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La Bonne aventure (Sue)/3/X

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 281-324).
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X

Lorsque Ducormier entra chez madame Dnval, celle-ci, lui montrant du geste un fauteuil en face de son lit, dit d’une voix émue, tandis que Clémence restait à son chevet :

— Veuillez, Monsieur, vous asseoir, et nous apprendre quelle chose si grave vous avez à nous annoncer.

— Ce que j’ai à vous apprendre, Madame, est très grave en effet, et cependant il ne s’agit que d’un bruit, — reprit Ducormier, — d’un simple bruit, peut-être dénué de tout fondement, je me hâte de vous en prévenir… J’ai reçu ce matin une lettre de Londres… où elle m’avait été d’abord adressée par un de mes amis qui me croyait encore dans cette ville… Cet ami a depuis longtemps quitté la France, et… Mais, Madame, — ajouta Ducormier en s’interrompant, — permettez-moi d’insister de nouveau sur ceci : rien n’est moins certain que la nouvelle que me donne mon ami ; il l’a recueillie en voyage, et il n’entre même à ce sujet dans aucun détail… ignorant à quel point ce qu’il m’annonçait pouvait m’intéresser. Ainsi, Madame, n’accueillez les paroles suivantes qu’avec la plus extrême réserve ; il est malheureusement presque probable que mon ami n’est que l’écho d’un faux renseignement. Aussi, serais-je désolé d’éveiller chez vous de vaines espérances.

À mesure que Ducormier parlait, l’attention de madame Duval redoublait ; bientôt, grâce aux précautions dont Anatole entourait son exorde, elle entrevit, d’abord confusément, qu’il s’agissait d’une révélation qui pouvait lui causer un faux espoir contre lequel on voulait la prémunir ; puis, au bout de quelques instants de réflexion, elle en vint naturellement à supposer que cette nouvelle douteuse, recueillie durant un lointain voyage, devait avoir trait à la mort du colonel Duval. Cette pensée, grâce aux extrêmes ménagements d’Anatole, ne se présenta donc que graduellement et sans dangereuse secousse à l’esprit de la malade. Aussi répondit-elle à Ducormier d’une voix presque calme :

— Monsieur, un mot seulement ; dans quel pays voyageait votre ami ?

Clémence, craignant que la révélation fût encore trop brusque, dit vivement à Anatole, avec un accent et un geste d’inquiétude :

— Monsieur, prenez garde !

Et comme Ducormier, échangeant un regard d’intelligence avec la jeune fille, hésitait à répondre, madame Duval reprit d’une voix ferme :

— Monsieur, votre ami voyageait en Algérie, n’est-ce pas ? Répondez-moi sans crainte.

Et s’adressant à sa fille :

— Rassure-toi, chère enfant ; monsieur a abordé ce sujet délicat avec tant de précaution et de sollicitude que je suis calme, tu le vois. Sois donc tranquille, je ne céderai pas à de folles espérances ; je sens trop bien que leur ruine me porterait un coup affreux. Ainsi, vous le voyez, monsieur, vous pouvez maintenant continuer en toute sécurité.

— Je le crois, je le vois, madame, — reprit Anatole, — et votre fermeté me soulage d’un poids cruel. Eh bien ! oui, madame, mon ami voyageait en Algérie ; il a entendu dire, dans une tribu lointaine qu’il visitait sur les confins du désert, qu’un colonel français que l’on croyait mort, était, depuis longtemps, retenu prisonnier par des Arabes nomades, à la suite desquels il marchait.

Madame Duval, malgré sa résolution, ne put retenir les larmes de joie que lui causait une espérance vivement combattue cependant par un doute plein de sagesse.

Clémence s’aperçut de l’émotion de sa mère et lui dit sans pouvoir non plus contenir son attendrissement.

— Mère chérie… je t’en supplie… pas de funestes illusions… Il me faut autant de courage qu’à toi pour résister à un pareil espoir, car, hélas !… il n’est pas nouveau pour nous !…

— C’est cela même qui doit te tranquilliser, mon enfant, et vous aussi, monsieur, car bien des fois ma fille et moi, sans preuves positives de la mort de mon mari, nous avions pensé qu’il pouvait être retenu prisonnier, mais, je l’avoue, nos suppositions n’avaient même pas pour base l’indice que vous nous donnez, et dont je reconnais pourtant avec vous toute l’incertitude…

— Rien de plus douteux, en effet, madame, car, j’ai l’honneur de vous le répéter, la lettre de mon ami n’entre dans aucun détail sur le fait ; il me le raconte seulement comme un bruit ; je n’y aurais moi-même attaché aucune importance, si plusieurs fois mademoiselle Emma Levasseur, et avant-hier encore mon excellent ami, le docteur Bonaquet, ne m’avaient parlé des doutes malheureusement peu vraisemblables qui restaient sur le sort du colonel Duval ; aussi, madame, ce matin, en recevant cette lettre, ma première pensée a été de vous informer avec toutes les précautions possibles de ce que je venais d’apprendre, puis d’écrire à l’instant à mon ami ; il doit, m’a-t-il dit, séjourner quelque temps à Alger ; je l’ai donc prié d’interroger scrupuleusement ses souvenirs, et surtout de m’instruire du nom et de la position géographique de la tribu où il a puisé ce renseignement, ce qui faciliterait peut-être les recherches.

— Ah ! monsieur, — dit madame Duval avec l’accent de la plus profonde reconnaissance, — quoi qu’il arrive, et bien que je conserve peu d’espoir, je n’oublierai de ma vie combien vous vous êtes montré bon et prévenant pour moi dans cette circonstance…

— Mon Dieu, madame, — reprit Anatole d’un ton modeste et pénétré, — qui n’eût pas agi comme moi ! Mon seul regret est de ne pouvoir faire davantage, et de me trouver dans une position tellement dépendante, qu’il m’est impossible de disposer de moi ; sans cela…

— Sans cela, Monsieur ? — dit madame Duval d’un air surpris et interrogatif.

— Sans la dépendance où je vis, Madame, — reprit Anatole avec une émotion contenue, — je vous aurais priée de me laisser jouir de l’un des plus grands bonheurs qu’il soit donné à l’homme de connaître ; mais ce beau rêve est impossible. Ah ! pour la première fois de ma vie, je regrette la richesse et la liberté qu’elle donne !

— En vérité, Monsieur, — dit madame Duval de plus en plus étonnée, — je ne vous comprends pas…

— N’est-il pas vrai, Madame, que beaucoup de personnes, et l’ami dont je vous parle est du nombre, vont visiter l’Algérie en curieux ou en artistes ?…

— Sans doute, Monsieur.

— Eh bien, Madame, imaginez un homme assez indépendant pour pouvoir entreprendre un pareil voyage, non dans le but de satisfaire ses goûts d’artiste ou sa curiosité de touriste, mais dans l’espoir de rendre peut-être à sa femme et à sa fille un des plus vaillants capitaines dont s’honore la France ! Ah ! Madame, — poursuivit Ducormier, dont les beaux traits semblaient rayonner d’enthousiasme, — quel bonheur de braver fatigues, privations, dangers, pour se vouer à une si sainte entreprise ! Quel plus noble emploi un homme riche et libre pourrait-il faire de son indépendance ? Mais, hélas ! le sort ne nous mesure pas également le pouvoir et le vouloir. Heureux, oh ! bien heureux ceux-là à qui il est donné d’accomplir tout le bien qu’ils rêvent.

Il est impossible de peindre l’accent mélancolique et navrant d’Anatole en prononçant ces derniers mots ; aussi madame Duval, non moins profondément touchée que sa fille de la généreuse pensée de Ducormier, s’écria :

— Ah ! Monsieur, chez tout autre la noblesse de ces sentiments me surprendrait, mais j’ai lu ce matin une lettre que mademoiselle Emma Levasseur a écrite à ma fille, et je sais, Monsieur, ce que l’on peut attendre de vous.

— C’est aussi à mes fréquents entretiens avec mademoiselle Emma, sur vous et sur mademoiselle votre fille, que j’ai dû, Madame, le profond intérêt que je prends à ce qui vous touche si intimement ; mon seul regret est, je vous le répète, Madame, de me voir borné à des vœux, hélas ! aussi stériles que sincères

— Des vœux appuyés de sentiments si généreux valent des actions, Monsieur, — reprit madame Duval de plus en plus sous le charme d’Anatole. — Et puis enfin, tout en nous gardant de chimériques, espérances, la raison la plus sévère ne nous autorise-t-elle pas à essayer du moins de tirer parti du renseignement qui vous est parvenu ? Ne trouvez-vous pas, Monsieur, qu’il serait urgent d’en instruire un des anciens amis de mon mari, chef de division au ministère de la guerre pour les affaires de l’Algérie. Déjà plusieurs fois il m’a donné avis des tentatives, hélas ! jusqu’ici toujours vaines, que l’on a faites pour s’assurer du sort du colonel Duval.

— Cela serait, je crois, indispensable, Madame. Je vous enverrai ce soir la copie du passage de la lettre de mon ami où il est question du prisonnier français…

— Faites mieux que cela, Monsieur, — dit cordialement madame Duval à Anatole, — soyez assez aimable pour nous apporter demain cette copie. Vous devez, nous a écrit Emma, rester peu de temps à Paris ; accordez-nous du moins quelques-uns de vos instants, si la société d’une pauvre valétudinaire et de sa fille ne vous effraie pas trop. Nous pourrons du moins vous témoigner plus à loisir notre reconnaissance.

— Il se peut, Madame, que mon séjour à Paris soit forcément prolongé ; mais je m’en féliciterai, puisque vous me permettez de venir quelquefois vous assurer de mon dévouement, et vous tenir au courant de ce que j’aurai appris par la prochaine lettre de mon ami.

— Votre obligeance est si affectueuse, Monsieur, qu’elle me rend confiante jusqu’à l’indiscrétion… aussi j’oserai vous demander un nouveau service.

— De grâce, parlez, Madame.

— D’ici à quelque temps, je ne pourrai quitter ma chambre ; il me répugnerait beaucoup de voir ma pauvre Clémence se rendre en solliciteuse aux bureaux de la guerre, quoiqu’il s agisse d’être reçue en audience par l’un des anciens amis de mon mari. D’un autre côté, les lettres souvent s’égarent ou éprouvent des retards considérables dans les bureaux. S’il en était ainsi de la lettre que je compte écrire demain, jugez de mes inquiétudes.

— Il vaudrait beaucoup mieux, en effet, Madame, que je visse la personne dont vous me parlez ; cela épargnerait une démarche à mademoiselle votre fille. Je porterais la lettre de mon ami à la personne en question, la suppliant de donner les ordres les plus prompts, afin d’activer de nouvelles recherches. Veuillez seulement, Madame, me donner un mot d’instruction ; je me chargerai de tout, et je viendrai vous rendre compte des résultats de nos efforts.

À cette nouvelle offre de service, madame Duval et sa fille se regardèrent, de plus en plus charmées de la cordiale obligeance d’Anatole. Aussi, après un moment de silence, la mère de Clémence s’adressant à Ducormier d’une voix émue :

— Je ne puis mieux, Monsieur, vous témoigner ma gratitude qu’en vous disant qu’à part le moment d’inévitable anxiété dont j’ai été saisie lorsqu’il s’est agi de mon mari, votre présence, vos généreuses paroles, votre sollicitude pour tout ce qui nous touche, me font un bien infini. Je me sentais mieux ce matin ; à cette heure je me sens mieux encore. Sans doute, si incertain qu’il soit, l’espoir qu’il m’est permis de concevoir, grâce à vous, est pour beaucoup dans ces heureux ressentiments ; mais enfin, Monsieur, tout cela vient de vous. À vous donc ma reconnaissance et celle de ma fille.

Un regard expressif de Clémence, timidement jeté sur Anatole, lui prouva qu’elle partageait les sentiments de sa mère.

— Ah ! Madame, — reprit Ducormier, — fasse le ciel que vos espérances ne soient pas trompées ! Rien ne manquerait alors au bonheur de votre famille, car je puis, je crois, vous complimenter sur le prochain mariage de mademoiselle votre fille.

— Le prochain mariage de ma fille ! — s’écria madame Duval en se tournant vers Clémence.

Celle-ci parut non moins stupéfaite que sa mère, qui répéta :

— Le prochain mariage de ma fille, dites-vous, Monsieur ?

— Oui, Madame, avec M. le comte de Saint-Géran.

— Le comte de Saint-Géran ! — reprit madame Duval, échangeant avec sa fille un nouveau regard de stupeur ; — c’est la première fois que nous entendons prononcer ce nom.

— Je puis pourtant vous assurer, Madame, qu’hier soir, chez M. le prince de Morsenne, auprès de qui je remplis momentanément les fonctions de secrétaire, on considérait comme conclu le mariage de M. le comte de Saint-Géran et de mademoiselle Duval.

— Après tout, ma mère, — dit Clémence en souriant, — cela n’a rien d’extraordinaire. Notre nom est commun à beaucoup de personnes ; de là sans doute l’erreur de M. Ducormier.

— Je vous demande pardon, Mademoiselle, j’ai entendu M. de Saint-Géran lui-même annoncer qu’il allait épouser mademoiselle Duval, fille du colonel d’artillerie de ce nom.

— En vérité, Monsieur, — reprit madame Duval abasourdie, — ce que vous me dites là me confond.

— Et je suis, je vous l’avoue, Madame, non moins confondu de votre surprise ; car un de nos amis communs m’avait déjà parlé de ce mariage… vaguement… il est vrai…

— Un de nos amis communs ?

— Oui, Madame. Le docteur Bonaquet.

— M. Bonaquet ! Il connaissait ces bruits ? — demanda madame Duval.

— Nécessairement, Madame, puisque M. de Saint-Géran est le neveu de madame de Blainville, que notre ami vient d’épouser.

— En effet, M. Bonaquet nous a, hier, appris son mariage avec une dame de ce nom, — reprit madame Duval, mais il n’a pas même prononcé le nom de M. de Saint-Géran.

— Ce que vous me dites, Madame, me surprend de plus en plus ; car tout le monde assure que madame de Blainville, par une rare délicatesse, a, lors de son mariage avec notre ami, renoncé à ses grands biens en faveur de M. de Saint-Géran, à la condition (et Anatole appuya sur ces mots) qu’il épouserait mademoiselle Duval ; or, sachant, Madame, le vif intérêt que notre ami vous porte, ainsi qu’à Mademoiselle, j’ai cru cette union convenue entre vous et lui.

Clémence devint pourpre, et dit à madame Duval avec une pénible expression de honte et de douleur :

— Ah ! ma mère… je ne m’attendais pas à tant d’humiliation… Me supposer capable de consentir à un mariage dans lequel ma personne serait pour ainsi dire imposée !… Mais pourquoi — ajouta la jeune fille avec un sourire amer, — l’envie d’un titre et d’une grande fortune font-ils faire tant de bassesses !

Et deux larmes d’indignation coulèrent des yeux de la jeune fille.

— Mademoiselle… pardon… mille fois pardon, — reprit Anatole d’un ton pénétré, — je suis désolé de vous avoir involontairement affligée en répétant un bruit qui circulait dans le monde…

— Mais ce bruit est absurde, Monsieur, il est de toute fausseté, croyez-moi, je vous en conjure ! — reprit vivement madame Duval. — Certes, nous serons toujours très reconnaissantes des bons soins de M. Bonaquet, mais, en vérité, il a de singulières façons de s’intéresser aux gens ! Il me semble que son premier devoir, avant de livrer le nom de ma fille aux commérages du monde, était de m’informer de ses projets…

— Sans doute, Madame, l’état de votre santé a jusqu’ici empêché M. Bonaquet de vous faire part de ses projets.

— Alors, Monsieur, il devait attendre, et ne point engager sans nous consulter la personne de ma fille. C’est agir avec une impardonnable légèreté !

— Pourquoi donc, ma mère ? — reprit Clémence avec un redoublement d’amertume et d’ironie. — Ce magnifique mariage devait nous sembler si riche, si éblouissant, si inespéré, que M. Bonaquet, sûr de notre empressement à accepter un tel honneur, n’a pas seulement daigné nous consulter.

Et Clémence reprit avec abattement :

— Moi qui le croyais notre meilleur ami !… Être si mal connue, si mal jugée ! C’est cruel !

— De grâce, Mademoiselle, — reprit Anatole, — ne vous hâtez pas d’accuser notre ami ; quel que soit le motif qui l’a fait agir, il a cédé, j’en jurerais, à un excellent sentiment.

— Vous défendez votre ami, Monsieur, — reprit madame Duval, — cela prouve la noblesse de votre cœur ; mais moi qui sais ce que ma fille doit souffrir de cette humiliation, je ne puis partager votre indulgence.

— Croyez-moi, Madame, le seul tort de notre pauvre ami aura été de se laisser égarer par l’intérêt qu’il vous porte ; mais plus que personne je comprends la susceptibilité de mademoiselle votre fille… Un mariage conclu sous de tels auspices est rarement heureux. Dès qu’un homme a subi une condition, ou cru faire un sacrifice en épousant une femme, fût-elle aussi rarement douée que mademoiselle votre fille, tôt ou tard et presque-malgré lui il la rend malheureuse.

— Et pourquoi donc aurait-on pitié d’elle, Monsieur ? — reprit vivement Clémence. — Ne mérite-belle pas aversion et mépris, la femme qui s’abaisserait à une telle union afin de satisfaire son orgueil ou sa cupidité ?

Clémence fut interrompue par la servante, qui lui remit une lettre en disant :

— Mademoiselle, c’est une lettre qu’un cuirassier à cheval vient d’apporter ; j’ai été obligé de descendre chez le portier pour donner un reçu au nom de Madame. Cela vient du ministère de la guerre.

Et après avoir laissé l’enveloppe entre les mains de Clémence, la servante sortit.

— Une lettre du ministère de la guerre ? — dit madame Duval fort surprise en regardant sa fille. Cela ne peut être que de la part de M. Dufrénoy, l’ancien ami de ton père, dont je parlais tout à l’heure à M. Ducormier. En tout cas, vois ce que c’est, mon enfant.

Clémence décacheta la lettre, et devint bientôt si pâle, si tremblante, que sa mère s’écria :

— Clémence, qu’y a-t-il ? Tu m’effraies !

Mais la jeune fille, se jetant éperdue au cou de sa mère, la couvrit de larmes et de baisers, en murmurant d’une voix entrecoupée :

— Mère chérie, du courage !

— Que dis-tu ?

— Oui, du courage, il en faut aussi pour supporter des joies trop vives.

— Des joies trop vives ! — reprit madame Duval en étreignant sa fille contre son sein. — Au nom du ciel, explique-toi !

Clémence, se dégageant des bras de sa mère, le visage radieux, les yeux humides, dit à Ducormier avec une expression de bonheur ineffable :

— Ah ! Monsieur, soyez béni ; c’est Dieu qui vous a envoyé vers nous !

— Clémence ! — s’écria madame Duval, — qu’y a-t-il ?

— Mère, mère ! nous pouvons tout espérer.

— Espérer ! — répéta madame Duval. — Grand Dieu ! est-ce que cette lettre ?…

— Mère, continua la jeune fille dans un ravissement inexprimable et d’une voix palpitante, — nous pouvons faire plus que d’espérer !

— Ah ! mon Dieu ! mon enfant… achève !

— Mère, l’ami de monsieur Ducormier avait été bien informé.

— Ton père !…

— Il vit, il est sauvé ! Nous le reverrons bientôt. Tiens, lis, lis !…

— Et se jetant de nouveau au cou de sa mère, Clémence redoubla ses caresses ; puis sa tête appuyée sur l’épaule de la malade, elle lui tint devant les yeux le billet suivant, qu’elle relut à haute voix :

« Madame,

« Mon travail avec le ministre me retient ici toute la journée. Je vous écris ce mot en toute hâte pour vous annoncer une nouvelle inespérée, que je reçois à l’instant : M. le colonel Duval a survécu ; il est prisonnier de la tribu des Ben-Souli. Au départ du courrier d’Afrique, on traitait de l’échange du colonel ; il est certain qu’avant un mois il sera libre.

« Ce soir ou demain, j’aurai l’honneur de vous voir pour vous donner tous les détails de cet évènement ; il me comble d’une joie que je n’ai pas besoin de vous exprimer.

« Votre dévoué serviteur,

« Dufrénoy. »

La foudre serait tombée aux pieds de Ducormier, qu’il n’aurait pas été plus stupéfait, plus épouvanté.

Ses prétendus renseignements sur le colonel Duval étaient un mensonge indigne, au moyen duquel il avait voulu s’introduire le jour même chez madame Duval, dans le but de se ménager ainsi des motifs de rapprochement et de relations pour l’avenir, et surtout dans l’espoir de ruiner d’avance les desseins du docteur Bonaquet à l’endroit du mariage de Clémence avec M. de Saint-Géran.

Cet odieux mensonge, un hasard incroyable, providentiel, le changeait en une réalité. Se rappelant le sinistre pressentiment dont il avait été saisi au moment de réveiller chez ces deux malheureuses femmes des espérances insensées, Anatole se dit :

— Mon pressentiment ne me trompait pas, il y a quelque chose de fatal dans cette circonstance. Cet homme qui semble sortir de sa tombe me sera funeste…

Madame Duval et sa fille étaient restées silencieuses et embrassées après la lecture du billet.

Ducormier eut le temps de se remettre de sa stupeur passagère ; cette âme indomptable ne se laissait pas longtemps abattre ; aussi ses traits, qu’il savait composer avec tant d’art, exprimèrent un mélange de joie et de surprise parfaitement en situation, lorsque madame Duval lui dit en essuyant ses larmes et lui tendant la main avec effusion :

— Ah ! monsieur, ma fille a raison… vous êtes notre bon ange… c’est Dieu qui vous a envoyé à nous. L’espoir que vous nous avez donné m’avait préparée à apprendre sans secousse cette nouvelle qui me rend au bonheur, à la vie ; oui, car je ne puis vous exprimer ce que j’éprouve : il me semble que la certitude de voir bientôt mon mari entre ma fille et moi renouvelle mon existence, qu’un sang nouveau circule dans mes veines. Enfin, j’ai la conscience de revivre, tandis qu’avant… je puis bien t’avouer cela, maintenant, ma pauvre chère enfant, — ajouta madame Duval en attirant encore Clémence contre son sein, — tandis qu’avant, chaque jour je me sentais mourir.

— Va, ne crains rien, — reprit la jeune fille avec un accent d’indicible confiance, — à cette heure je te défie de m’inquiéter sur toi…

— Madame, — dit Anatole d’une voix pénétrée, en portant une main à ses yeux comme pour contenir ses larmes, — mon émotion vous dira mieux que mes paroles ce que j’éprouve en ce moment

— Je le crois, Monsieur, — reprit madame Duval attendrie, — un cœur comme le vôtre sait comprendre et partager les plus nobles ravissements de l’âme ; aussi, nous vous le demandons en grâce, venez souvent, très souvent nous voir, vous jouirez du moins de l’aspect d’un bonheur auquel vous avez si généreusement contribué ; puis vous nous conseillerez, vous nous guiderez sur bien des choses, car dans ce premier étourdissement de joie on est éblouie, enivrée, mais l’on ne songe à rien, l’on ne raisonne rien.

— Je suis trop honoré, madame, de la confiance que vous m’accordez pour ne pas tâcher d’y répondre de mon mieux, — reprit Anatole en se levant afin de prendre congé de madame Duval et de sa fille, qu’il voulait laisser à leur bonheur, et il ajouta avec un sourire de bonté charmante.

— Madame, les grandes félicités disposent à l’indulgence et au pardon, n’est-ce pas ?

— Oh ! sans doute, monsieur.

— Eh bien, au nom de cette joie que le ciel vous envoie, pardonnez à notre ami l’intérêt peut-être malentendu, mais du moins sincère, qui l’a conduit à projeter le mariage dont je vous ai parlé.

— Oh ! de grand cœur, monsieur, — dit Clémence, — et pourvu que M. Bonaquet ne nous parle jamais de cette malheureuse idée, nous oublierons qu’il l’a conçue. N’est-ce pas, mère chérie ?

— Certainement, mon enfant.

— Je crois, madame, reprit Anatole, — que notre ami vous fera cependant cette proposition. Sans doute, vous la refuserez.

— Oh ! oui, — dit Clémence, — nous la refuserons, et de toutes nos forces.

— La seule grâce que je vous demande alors, madame, est de taire à notre ami que je vous avais instruit de ces bruits venus jusqu’à moi ; il m’attribuerait, je le crains, une part de la froideur que vous lui témoignerez peut-être malgré vous, et j’en serais, madame, au désespoir, car je suis lié avec Bonaquet depuis mon enfance, et c’est, je vous l’atteste, le meilleur cœur qu’il y ait au monde.

— Toujours généreux et bon ! — dit madame Duval touchée de la tendre affection qu’il témoignait pour Jérôme Bonaquet. — Eh bien ! soit, nous ne parlerons pas de vous ; nous respecterons la délicate susceptibilité de votre cœur. Si M. Bonaquet nous adresse son inconcevable proposition, nous la refuserons comme nous le devons ; mais nous ne paraîtrons pas avoir été prévenues qu’il devait nous la faire ; et d’ailleurs je ne sais si le bonheur qui me transporte change ma manière d’envisager les choses, mais je crois, comme vous, à cette heure, monsieur Ducormier, que ce pauvre docteur aura été ébloui à la seule pensée d’un pareil mariage. Son tort a été de croire que ma fille et moi nous partagerions cet éblouissement, et nous sommes, comme vous le dites, si heureuses, que nous pardonnerons de tout cœur. N’est-ce pas, mon enfant ?

— Oh ! oui, ma mère… Et puis si nous tenions rigueur à M. Bonaquet, cela ferait grand chagrin à M. Ducormier.

— Merci, merci, mademoiselle, — dit Anatole avec effusion. — Hélas ! les amis comme Bonaquet sont rares… et grâce à vous, notre tendre affection restera ce qu’elle a toujours été…

— À bientôt a demain, n’est-ce pas monsieur Ducormier ? — dit madame Duval. — Vous nous trouverez plus raisonnables, plus remises de notre émotion.

— À demain, madame, — dit Anatole en s’inclinant avec respect, et il quitta la chambre de la malade.

À peine fut-il sorti que madame Duval dit à sa fille :

— Quel noble et excellent cœur ! quelle âme sensible et délicate ! Comme toutes ces généreuses qualités se lisent sur sa charmante figure !

— Emma ne se trompait donc pas trop, mère chérie, — dit Clémence en souriant, — en me disant qu’elle te ménageait une véritable bonne fortune en te recommandant M. Ducormier.

— Et conçoit-on ce fou de docteur Bonaquet ! — ajouta étourdiment madame Duval. — Puisqu’il était si possédé de la rage de te marier, que ne pensait-il du moins à un mari comme M. Ducormier ! n’est-ce pas, mon enfant ?

Clémence regarda sa mère en rougissant, puis elle baissa les yeux et répondit avec un demi-sourire :

— C’est que, vois-tu, mère chérie, les hommes de cœur comme M. Ducormier sont, je crois, fort rares à rencontrer.

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Nous laissons le lecteur s’imaginer les délicieux épanchements de la mère et de la fille, lorsque seule à seule elles s’entretinrent de la prochaine délivrance du colonel Duval.

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FIN DU TROISIÈME VOLUME.