longtemps porter le même jugement.

Des signes trop certains vinrent au bout de quelques jours lever mes scrupules et fixer mes incertitudes ; jamais la fidélité de ma mémoire ne m’a servi si à contretemps. Je me rappelai ce qui s’était passé avec une sorte de répugnance : ce souvenir inattendu me causa d’abord quelques inquiétudes. Ces inquiétudes se multipliant par degrés se convertirent bientôt en chagrins réels. Je me trouvai livrée en proie à des remords d’autant plus pressants qu’ils étaient involontaires ; ils faisaient à chaque instant de nouveaux progrès en dépit des efforts que j’employais pour les étouffer. Ils me rendirent rêveuse, mes tristes idées ne finissaient point, plus je m’examinais, plus je trouvais de sujets d’exercer mon attention. Enfin, éclairée par l’évidence des preuves, il n’y eut plus moyen de m’étourdir sur mon état ; je sentis chanceler toute ma fermeté à la vue de cette affligeante découverte. Déterminée par la nécessité, il ne fut plus question que de consulter l’oracle pour m’éclairer sur le plus ou moins de gravité de mes réflexions.

Le marquis était à la campagne depuis quelques jours ; je frémissais à la seule pensée de lui avoir communiqué dans nos entretiens quelques sujets de méditer aussi désagréablement que moi. J’étais vis-à-vis de lui responsable d’une manière trop particulière des suites de mes bontés, pour ne pas m’attendre qu’il fût très scandalisé de l’infidélité de la caution.

Mes craintes diminuèrent cependant, en recevant de ses nouvelles, accompagnées d’une douzaine de bouteilles de vin de Champagne qu’il m’envoyait, disait-il, afin de m’égayer un peu pendant son absence. Je me crus hors de danger de ce côté-là. D’ailleurs, la réponse de l’oracle m’avait tranquillisée ; ce qu’il m’avait dit de consolant et ses conseils, que j’exécutais à la lettre, me faisaient attendre avec moins d’impatience une amélioration qui ne dépendait que du temps.

Je voulus signaler le retour de ma bonne humeur par quelque fête d’éclat ; je fis préparer un grand souper auquel j’invitai la plupart des personnes de ma connaissance. Le commencement du repas fut extrêmement amusant ; j’étais moi-même d’une gaieté charmante, quoique les circonstances où j’étais m’obligeassent à un certain régime.

L’abstinence même que j’observais semblait me donner de nouvelles grâces ; je jouai le rôle de belle malade avec assez de succès pour en recevoir des compliments. Enfin le dessert arriva ; je me ressouvins des bouteilles de vin de Champagne que le marquis m’avait envoyées la veille ; j’ordonnai qu’on les apportât. Surcroît de joie et nouveaux éloges prodigués aux manières intelligentes avec lesquelles je faisais les honneurs de chez moi.

Les précieuses bouteilles arrivent enfin ; on en distribue une partie en différents endroits de la table. Tout le monde, gardant un silence avide, se recueillait dans l’attente de cette délicieuse boisson. Un bel esprit de la compagnie, consommé dans l’usage de décoiffer les bouteilles, en saisit une pour faire parade de son adresse. Les cordons qui captivaient le bouchon étaient déjà coupés ; une légère caresse du pouce l’invitait à laisser le passage libre au prétendu nectar, en s’élevant jusqu’au plafond : invitation inutile, tentatives réitérées avec aussi peu de succès. Après différents essais toujours infructueux, le dépositaire du vase eut la mortification de voir échouer sa science contre la docilité du bouchon paresseux qui ne daigna pas même seconder ses efforts de la moindre activité.

Pour justifier son impéritie, il fallait entamer un mauvais raisonnement et nous prouver en forme que le vin de Champagne pouvait ne pas en être moins exquis, pour ne pas donner des symptômes de son impétuosité ; mais d’autres bouteilles, dont l’ouverture ne fut pas plus bruyante, lui épargnèrent la peine d’achever. On remplit les verres ; au lieu d’une écume blanche qui couronne ordinairement le vin qu’on avait annoncé, on voyait régner sur la surface d’une liqueur morne une mousse ignoble et du plus mauvais présage ; on la porte au nez, l’odorat en jugea encore moins favorablement que la vue. Le goût acheva de décider : les grimaces des convives m’avertirent qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire.

Je voulus juger par moi-même ; je me fis remplir un verre. Ciel ! que devins-je en l’approchant de mes lèvres ! Je rougis de honte et de colère, car je reconnus tout d’un coup la nature du présent qu’on m’avait fait. On avait substitué à la place du vin d’Avenay ou d’Aï une boisson maudite, dont pour mes péchés l’usage m’était devenu familier depuis quelques jours.

Que vous dirais-je enfin, chers lecteurs ? c’était de l’eau de douleur de Cythère, breuvage de pénitence, dont on punit les excès de l’Amour, lorsqu’il arrive à ce dieu imprudent d’être condamné aux rigueurs d’une quarantaine involontaire, pour lui apprendre une autre fois à tenir une conduite plus mesurée.

On fit là-dessus les plus mauvaises plaisanteries ; les malignes consolations qu’on me donna sur cet accident me désespérèrent. Je me levai de table, furieuse de ce contretemps ; je me retirai dans mon cabinet, pour y déplorer avec plus de liberté le motif de ma désolation. Mon ressentiment contre le marquis était au delà de toute expression. Je le regardai dans ce moment comme un monstre d’ingratitude, indigne de ma tendresse et que je ne voulais jamais revoir.

Je crus pendant plusieurs jours que je serais inconsolable ; je ne pouvais digérer l’affront auquel mon malheur m’avait exposée ; car il y avait de la fatalité dans tout cela, et l’on sera obligé d’en convenir, pour peu qu’on veuille examiner la chose sans prévention. Qu’on me permette là-dessus une réflexion bien simple et qui me paraît s’offrir d’elle-même.

Qu’un homme soit vivement piqué d’un outrage qu’on lui fait de gaieté de cœur, et dans un dessein prémédité de l’offenser ; que d’ailleurs celui dont on a reçu ce déplaisir soit quelqu’un obligé, par des raisons de convenance et d’état, à des ménagements de conduite avec lui, j’avoue qu’en pareil cas son ressentiment est légitime et qu’il a droit de s’en formaliser.

Rien de plus naturel que d’être irrité contre des gens qui nous manquent, surtout lorsque l’offense est d’une espèce qui ne convient pas à leur caractère, ce qui prouve un fonds de mauvaise volonté et une envie déterminée de désobliger cruellement ; mais je soutiens qu’il est absolument hors de propos d’en vouloir à quelqu’un qui n’est dans son tort avec vous que par le seul caprice du hasard, à qui l’on ne peut tout au plus reprocher qu’un défaut d’attention à des choses qu’il ne devait ni ne pouvait prévoir.

Le hasard m’avait procuré la connaissance de *** qui exerçait avec assez de succès la profession d’agioteur de Cythère. La protection d’un personnage de cette conséquence est d’une merveilleuse utilité ; ils ont soin d’épargner aux amants les ennuyeuses formalités qui accompagnent les préliminaires de la tendresse ; ils abrègent l’embarras du cérémonial, aplanissent les difficultés et servent d’introducteurs aux amours, qu’ils conduisent aux portes de la volupté par le chemin le plus court.

C’est aux soins industrieux de ces messieurs que l’on a obligation de cet air aisé et sans façon qui règne dans la galanterie. On procède tout uniment, on fait l’amour de plein-pied et on trouve sous sa main les plaisirs tout purs, sans soupirs, sans inquiétudes, sans presque se donner la peine de les désirer.

Je me ressouvins de *** au fort de ma disgrâce : il m’avait plusieurs fois offert ses services ; je résolus de les mettre à l’épreuve, non pas que je fusse absolument pressée, mais j’aime mon état, et je ne déteste rien tant que le désœuvrement ; il faut que le cœur s’occupe de quelque chose, c’est un besoin dicté par la nature. Je l’envoyai chercher ; il ne manqua pas de venir aussitôt. Je lui racontai mon infortune. Ce récit le toucha, nous concertâmes ensemble les moyens d’y remédier.

Il convint avec moi que le marquis ne méritait aucun ménagement, qu’après l’affront qu’il m’avait fait, il ne devait plus espérer un tendre retour de ma part, et qu’il était déchu de plein droit de ses prérogatives sur mon cœur.

Il restait à savoir quel heureux mortel serait dévolutaire du bénéfice dont il venait d’être privé dans notre petit conseil ; *** propose plusieurs sujets. Après avoir balancé quelque temps, indécis sur le choix, par l’excellence des sujets présentés, nous décidâmes enfin en faveur d’un jeune orphelin, presque majeur, qui n’attendait que cette heureuse époque de sa vie pour faire honneur aux trésors que ses parents s’étaient efforcés de lui acquérir en se déshonorant. Dans de si louables dispositions, et près d’entrer dans le monde, il voulait se former au bel usage et prendre le ton de bonne compagnie en se mettant sous la direction de quelque jolie femme qui fût en état, par son expérience, de cultiver de si heureuses inclinations.

Nous arrêtâmes que *** me l’amènerait le lendemain chez moi et que je lui donnerais audience à ma toilette. Après être convenus de nos faits, il me quitta avec promesse de revenir dans peu, accompagné de ce jeune élève qu’il devait confier à mes soins. Il fut exact au rendez-vous. Je vis un grand garçon fort bien fait, d’une figure aimable, quoique un peu obscurcie par un air timide et embarrassé. Il rougit en m’abordant : j’essayai de le rassurer et de le mettre un peu plus à son aise par la franchise obligeante avec laquelle je le reçus. Son guide lui vanta mes beautés et le félicita sur le bonheur qu’il aurait d’obtenir de mon aveu la permission de me faire sa cour.

Il ne répondit à tout cela que par monosyllabes et sa confusion redoublait à chaque instant. Ses yeux cependant, plus hardis que sa langue, commencèrent à s’entretenir avec mes charmes, dont je m’apercevais que la vue faisait une vive impression sur lui. J’étais occupée à arranger mes cheveux, n’ayant sur moi qu’un léger peignoir assez en désordre pour laisser entrevoir des objets mal défendus par une robe négligée. Je surprenais par intervalle des regards dont la furtive avidité m’apprenait que le détail lui paraissait intéressant. Cet effet de mes charmes sur un cœur tout neuf m’amusait trop agréablement pour ne pas faire durer le plaisir en allongeant ma toilette.

Je le retins à dîner avec son fidèle Mentor, qui avait trop de discrétion pour ne pas se retirer lorsque nous fûmes hors de table.

Ce n’était pas, comme on peut se le figurer, quelque chose de fort amusant pour moi qu’un pareil tête-à-tête. Je n’étais pas malheureusement dans des dispositions qui me permissent d’en faire usage. Le ressouvenir de l’accident du marquis s’opposait à ma bonne volonté. J’étais forcée de me rendre justice ; mon cœur, pénétré du sentiment de son infirmité, gémissait de la nécessité qui le contraignait de s’interdire des douceurs dont l’amorce enchanteresse n’eût servi qu’à prolonger son infortune. Un état si violent commençait à m’impatienter. J’avais beau donner la torture à mon imagination, je ne trouvais pas d’expédient qui pût remplacer ce qui me manquait par quelque équivalent raisonnable.

Je rêvais assez tristement ; ce jeune homme, que mon air mélancolique n’enhardissait pas, était retombé dans ses premières transes. Effrayé de se trouver seul avec moi, il ne savait quelle contenance affecter.

Il se promenait à grands pas dans ma chambre, s’arrêtait à considérer quelques estampes, me faisait des questions qu’il oubliait avant que je songeasse à lui répondre. À peine osait-il lever la vue sur moi de temps en temps. Je rencontrai ses yeux par hasard ; les termes me manquent pour exprimer l’embarras où cette surprise le mit. Il n’eut pas même la force de cesser de me regarder, semblable à ces hommes craintifs qui se laisseraient plutôt tuer que d’avoir le courage de fuir.

Je le fixai dans sa situation. Ses yeux immobiles puisaient dans les miens un charme qui les retenait encore davantage. Je n’avais jamais vu de regards comme ceux-là ; son âme tout entière ne paraissait occupée qu’à peindre l’ardeur de la passion dont elle était dévorée. La mienne en fut émue ; une expression si naïve de l’effet de l’amour me toucha davantage que n’auraient fait les transports les plus vifs.

— Monsieur, lui dis-je, venez vous asseoir près de moi.

Il ne me répondit qu’en se précipitant à mes genoux ; une de mes mains, dont il s’empara, fut d’abord en proie à la fureur de ses caresses ; mais son cœur, pressé par le besoin d’aimer, chercha bientôt d’autres objets de ses hommages. À peine pouvait-il prononcer de temps en temps quelques mots mal articulés, incessamment entrecoupés par des soupirs, non pas de ces soupirs languissants, oisifs, amusements d’un amour sans transports et qui se trouve contraint de se réduire aux minutes de la tendresse, faute d’être propre à des occupations plus sérieuses ; mais de ces soupirs brûlants, interprètes animés des sentiments du cœur qui annoncent les désirs, charmants avant-coureurs de la volupté, présages heureux des plus doux plaisirs.

Il ne pouvait contenir le feu qui le pénétrait. J’éprouvais moi-même une agitation incroyable. Ciel ! que ne m’était-il permis de jouir pleinement du triomphe de mes charmes ? Je voyais sans cesse redoubler ses empressements. Curieux à l’excès, il ne pouvait se rassasier de voir, ni de prodiguer les marques de la plus vive tendresse à ce qu’il avait vu.

On ne se rend point sur le chapitre de la curiosité ; une découverte en amène nécessairement une autre. Les gradations sont infinies. En conduisant son examen par étage, il rencontra, à la fin, des obstacles qui ne servirent qu’à irriter ses désirs.

Je ne résistais que faiblement ; il eut bientôt surmonté les difficultés que je lui opposais. Il put alors donner carrière à l’avidité de ses regards.

— Que de charmes ! s’écria-t-il.

Cette exclamation fut suivie d’une espèce d’extase, à la vue d’une sorte de beauté qu’un changement de situation lui découvrit. Je m’aperçus aisément, à l’impression que cette vue fit sur lui, que l’objet avait pour lui le mérite de la nouveauté. Sa première surprise avait un air si naturel que j’eus toutes les peines du monde à m’empêcher de rire.

Tout ce qu’il avait vu jusqu’alors ne parut plus le toucher que faiblement auprès de ce nouvel objet ; ses désirs ne connurent plus de frein ; il se précipita en aveugle et se livra tout entier à sa destinée. Mais que faire de choses dont il ne connaissait ni la destination ni l’usage ? Ses désirs s’égarèrent et il ne me fut pas difficile de me soustraire à ses emportements ; je n’eus d’obstacle à surmonter que mes propres désirs.

Je me remis dans une situation moins critique ; il parut désespéré de sa perte. En vain j’entrepris de le consoler en lui disant qu’il n’avait pas perdu pour toujours ce qu’il regrettait ; mais que je voulais mettre auparavant à l’épreuve la sincérité de son amour.

Rien ne fut capable de lui faire entendre raison. Il ne cessait de me conjurer, avec les plus vives instances, de ne pas le priver plus longtemps d’un bien sans lequel il ne pouvait plus vivre ; il joignait les transports aux prières. J’avais de trop bonnes raisons pour ne pas être inexorable.

Enfin, ne pouvant plus résister à son ardeur et désolé de ma résistance, il ne ménagea plus rien pour tâcher de me fléchir. Il crut que le plus sûr moyen de m’exciter à la compassion était de me découvrir toute l’étendue des maux que je lui faisais souffrir, persuadé que cette vue m’attendrirait en sa faveur.

Dans toute autre circonstance, je n’aurais pas certainement pu tenir contre les traits d’une éloquence si persuasive. Ce spectacle me toucha ; je me sentis émue ; mais plus il excitait ma pitié, moins je croyais devoir y céder. Il paraissait attendre avec une impatience mêlée de crainte le résultat de mes réflexions.

Tout me parlait en sa faveur : sa jeunesse, les grâces naïves d’une figure embellie par la seule nature, sa timidité, son ignorance même qui, par l’embarras où elle le mettait, donnait à ses empressements une expression d’autant plus piquante que je n’y voyais que la vérité du sentiment. Ajoutez à des motifs si puissants ma propre faiblesse et la cruelle abstinence dont mon cœur gémissait depuis quelques jours ; que de raisons pour me déterminer, si une autre raison sans réplique n’eût contrebalancé mon penchant ! Je le regardai tendrement ; la douceur de mon regard, qui semblait lui promettre encore quelque chose de mieux, le pénétra.

Un soupir, que je n’eus pas la force de retenir, lui annonça encore d’une manière plus distincte les dispositions de mon cœur. Enhardi par ces témoignages de mon attendrissement, il renouvela ses instances. Je ne savais plus quelle résolution prendre, lorsqu’une idée que je fus surprise même de n’avoir pas conçue plus tôt me suggéra les moyens de lui faire entendre raison.

L’exposition de ses peines me fit envisager les ressources de consolation que je pouvais employer pour le soulager. Je pris mon texte là-dessus, j’essayai charitablement d’adoucir l’amertume de son état et de le rendre à lui-même. Les passions irritent lorsqu’on les heurte de front ; ce n’est qu’en les flattant qu’on parvient à les rendre raisonnables.

Autant par docilité que par inexpérience, il se prêta aux tentatives de consolation que je mettais en usage pour le tranquilliser. J’en reconnus l’efficacité au délire singulier dans lequel je m’aperçus qu’il se plongeait, j’augurai bien du succès de mes soins. Ses yeux se troublèrent ; son cœur, enivré par cette image de volupté, paraissait absorbé dans une méditation profonde ; il sortit de cette rêverie pour témoigner par ses transports la surprise qu’excitait en lui la nouveauté d’une impression qu’il n’avait pas encore éprouvée. Je reconnus aux battements précipités de son cœur que le charme, parvenu à sa dernière période, allait se dissiper par sa propre force.

À l’instant même, d’heureuses prémices de sentiment achevèrent de me convaincre ; je me rendis à des garants si peu équivoques de la sincérité de l’hommage qu’il rendait aux plaisirs.

Revenu de cet égarement, il ne cessait, par ses baisers brûlants imprimés sur mes mains, de me prodiguer les plus tendres marques d’une vraie reconnaissance : tour ingénieux pour m’engager à renouveler mes bienfaits, car je lisais dans ses yeux que sa reconnaissance était intéressée.

Il faudrait avoir l’âme autrement faite que je ne l’ai pour résister à des manières si délicates de solliciter des grâces. Je me remis de nouveau à lui donner des marques de ma compassion pour son tourment.

Jusque-là j’avais obligé gratuitement, sans aucun retour sur moi-même. J’avais aussi cependant besoin de consolation de mon côté. La tristesse des malheureux se communique par la fréquentation ; il en est, je pense, de même de presque toutes les affections de l’âme.

À force de m’intéresser au sort de l’objet de mes complaisances, je m’aperçus que, séduite par ma pitié, je devenais la dupe de mon bon cœur. J’achevai de perdre le peu de constance qui me restait ; tremblante et certaine d’être forcée d’avoir recours pour moi-même aux bontés que je mettais en usage pour d’autres, je les continuais toujours cependant avec une ferveur incroyable, au hasard d’en épuiser la source.

L’amour, touché de mon désintéressement, eut pitié de moi et récompensa mes soins généreux. Je sentis par degrés que les ressorts de mon imagination s’ébranlaient ; je commençai d’entrer pour quelque chose dans les peines que je me donnais. Émue par mes propres bienfaits, je parvins bientôt au point de les partager, sans faire tort à celui sur lequel je les répandais ; au contraire, même, on s’en persuade que plus aisément lorsqu’on est intimement pénétré du sentiment qu’on veut exciter. Ce que j’éprouvais redoublait l’activité de mes bontés, mes sens se troublèrent, le dernier effet de mes soins acheva de m’en ôter l’usage. Je m’égarai enfin dans un désordre d’autant plus délicieux qu’il n’était dû qu’à la seule force de mes idées.

Quoiqu’une pareille occupation n’eût en soi rien de désagréable, elle eut le sort des meilleures choses qui lassent et rebutent à la fin. Je discontinuai mes bontés, n’en pouvant plus faire une application utile. Il fallait remplir le vide du reste de la journée.

Je proposai à mon amant de me conduire à la comédie, il consentit. Il m’apprit, en allant, sa situation.

Fils unique d’un père extrêmement riche, il dépendait d’un oncle qui lui refusait avec dureté les plus légères bagatelles ; une conduite si gênante l’avait forcé de recourir aux usuriers. L’obligeant ***, ministre de ses plaisirs, était parti revêtu de la qualité d’agent secret pour conclure un traité avec un de ces honnêtes messieurs et devait l’amener le soir même chez moi pour ratifier les articles.

Nous arrivions à la comédie. J’étais sous les armes. La magnificence de mon ajustement abusa l’ouvreuse de loges, qui, jugeant à mes habits que je devais être placée avec distinction, nous installa dans les premières loges.

Une réflexion, qui passa rapidement, me fit douter si j’accepterais cet honneur ; mais l’amour-propre me décida. Je me trouvai flattée de pouvoir représenter publiquement avec quelque sorte de dignité. C’était d’ailleurs un coup d’État : en occupant cette place, j’acquérais le même droit à toutes mes semblables. L’intérêt du corps voulait donc que j’en prisse possession.

J’entre avec cette noble hardiesse que les ignorants traitent d’impudence. Je jette quelques regards nonchalants dans les loges voisines, j’honore le parterre d’un air méprisant, tel que doit l’avoir une divinité pour de faibles mortels. Je m’assieds, je prends une attitude ; je fus fâchée dans le moment de n’avoir pas apporté un panier à ouvrage, sentant combien j’aurais relevé la majesté de ma contenance en m’occupant à faire des nœuds. J’y supplée en marquant la mesure par de légères inclinations de tête alliées au mouvement d’une de mes mains.

Tandis qu’occupée de la noblesse de mon maintien, j’essayais de me donner les grands airs que m’avait appris l’usage du monde, le parterre, dont j’avais excité l’attention, cherchait à me déchiffrer. C’est un amusement qui charme pour quelques instants l’impatience que cause la lenteur des comédiens.

Plus de cent lorgnettes braquées contre ma figure me mirent au fait de la curiosité des spectateurs. Je n’étais pas une énigme ; il est d’ailleurs impossible que dans la foule qui compose une assemblée aussi nombreuse il ne se trouve des personnes de connaissance ; une femme répandue n’a jamais l’agrément de pouvoir garder l’incognito.

Quelquefois la gloire devient importune ; il est triste d’être toujours affichée malgré soi, et d’être en tous lieux accablée du poids de sa réputation.

Les regardants n’eurent pas beaucoup de peine à savoir qui j’étais ; mon nom courant de bouche en bouche les instruisit tous. Un murmure confus s’éleva, ce qui fut suivi d’un battement de mains universel. Ces applaudissements n’étaient pas trop de mon goût ; ils obligent les acteurs pour qui ils sont faits ; j’ai vu même quelquefois des auteurs du premier ordre ne pas dédaigner cet encens.

Quelque peu de cas qu’on fasse des idoles avec lesquelles ils le partagent, cela ne les empêche pas d’y courir avec avidité ; de disparaître des endroits où ils ont épuisé les applaudissements, de se remontrer ensuite dans d’autres pour les renouveler ; de se multiplier dans tous les coins de la salle et de ne se retirer qu’après avoir savouré de toutes les manières un plaisir si flatteur.

Ces petites industries ont plus d’un objet. Ce mécanisme innocent entretient la bonne intelligence avec le public et pourrait même quelquefois étayer une pièce nouvelle.

Ma modestie commençait à s’alarmer de ce concert unanime. Je feignis quelque temps d’ignorer que j’en étais l’objet. Le parterre, trop plein de bonne volonté, s’aperçut de l’écho que la pudeur opérait sur moi, il ne voulut pas absolument que ma gloire fût la victime de ma retenue. Plus je paraissais me refuser aux hommages, plus il affectait de les caractériser : on se pressait en foule du côté de ma loge, mon nom retentissait jusqu’au cintre. Les plus empressés se mettaient sur les épaules des autres pour me considérer de plus près ; je les voyais accourir de l’extrémité de la salle, portés comme en triomphe : ils fendaient la multitude, s’approchaient pour me dire quelques douceurs impromptues et fondaient tout de suite pour faire place à d’autres. Les acteurs sur la scène ne pouvaient obtenir audience, le désordre était général, je pouvais seule le faire cesser ; il n’était pas juste que l’intérêt de ma gloire prévalût sur les plaisirs publics. Je me retirai malgré les efforts qu’on fit pour me retenir en m’applaudissant avec encore plus de fureur.

J’allai dans l’amphithéâtre chercher une place moins exposée à l’incommodité des honneurs publics. Je fus tentée, dans mon dépit, de jeter mon mouchoir au milieu de l’assemblée, avec un défi au plus déterminé de me le rapporter à la fin de la pièce ; mais je me ressouvins heureusement que le trait n’était pas neuf.

Je désirais impatiemment la fin du spectacle ; car les hommages que le parterre me renouvelait de temps en temps ne laissaient pas que de me fatiguer malgré mon intrépidité.

Nous sortîmes enfin et nous voilà de retour chez moi, où *** nous attendait depuis une heure, accompagné du modeste et révérencieux M. Harpin, le refuge de tous les enfants de famille brouillés avec leurs pères ou leurs tuteurs. On avait choisi ma maison pour le lieu du rendez-vous, dans l’appréhension que la figure équivoque de l’usurier ne causât des soupçons à l’oncle de *** ; c’est le nom de mon nouveau soupirant.

Nous eûmes à essuyer un discours ennuyeux sur la difficulté des ressources et sur la rareté de l’argent, obstacles qui eussent rebuté Harpin, sans l’amitié qui le liait avec *** et l’inclination qu’il se sentait à obliger d’honnêtes gens.

Après bien des discussions, on convint, moyennant un intérêt énorme, et l’argent fut promis pour le lendemain. Mon amant ne se sentait pas d’aise d’avoir conclu un si bon marché.

Quel plaisir pour un jeune homme captivé depuis son enfance, de pouvoir enfin prendre l’essor et se voir à la veille de disposer d’une somme considérable ! Il embrassait son cher ami *** ; le seigneur Harpin avait aussi part à sa reconnaissance. J’étais presque oubliée dans l’excès de joie qui le transportait ; j’aurais été injuste de murmurer de la préférence qu’il leur donnait dans cet instant, vu les obligations infinies qu’il leur avait.

Pouvait-il prodiguer ses caresses à des personnes qui le méritassent mieux ? Des gens tels que ceux-là sont impitoyables, et c’est pour moi, je l’avoue, une surprise toujours nouvelle de voir le peu de considération qu’on a pour eux. On devrait bien être plus attentif à distinguer par des honneurs et des récompenses des hommes si utiles à la société.

Ce M. Harpin, que tout Paris reconnaîtrait si je le désignais sous son nom véritable, prévint le lendemain l’heure à laquelle il avait promis d’apporter l’argent. Je m’étais aperçue, la veille, à quelques œillades détournées, que j’avais l’honneur de ne pas lui déplaire ; ce soupçon fut confirmé par la visite matinale qu’il me rendit.

J’étais encore couchée lorsqu’on l’annonça. Je ne crus pas devoir faire de façons avec lui ; je criai de mon lit qu’on le fît entrer. Miséricorde, quel excès de parure ! du linge blanc et une perruque presque poudrée ; un visage où la crasse primitive ne paraissait plus que par sillons, ce qui démontrait l’envie qu’on avait eue de le nettoyer.

Je vis, pour le coup, qu’il y avait du dessein, et j’en lirai un favorable augure. Je m’imaginai que je pourrais me servir de ce commencement d’inclination pour essayer d’amollir la dureté de son âme et faire modérer l’intérêt excessif qu’il avait exigé. Mais je fus bien obligée de rabattre de mes espérances. À peine lui en fis-je l’ouverture qu’il se récria comme si l’on eût attenté à sa vie.

— Ah ! de grâce, mademoiselle, me dit-il, ne parlons pas de cela, je n’ai déjà que trop sacrifié de mes droits ; je ne m’en repens pas cependant, continua-t-il en se radoucissant, pourvu que vous preniez en gré le sacrifice ; mais ne me demandez rien de plus ; si vous saviez combien je mets du mien, bien loin de vous plaindre, vous seriez la première à me blâmer.

Hélas ! ajouta-t-il en poussant un soupir rauque, si je me suis restreint à cette somme modique, c’est que j’ai pensé, mon adorable, que vous me tiendriez compte du surplus et qu’un peu de vos bontés me dédommagerait.

Je n’avais jamais écouté des douceurs d’usurier. Celles-ci me parurent singulières ; je trouvai plaisante cette façon peu coûteuse de prétendre à mes bontés. Je résolus de le punir de sa témérité. Il ne méritait point de ménagement ; aussi n’en eus-je aucun pour lui. Je fus charmée de trouver cette occasion pour venger mon amant et le public rançonnés par son avarice.

Le lecteur se souviendra sans doute de la disposition critique où j’étais ; l’enchantement subsistait toujours, à quelques adoucissements près, qui ne m’empêchaient pas de pouvoir communiquer le charme. Je saisis une conjoncture si favorable de châtier un homme que la vindicte publique réclamait. Je feignis de m’attendrir.

Harpin, charmé d’obtenir de si doux moments à si juste prix, profita du gratis avec avidité ; on ne trouve pas toujours de si bons marchés. Je n’épargnai rien pour le lui faire trouver meilleur : caresses, redoublement de transports, complaisances de toutes les espèces. Je le contraignis d’avouer qu’il ne s’était jamais trouvé à pareille fête. ***, qui vint au bout de deux heures, la fit cesser. L’argent fut compté et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

Comme il avait pris sa réfection de plaisirs pour plusieurs jours, il ne revint pas me voir ; mais je le rencontrai peu de temps après et je devinai à son air qu’il n’était pas de goût à renouveler notre connaissance.

Le beau temps succède à l’orage : vieux proverbe que l’expérience vérifie tous les jours. Les biens présents font oublier les maux qui les ont précédés, et les plaisirs voisins de la douleur n’en deviennent que plus sensibles par la comparaison qu’on en fait.

Les efforts que j’avais employés pour subir mon malheur avec constance ne m’avaient tranquillisée que médiocrement.

J’étais d’ailleurs condamnée à des exercices de pénitence dont la fréquente répétition réveillait mon impatience. Je soupirais ardemment après le jour heureux qui devait me rendre à moi-même.

Cet instant si désiré arriva enfin ; mon cœur devenu plus libre se prêta avec plus de confiance aux agaceries de la volupté. Si je paraissais encore verser quelques larmes, ce n’était plus que par mignardise, à peu près comme un enfant qu’on vient de gronder et qui considère les bonbons qu’on lui présente pour l’apaiser ; la joie renaissante qui brille dans ses yeux laisse encore entrevoir de faibles vestiges d’une douleur évanouie.

L’amour en souriant acheva d’essuyer mes pleurs : l’oracle, par ses réponses exécutées fidèlement, en avait radicalement tari la source ; il m’annonça lui-même que je n’avais plus besoin de le consulter et m’offrit de consolider la certitude qu’il me donnait de mon état par des assurances personnelles. Je le pris au mot, les preuves furent complètes et ne laissèrent aucun prétexte à l’incrédulité.

Qu’il est doux de se trouver enfin délivré d’une ennuyeuse captivité ! le cœur, libre et rendu à lui-même, cherche, par l’impétuosité de ses désirs que la contrainte n’a fait qu’irriter, à se dédommager des contradictions qu’il a essuyées.

Je savourai avec un ravissement inexprimable le plaisir de pouvoir donner au timide *** les premières leçons de tendresse. Les ménagements que j’avais été obligée de garder avec lui l’avaient préparé par degrés. L’instant de son triomphe était arrivé ; je ne voulus pas le reculer davantage ; mes désirs, d’intelligence avec les siens, ne me permettaient pas de différer.

Que le lecteur se rappelle cet instant heureux où son âme, étonnée de la rapidité de ses désirs, se livra pour la première fois aux charmantes impressions de la volupté ; qu’il se retrace ces mouvements confus de joie et de plaisir, cette délicieuse ivresse, ces transports, ce désordre des sens qui pénètre le cœur et l’enchante à l’apparition subite d’un plaisir imprévu. Tel était mon amant ; ma sensibilité égalait la sienne. La retraite et l’austérité à laquelle je m’étais astreinte depuis quelque temps m’avaient donné des sens presque neufs. Pénétrés de notre tendresse, nos soupirs confondus furent les premiers interprètes de la flamme qui nous consumait ; bientôt nos cœurs, sources intarissables d’amour et de plaisirs, éprouvèrent ce désordre, ces confusions délicieuses, que le sentiment seul connaît et que les expressions les plus vives affaiblissent ; il n’appartient qu’à l’amour d’en tracer l’image dans le fond de nos cœurs.

L’excellence de mon amant, qui se développait de jour en jour, m’attacha à lui. Notre union a duré longtemps sans aucun trouble ; il est aimable, ses yeux sont tendres et spirituels, une physionomie charmante, fort bien fait, quoique un peu maigre ; mais cette maigreur lui sied, elle intéresse pour lui ; elle annonce moins une santé faible qu’un cœur tendre.

Je ne sais pas s’il y a beaucoup de femmes de mon goût, mais je ne manquerais pas de raisons pour le justifier. Je suis révoltée contre ces fainéants engraissés, riches d’un embonpoint acquis à nos dépens, et qui fait moins l’éloge de leur tempérament que la satire de leur mauvais cœur.

J’avais envie de terminer ici la seconde partie de ma vie et de supprimer une aventure qui me fait trop d’honneur pour ne pas alarmer ma modestie ; mais les exemples édifiants sont si rares que je passe par-dessus toute considération. Ce raisonnement n’est peut-être que de l’orgueil déguisé ; qu’importe, pourvu qu’il produise un bon effet.

Notre ami ***, ce vertueux médiateur qui m’avait procuré la connaissance de mon amant, me faisait sa cour avec assez d’assiduité ; je l’avais agréé au nombre de mes commensaux. *** lui prêtait de l’argent ; ces petits bienfaits aiguillonnaient sa reconnaissance ; il cherchait toutes les occasions de m’en donner des marques. Il vint un jour avec empressement m’apprendre que j’avais fait une conquête importante et dont je pourrais retirer des avantages considérables.

— Vous connaissez ***, ajouta-t-il.

— Est-ce l’honnête homme ? interrompis-je.

— Fi donc, dit-il, c’est bien de gens comme cela que je me mêle : je vous parle du fameux ***, le plus déterminé corsaire de Paris.

Vous comprenez bien, poursuivit-il, qu’il serait du dernier ridicule de manquer d’égards pour un homme d’un pareil mérite. Il désirerait volontiers pouvoir reconnaître par un aveu public la faveur qu’il implore ; mais la considération dont Paris l’honore retient son zèle et le contraint de réduire à l’incognito l’espèce de culte qu’il veut rendre à vos charmes. Il craint qu’en affichant l’inclination qu’il ressent pour vous, des gens malintentionnés et peu instruits des ressources de la profession ne soient scandalisés de lui voir prendre un pareil essort ; les malignes conséquences qu’ils en tireraient pourraient donner atteinte à son crédit en faisant présager des choses dont il n’est permis qu’à l’événement seul de dévoiler le mystère. Au surplus, vous n’y perdrez rien ; le judicieux *** sait apprécier vos bontés ; cinq cents louis qu’il offre, pour chaque entretien nocturne dont vous daignerez l’honorer, doivent vous persuader de son discernement.

Quelque bonne opinion que j’eusse de mes charmes, j’avoue cependant que le prix me parut fort honnête. Il me donna la curiosité de connaître une personne qui s’entendait si bien à taxer les honoraires du beau sexe.

Que la somme cependant n’effarouche pas mes lecteurs. Mon histoire doit leur avoir appris que je n’aime pas traiter les gens de Turc à Maure ; on peut me fléchir à moins : je sais, quand il est nécessaire, me proportionner aux situations. Cela me fait ressouvenir d’un trait d’histoire ; car je lis quelquefois, et je retiens à merveille tout ce qui a quelque rapport avec ma profession.

Une Romaine aimable, dont le nom m’est échappé, qui, comme moi, s’était dévouée au plaisir de sa patrie, après avoir longtemps exercé l’humanité envers ses concitoyens, sans acception de rang et de fortune, parvenue à une certaine célébrité, méprisa les hommages du peuple ; c’était cependant ce culte presque universel qui l’avait accréditée.

Fière de voir tous les jours à ses pieds les plus illustres têtes de l’État, elle fit mettre au-dessus de sa porte une inscription fastueuse qui interdisait l’entrée de sa maison aux hommes ordinaires et n’admettait à ces excès d’honneur que les premiers de la République, parmi lesquels sans doute étaient compris les financiers de Rome, que leur opulence mettait en état de prétendre à ses grâces concurremment avec les pontifes, les consuls, les prêteurs et les édiles.

Le peuple murmura d’une préférence si humiliante pour lui : l’orgueilleuse beauté fut chansonnée ; elle méritait un pareil traitement ; il y avait dans sa conduite un fonds d’ingratitude inexcusable. Je suis bien éloignée d’être entêtée d’une vanité si ridicule. Je n’ai pas oublié ma source et je m’efforce autant que je puis de me rapprocher de moi-même. Ne sais-je pas bien qu’il faut vivre avec tout le monde ?

Je demande grâce pour ce petit écart. Revenons à *** : je donnai ma parole à son agent qui vint, deux jours après, me conduire chez lui. Il est inutile de dire que j’étais attendue avec impatience.

Je fus introduite dans un appartement fort riche : ***, selon l’usage des grands, avait le sien séparé de celui de sa femme. La somme promise fut comptée avec la meilleure foi du monde ; après cette petite formalité préliminaire, je songeai de mon côté à me mettre en état de remplir mes engagements.

Je n’entrerai pas dans le détail de ce qui se passa entre nous, j’aurais trop peu de chose à dire ; qu’il suffise de savoir qu’il ne me parut pas que le fonds des désirs du sensuel *** répondit à l’idée avantageuse que m’en avait fait concevoir sa générosité. Jamais peut-être repas préparé à grands frais n’excita moins d’appétit. Je fus presque tentée de me faire un cas de conscience de retenir un argent si mal gagné ; mais je me rassurai, en faisant réflexion à cette belle maxime établie depuis longtemps et dont le beau sexe est redevable à la savante Mlle ***, consommée dans les usages de Cythère, qui nous apprend que les femmes jouissent du même privilège que l’Opéra, où, lorsque la toile est levée, le spectateur n’est plus en droit de réclamer son argent.

Comme je n’avais rien de mieux à faire, je m’amusai pendant la nuit à réfléchir sur une foule d’idées qui se présentaient successivement à mon esprit. L’étonnement où me jetait la prodigalité de *** exerça longtemps mon attention, je ne comprenais pas les ressources qui pouvaient lui faciliter de si prodigieuses dépenses. J’en étais effrayée ; je n’étais pas encore au fait des secrets de l’art, que je n’appris que peu de temps après.

Un bain impromptu, pris à propos, remédie au désordre des affaires ; c’est une petite ablution peu coûteuse et fort commode pour effacer les vieux péchés. On peut encore avoir recours à quelque pèlerinage secret sur la frontière et l’on capitule de loin pour l’absolution. Il y a encore une infinité de gentillesses de métier, que les maîtres de l’art savent employer utilement et qui ne doivent plus surprendre après les expériences dont le public vient d’être témoin.

Le jour parut et mit fin à mes observations ; je m’habillai promptement. Je me préparais à sortir lorsqu’un domestique confident vint avertir *** que sa femme demandait à lui parler, et qu’elle allait monter à son appartement.

Une pareille visite m’interdisant la retraite, je n’eus d’autre parti à prendre que de me cacher dans un petit cabinet voisin dont je fermai la porte sur moi. Comme il n’était séparé de la chambre que par une cloison fort légère, j’étais à portée d’entendre toute la conversation.

Mme *** venait demander à son mari le paiement d’une pension modique qui lui était assignée pour son entretien et ses menus plaisirs. Je compris au ton avec lequel on répondit à ses prières que l’air du bureau n’était pas pour elle.

— Vous avez apparemment, madame, envie de me ruiner, lui dit-il brusquement ; vous croyez que l’argent se gagne aussi facilement que vous le dépensez. Vos dissipations me mettent à bout.

— Songez que ce que je vous demande n’est pas un objet.

— Comment, pas un objet ! Tandis que je suis obligé de me refuser tout pour faire honneur à mes affaires. S’il fallait que je fusse aussi prodigue que vous, je me trouverais bientôt dans le cas de ne savoir plus à quels expédients avoir recours.

Elle voulut encore réitérer ses instances.

— Morbleu, madame, dit-il en élevant encore plus la voix, vous m’excédez de vos importunités. Je vous laisse maîtresse de mon appartement, restez-y jusqu’à ce que l’ennui vous en chasse ainsi que moi.

Il sortit en même temps, ne doutant pas qu’elle ne dût le suivre.

Il ne serait pas facile de peindre l’étonnement où me jeta un procédé aussi dur. J’étais encore bien éloignée de connaître toutes les bizarreries et les travers dont le cœur humain est capable. Une injustice aussi odieuse me révolta. J’étais indignée, le sort de cette femme me fit pitié.

Je suis née tendre ; à la compassion succéda le dessein de réparer ses malheurs.

La noblesse du projet me ravit, mon âme se trouva tout d’un coup entraînée par la rapidité d’un mouvement auquel je n’opposai pas la moindre résistance.

J’ouvris avec précipitation la porte du cabinet où j’étais enfermée, Je trouvai Mme *** occupée à essuyer ses larmes. Qu’elle avait de grâces à pleurer ! Il fallait être son mari pour n’y pas être sensible. Je ne lui laissai pas le temps de revenir de la première surprise que lui causa ma présence.

— Nous n’avons pas le temps, madame, lui dis-je, moi de vous faire des excuses froides et déplacées, ni vous de les entendre. Je viens d’être témoin de la manière dont votre indigne mari vous a traitée ; la perte d’un cœur aussi méprisable ne mérite pas vos pleurs. Je vous offre pour consolation le partage de ses dépouilles.

Je tirai en même temps la moitié de la somme qui m’avait été consignée la veille, je la mis sur une table vis-à-vis d’elle.

— Ne vous informez point, continuai-je, du motif qui m’engage à faire ce que je fais. Votre âge et votre figure devraient vous mettre à l’abri de scènes aussi désagréables. Que d’hommes se trouveraient heureux d’obtenir comme une grâce la permission d’acquitter les dettes de votre mari ! Adieu, madame, je vous souhaite assez de courage pour profiter de l’avis.

Je sortis en même temps sans attendre sa réponse.

Qu’il y a de plaisir à être généreuse ! Je n’ai jamais rien fait qui m’ait flattée plus agréablement.

Je rentrai chez moi avec une satisfaction que je n’entreprendrai point de décrire : mon amour-propre y est trop intéressé.



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