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La Bonne aventure (Sue)/3/VIII

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 221-251).
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VIII

Madame Fauveau connaissait trop la physionomie de son mari pour ne pas remarquer combien il paraissait sombre et agité ; elle attribua cette émotion à l’entretien qu’il venait sans doute d’avoir avec Ducormier.

Et elle éprouva une vive satisfaction en se disant que sans doute Joseph, suivant les avis réitérés du docteur Bonaquet, venait de faire entendre ou de déclarer à Anatole que désormais leurs rapports d’intimité devaient complètement cesser. Quelle fut donc la surprise de madame Fauveau, lorsqu’elle entendit Joseph lui dire d’une voix légèrement altérée :

— Maria, la domestique va rester au magasin pendant que nous monterons là-haut ; nous avons à causer, et ici nous serions dérangés par les acheteurs ; viens.

Ce disant, Fauveau sonna la jeune servante ; elle descendit de l’entresol, reçut les ordres de son maître, et celui-ci, accompagné de Ducormier et de Maria qui les suivait presque machinalement, monta dans le petit entresol situé au-dessus du magasin.

Joseph ferma la porte de la chambre à coucher où allait se passer la scène suivante.

Maria, n’osant lever les yeux sur Anatole, ôta son châle et son chapeau : sa délicieuse petite figure ordinairement si rose, si franche, si éveillée, était déjà un peu pâlie et avait alors une expression mélancolique qui lui donnait un charme nouveau ; parfois ses grands yeux étonnés et attristés s’attachaient sur son mari avec inquiétude, attendant qu’il s’expliquât. Enfin il lui dit d’un air chagrin et contenu :

— Maria, je ne veux pas te faire des reproches, car tu as agi selon toi pour le mieux ; mais enfin tu m’avais caché qu’un misérable avait osé t’envoyer ici un homme pour… — Puis la colère de Joseph se réveillant à la pensée de cet outrage, il frappa du pied avec fureur et s’écria : — Vieux gredin ! quel front !

Maria devina de quoi il s’agissait et reprit avec l’expression d’une surprise profonde :

— Comment ! Joseph, tu sais…

— Oui, Maria, oui, je sais… je sais tout…

— Eh bien ! c’est justement à propos de cela que je suis sortie ce matin.

— Que veux-tu dire ?

— Ma première idée avait été, vois-tu, Joseph, de ne pas te parler de cette sotte et vilaine aventure ; car tu penses bien que j’ai reçu cet homme comme il le méritait.

— Anatole me l’a dit.

— M. Anatole ! — reprit Maria stupéfaite, — mais comment sait-il ?…

— Je t’expliquerai cela tout-à-l’heure. Continue.

— Je te disais donc, mon bon Joseph, que j’avais d’abord résolu de ne te parler de rien, car si jusqu’ici je t’ai toujours raconté, afin d’en rire à nous deux, les bêtes de déclarations que me faisaient quelques-unes de nos pratiques, cette fois il s’agissait d’argent, et c’était si ignoble que j’ai craint de t’affliger ; cependant, comme l’on peut se tromper, hier j’ai tout raconté à maman afin d’avoir son avis ; elle m’a répondu que je faisais bien de me taire là-dessus ; au lieu de te chagriner inutilement, j’ai suivi son conseil ; pourtant, mon bon Joseph, je me sentais le cœur tout serré depuis que je te cachais quelque chose ; cela me pesait comme un remords ; aussi, ce matin, j’ai retourné chez maman pour la consulter encore. « S’il en est ainsi, mon enfant, s’il t’en coûte d’avoir un secret pour ton mari, m’a-t-elle dit, raconte-lui la chose comme elle s’est passée. » Et c’est ce que j’allais faire en rentrant, mon ami.

— Je te remercie de ta confiance, — répondit Joseph d’un air contraint. — Je savais d’ailleurs, je le répète, grâce à Anatole, ce qui s’est passé.

— Mais, mon ami, — reprit Maria douloureusement frappée de l’air sombre de Joseph, que la vue de sa femme ne déridait pas, — comment M. Anatole a-t-il été instruit de ce que je n’avais confié qu’à maman ?

Joseph, en peu de mots, redit à sa femme ce qu’Anatole venait de lui raconter à lui-même.

Maria écouta ce récit avec autant de surprise que de dégoût ; puis elle fit la même réflexion que Joseph, et regardant Anatole avec un mélange de crainte et de répugnance, elle s’écria involontairement :

— Ah ! Monsieur, ce prince avait donc de vous une opinion bien mauvaise, qu’il osait vous croire capable d’une telle infamie ?

— Hélas ! Madame, avez-vous été plus épargnée que moi, vous ? Vous, mon Dieu ! l’honneur, la délicatesse, la dignité même ! dites, Madame ? Votre adorable tendresse pour Joseph, votre pieuse affection pour votre mère, votre dévoûment angélique pour votre enfant, toutes ces vertus qui font le bonheur de Joseph, ont-elles été respectées ? ont-elles empêché un misérable d’essayer de vous séduire par ses offres, de vous croire enfin, comme on m’a cru moi-même, capable d’accepter une proposition infâme ?

— C’est vrai, monsieur Anatole, — répondit madame Fauveau frappée de ce raisonnement. — Ce n’est pas la faute des braves gens si les méchants les jugent mal.

— Et c’est si vrai ce qu’Anatole dit là, — reprit amèrement Fauveau, — c’est si vrai, que ma première pensée a été celle-ci : « Pourvue l’on ait seulement osé faire une pareille proposition à Maria, il faut qu’il y ait eu quelque chose… de mauvais bruits répandus dans le quartier. »

— Ah ! Joseph, — reprit douloureusement la jeune femme, sans pouvoir retenir ses larmes, — c’est la première fois de ta vie que tu me dis un mot qui me blesse au cœur !

Et elle mit son mouchoir sur ses yeux.

— Allons, ne pleure pas, Maria, — reprit Joseph avec un accent qu’il tâchait de rendre bienveillant, mais qui trahissait une défiance péniblement dissimulée. — Je ne te dis pas ce que je pense de cela maintenant… je le pensais tout à l’heure… Que veux-tu ! l’on n’est pas maître de cela…

— Ah ! madame, — reprit Anatole avec une expression de cruelle amertume, — voilà pourtant les résultats de ces tentatives infâmes ! On les repousse de toute la hauteur de la vertu ou de l’honneur outragés, et pourtant les esprits les plus droits, les cœurs les plus nobles, vous et Joseph enfin, vous ne pouvez vous empêcher de dire : « Il faut qu’il y ait quelque chose. » Ah ! vous le voyez, le contact de la corruption a cela d’horrible qu’aux yeux même les moins prévenus, sa fange semble souiller ce qui est toujours resté pur. Aussi, haine, vengeance implacable contre ces misérables qui se font un jeu de ce qu’il y a au monde de plus sacré… le repos et l’honneur d’une femme.

— Oui, haine et vengeance ! — répéta Fauveau dont la loyale figure se contractait douloureusement, et qui plusieurs fois évita les regards de Maria, de plus en plus surprise et alarmée. — Si la vengeance ne vous rend pas le repos, du moins ça console. Je souffre, mais je ne souffre pas seul.

— Et pourquoi souffrirais-tu, Joseph ? — dit Maria contenant difficilement ses larmes. — Parce qu’une offre honteuse m’a été faite… Est-ce donc ma faute ?

— Non, non, ce n’est pas ta faute, — répondit Fauveau avec une sorte d’impatience febrile.

Puis, s’adressant à Anatole :

— Parlons vengeance ! parlons vengeance !

— Lorsque madame est entrée, — reprit Ducormier, — je te disais, mon ami, qu’il m’avait fallu un grand empire sur moi-même pour ne pas éclater à la proposition du prince. J’ai fait plus, j’ai accepté l’indignité qu’il me proposait.

— Vous, monsieur Anatole ! — s’écria Maria en joignant les mains avec stupeur ; — vous avez accepté ?…

— Oui, madame, et j’ai fait quelque chose qui m’a coûté davantage encore, — ajouta Ducormier avec une expression de regret navrant. — Au risque de perdre l’amitié de Jérôme… j’ai menti à la promesse que je lui ai donnée… Aussi maintenant il me croit un homme sans cœur, sans parole… Plus tard, sans doute, il reconnaîtra son erreur ; mais en attendant, son cœur s’est refroidi pour moi, et quoique momentanée, la perte de l’estime d’un homme que j’aime, que je vénère autant… m’est cruellement douloureuse.

— Mais, monsieur Anatole, — reprit Maria, — qui vous a donc obligé à laisser M. Bonaquet dans cette erreur qui vous est aussi pénible qu’à lui ?

— L’intérêt de Joseph, le vôtre, madame, — répondit Ducormier avec une douce résignation, et je dois aussi vous l’avouer, le besoin de me venger en vous vengeant. J’ai donc accepté l’offre infâme du prince. « Mais, lui ai-je dit, pour pouvoir parler en votre faveur à madame Fauveau, sans l’effaroucher tout d’abord, il serait indispensable que je remplisse auprès de vous une fonction intime… que je fusse, par exemple, votre secrétaire, cela me mettrait à même, toutes les fois que j’irais voir mes amis, de pouvoir, sans exciter l’ombrage de madame Fauveau, lui vanter votre générosité, votre esprit, votre toute-puissance, et peu à peu je l’amènerais peut-être ainsi, en la disposant bien pour vous, à vous écouter un jour ; mais il faut du temps, prince, beaucoup de temps ; et encore je ne réponds de rien, car madame Fauveau est la plus honnête des femmes et elle adore son mari, qui mérite cet amour. »

— Au fait ! Anatole, au fait ! — dit brusquement Fauveau, — où veux-tu en venir ?

— Tu vas le voir, mon ami, — reprit Ducormier. — Le prince, enchanté de mon idée, m’a pris à l’instant pour son secrétaire ; tu vois, Joseph, que j’étais ainsi forcé de manquer à ma parole envers Jérôme.

— Soit, — dit Joseph ; mais, au point de vue de ta vengeance, à quoi te servirait d’avoir accepté les offres de ce vieil infâme et de lui avoir demandé d’être son secrétaire ?

— D’abord, mon bon Joseph, en acceptant l’ignoble mission qu’il me proposait, j’empêchais le prince d’en charger une autre personne. Or, tu vois, malgré l’adorable pureté de ta femme, le chagrin que vous a déjà causé une tentative de corruption, si méprisée qu’elle ait été. Ce n’est pas tout : le prince est amoureux comme un grand seigneur riche et blasé, c’est-à-dire avec frénésie. Et malheureusement, mes amis, un grand seigneur comme lui ne se borne pas à être amoureux et à souffrir, il se croit tout permis envers de petites gens comme nous, il ne recule devant aucune méchante action, il risque tout, et le moindre danger de ces tentatives acharnées est de compromettre tôt ou tard la plus honnête femme du monde. Eh, mon Dieu ! oui, les misérables qui acceptent le rôle que je dois jouer, emploient tous les moyens, si odieux qu’ils soient. Ainsi, par d’affreuses calomnies, ils s’efforceront de perdre de réputation une femme dans son quartier, espérant ou avoir meilleur marché d’elle ou se venger de ses refus en la déshonorant d’avance.

— Assez, assez, Anatole, — reprit Fauveau en portant les deux mains à son visage. — La tête me tourne… J’ai comme des éblouissements… — Puis il s’écria d’une voix étouffée : — J’étais si heureux !

— Joseph, tu m’effraies, — reprit Maria, les larmes aux yeux. — Hélas ! mon Dieu, en quoi notre bonheur est-il donc menacé ? Est-ce que je ne t’aime pas toujours tendrement ?

— Si, si, Maria… tu m’aimes toujours… tu me le dis, je le crois.

— Joseph, ai-je donc besoin de te le dire… pour que tu me croies ? — dit Maria ne pouvant plus contenir ses larmes. — Tu ne m’avais jamais parlé ainsi…

— Allons, pleure, pleure, — s’écria Fauveau avec emportement, — il ne me manque plus que cela pour m’achever…

— Non, non, je ne pleure plus, Joseph, — répondit Maria en essuyant ses yeux, — je ne pleurerai plus, puisque cela te contrarie.

Et pendant que sa femme restait absorbée dans un douloureux silence, Fauveau dit à Ducormier d’une voix brève et saccadée :

— Mon ami… de ma vie… je n’oublierai ce que tu fais pour nous. Maintenant je comprends quel service tu nous as rendu en acceptant les propositions de cette vieille canaille, afin qu’il n’en charge pas un autre. Mais la vengeance, la vengeance ! Sinon, quoi qu’il arrive, et malgré son âge, tonnerre de Dieu ! je le pilerai sous mes pieds !…

— Calme-toi, Joseph, — reprit Ducormier, — j’arrive à notre vengeance. En demandant au prince une place de secrétaire qui me permit de vivre dans sa maison, j’avais un double but. Te rappelles-tu un domino noir avec qui je causais à l’Opéra, dans une loge, lorsque ta femme et toi êtes venus me retrouver ?

— Oui, je m’en souviens.

— Eh bien ! — reprit Ducormier, — le hasard… non, la Providence, la justice de Dieu, a voulu que ce domino qui, par désœuvrement, comme on dit, intrigue, fût la fille du prince, une duchesse, jeune, charmante, admirablement belle, mais insolente, mais hautaine comme toutes les femmes de sa race. — Et après une pause d’un instant, Ducormier reprit : — Oui, c’est une arrogante et grande dame. Pourtant, un jour… bientôt peut-être… je veux dire au prince : « J’ai paru vous servir, mais c’était pour défendre mes amis contre vos projets infâmes ; je vous ai demandé à vivre sous votre toit, mais c’était pour séduire votre fille. Oui, mon prince. Vous avez voulu porter la honte et le malheur dans une maison de gens de rien, comme vous les appelez ; eh bien ! moi, mon prince, moi, homme de rien, j’ai porté la honte et le malheur dans votre maison de grand seigneur ! » Et cette révélation écrasante, sais-tu, Joseph, devant qui je veux la faire à ce prince ?… devant toi, devant ta femme, car il viendra ici pour subir cet outrage. J’ai mon projet.

— Oh ! — s’écria Fauveau avec une expression de joie farouche, — je l’avoue, cela vaut encore mieux que de lui casser les reins, à ce vieux brigand ! N’est-ce pas, Maria ?

— Mon ami, — reprit timidement la jeune femme sans lever les yeux, — il me semble…

— Quoi ! Que te semble-t-il ?

— Cette jeune dame que M. Anatole veut séduire et déshonorer… elle est innocente des indignités de son père…

— Ah ! vraiment ? — reprit Joseph avec un sourire sardonique. — Tu as bon cœur ! tu es bien compatissante pour des gens qui veulent ton déshonneur et le mien !

— Joseph, laisse-moi t’expliquer ma pensée.

— Assez, — reprit durement Fauveau, — je n’ai pas besoin de ta permission pour me venger comme je l’entends. Cela ne regarde qu’Anatole et moi. Je t’aurais crue plus jalouse de notre honneur.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — murmura la pauvre femme en cachant sa figure dans son mouchoir, — c’est la première fois de sa vie qu’il me parle durement !

— Joseph, s’adressant à Ducormier, reprit :

— Cette vengeance me va, en attendant mieux.

— Tu comprends maintenant, mon bon Joseph, — reprit Anatole, — pourquoi je t’ai demandé ta parole de ne rien dire de tout ceci à Jérôme : il a ses idées, je les respecte, mais j’ai les miennes. Quand je lui parlais des dédains dont je souffrais depuis longtemps dans ce grand monde, il me disait, Joseph, et tu l’approuvais : Pourquoi subir ces dédains ? abandonne ce monde et oublie ses outrages !

— Dame ! — dit Fauveau, — entre nous, c’est un peu vrai.

— Oui, c’est vrai, au point de vue de Jérôme, au tien, Joseph, et c’est tout simple, vous ne connaissez pas les horribles tortures que j’ai endurées. Mais, à cette heure que tu ressens pour toi-même l’amertume de ces offenses, crois-tu, Joseph, qu’il soit possible de les oublier ?

— Les oublier ? jamais ! — s’écria Fauveau. Oui, avant d’avoir eu ma part de ces outrages, je pensais comme Bonaquet ; mais maintenant que l’on m’a cruellement blessé dans mon bonheur, je conçois que l’on sacrifie tout à sa haine. Cela lui est bien facile, à Jérôme, qui n’a jamais souffert de pareille offense, de dire aux autres d’oublier les outrages !

— Et puis enfin, Jérôme a épousé une dame du grand monde, elle est même parente du prince, et par conséquent de sa fille la duchesse. Or, tu comprends, Joseph, que si Bonaquet connaissait nos projets, il ne les tairait pas à sa femme, et celle-ci, tout naturellement, par amour-propre de famille…

— N’aurait rien de plus chaud que de prévenir ce prince que l’enfer confonde ! — reprit Fauveau. — Il te renverrait de chez lui.

— Et chargerait un autre que moi de ses poursuites contre ta femme. Or tu sais quels malheurs cela pourrait amener.

— Tiens, Anatole, je me ferais plutôt hacher en morceaux que de renoncer à nos projets. Non, non, Jérôme ne saura rien… je t’en ai donné ma parole, mon ami. — Et s’adressant à Maria d’un ton impérieux : — Tu entends, pas un mot de tout ceci à Jérôme ni à sa femme quand nous les reverrons.

— Pourtant, Joseph…

— Ah ! tu prends le parti du prince ! — s’écria le malheureux, dont la jalousie commençait d’aigrir le cœur et d’obscurcir l’intelligence. — Ah ! tu te ranges du côté de cette vieille canaille, qui voulait me déshonorer ? c’est bon à savoir !

— Monsieur Anatole, — reprit Maria en sanglotant, — vous entendez Joseph, mon Dieu, vous l’entendez ! Oser me dire que je prends le parti du prince contre lui !

— Pardonnez-lui, madame, la douleur l’égare ; mais je pense comme Joseph qu’il serait indispensable à nos projets que ni Bonaquet ni sa femme n’en fussent instruits.

— Maria, — reprit Fauveau, — me promets-tu de garder le secret envers Bonaquet et sa femme ?

— Mon ami…

— Réponds, me le promets-tu ?… Tonnerre de Dieu ! mais tu veux donc me rendre fou à la fin ! N’est-ce pas assez du chagrin que j’endure et dont tu es cause ?

— Moi, mon Dieu, moi !

— Écoute, Maria, — reprit Fauveau d’un air sinistre et menaçant, — si tu ne me promets pas à l’instant, sur l’honneur, et je te connais, si tu me donnes la parole, tu la tiendras ; si tu ne me promets pas à l’instant de ne pas dire un mot de nos projets à Bonaquet et à sa femme, je vais chez le prince, que l’enfer confonde, et je l’étrangle ! Choisis entre cette vengeance-là et celle que propose Anatole !

Maria, effrayée de la terrible résolution empreinte sur les traits de son mari et espérant conjurer quelque malheur, répondit d’une voix étouffée :

— Je te donne ma parole que je ne dirai pas un mot de tes projets ni à M. Bonaquet ni à sa dame.

À ce moment, la jeune servante, qui était restée au comptoir, entra et dit à Fauveau :

— Monsieur, il y a en bas une dame qui demande madame. C’est la femme de M. Bonaquet.

— Dites que ma femme est sortie, — reprit Fauveau avec impatience. — Allez !

— Mais, monsieur, j’ai répondu que madame était ici avec vous.

— Eh bien, dites que vous vous êtes trompée, que nous n’y sommes ni l’un ni l’autre.

— Joseph ! — s’écria Maria d’une voix suppliante, — madame Bonaquet devinera que c’est un mensonge ; elle s’en formalisera. Souviens-toi donc avec quelle bonté elle nous a accueillis.

— Elle se formalisera ou non, ça m’est égal, — répondit Fauveau. Puis, s’adressant à la servante en lui montrant la porte : — Et vous, obéissez.

La domestique disparut.

— Malgré sa brusquerie, Joseph a raison, madame, — dit Anatole à Maria qui fondait en larmes. — Vous voici tout éplorée… madame Bonaquet vous eût demandé la cause de votre chagrin, et ses questions vous auraient embarrassée. Allons, à bientôt, Joseph. Courage… espoir… nous serons vengés !

Ducormier ayant quitté Joseph Fauveau et sa femme, se rendit en hâte au Marais chez madame Duval.