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La Bonne aventure (Sue)/5/IX

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 261-281).
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IX

Le colonel Butler continua ainsi la lecture de l’Observateur des Tribunaux :

« (La profonde agitation causée dans l’auditoire par les paroles de Maria Fauveau et par les incidents dont elles ont été suivies se calme enfin, grâce aux pressantes invitations de M. le président. Pendant ce tumulte, l’accusée sourit d’un air sardonique et triomphant ; ses traits, ordinairement pâles, sont légèrement colorés ; ses grands yeux noirs brillent d’un vif éclat, et sa beauté paraît plus remarquable encore. Le silence se rétablit enfin.)

« M. le président, montrantle fond de la salle. — Déjà, deux fois, j’ai entendu de ce côté les manifestations les plus inconvenantes ; si elles se renouvellent encore, je ferai immédiatement sortir cette portion turbulente du public.

« (Le silence le plus profond règne alors dans l’auditoire)

« M. le président à l’accusée, d’un ton sévère. — Accusée, levez-vous. Tous les systèmes de défense doivent être respectés ; mais une défense qui se base sur les plus indignes calomnies ne peut qu’aggraver la position du prévenu. Comment ! malheureuse femme que vous êtes, vous osez déverser l’outrage ! Sur qui ? Sur le père et sur la mère de votre victime, qui, à cette heure peut-être, dispute sa vie à une mort horrible ! (Profonde sensation.)

« L’accusée. — Vous me prenez pour une menteuse ; c’est inutile que je parle.

« Me Dumont, défenseur de l’accusée. — M. le président me permettra-t-il de soumettre à la cour une observation dans l’intérêt de la défense ? Pris, je l’avoue, très au dépourvu par les nouvelles révélations de l’accusée, car, malgré mes vives prières, elle ne s’est pas montrée plus confiante envers moi qu’envers M. le juge d’instruction… aussi n’hésité-je pas à affirmer que la prévenue, ainsi que le prouve d’ailleurs son attitude à l’audience, ne jouit pas pleinement de sa raison ; d’autres faits corroborent cette opinion, et je citerai entre autres…

« M. le président. — Pardon si je vous interromps, maître Dumont. Lors de la défense de la prévenue, vous plaiderez les moyens qui vous sembleront utiles à votre cause, mais ce n’est pas ici le moment. Vous aviez demandé à la cour la permission de lui soumettre une observation ; veuillez la présenter.

« Me Dumont. — Cette observation, la voici, monsieur le président il se peut que, pour notre défense, nous ayons besoin d’établir que M. le prince de Morsenne nous a poursuivi de honteuses propositions pour obtenir nos faveurs. (Hilarité générale.)

« M. le président. — Ces rires sont indécents !

« Me Dumont. — Nous avons donc le droit de chercher à prouver que les antécédents de M. le prince de Morsenne sont d’une moralité au moins douteuse.

« Un de MM. les jurés, avec beaucoup de trouble et d’embarras. — Monsieur le président, je… je… j’aurais… C’est-à-dire non… rien… pardon… Cependant si… pardon… (M. le juré, dont la timidité paraît excessive, devient très rouge et ne peut continuer ; il se trouble davantage et se rasseoit. — On rit plus fort.)

« M. le président à l’auditoire. — Encore une fois, ces rires sont de la dernière inconvenance. (Se tournant pers le juré.) Veuillez monsieur, expliquer votre pensée.

« M. le juré, après une longue hésitation. — N’ayant pas l’habitude de parler en public, je me trouve un peu… un peu… interloqué. (On rit. — Avec un trouble croissant.) Mais je voudrais… je voudrais éclairer ma conscience.

« M. le président. — Remettez-vous, monsieur le juré, vous serez écouté avec la déférence à laquelle vous avez droit.

« M. le juré. — Est-ce qu’on ne pourrait pas rappeler madame la princesse et madame la baronne, qui ont peut-être fini de se trouver mal (On rit.), et leur faire jurer leur parole d’honneur la plus sacrée qu’elles n’ont jamais eu… les amourettes dont parle madame l’accusée (On rit.) ; et, d’un autre côté, demander à celle-ci si elle a réellement vu les autres… les dames… vous m’entendez bien ? Alors on saurait s’il est vrai que M. le prince… a voulu en conter à l’accusée ; car enfin, qui a bu boira… vous m’entendez bien ? (Rire général et prolongé. — M. le juré se rasseoit en disant) : Dame !… je voudrais éclairer ma conscience, moi !…

« M. le président. — Je ferai observer à M. le juré que madame la princesse de Morsenne et madame la baronne de Robersac ne sont pas ici en cause, et je répondrai par la même occasion à Me Dumont que, dans l’intérêt même de l’accusée, il devrait s’abstenir de donner suite à d’odieuses insinuations. Du rester il n’entre pas dans ma pensée d’entraver en rien la liberté de la défense ; mais je la rappellerai toujours au respect qu’elle doit à la cour et qu’elle se doit à elle-même, lorsqu’elle voudra s’appuyer sur l’injure et sur la calomnie. — (À l’accusée) Continuez, et si malheureusement vous persistez dans vos déplorables allégations, renfermez-vous absolument dans ce que vous prétendez être personnel à vous et à M. le prince de Morsenne.

« L’accusée, brusquement. — On ne me croit pas, je ne répondrai plus.

« M. le président. — Vous avez dit tout à l’heure que vous avez voulu vous venger de la famille de madame de Beaupertuis, des chagrins qu’elle vous avait causés. De quels chagrins voulez-vous parler ? Expliquez-vous.

« L’accusée. — Je n’en veux pas dire davantage.

« M. le président. — Maria Fauveau, vous avez tort, grand tort. Ces demi-aveux, sans cesse mêlés de réticences, sont un système de défense déplorable ; une entière franchise, un repentir sincère, pourraient seuls vous mériter, peut-être, l’indulgence de vos juges.

« L’accusée, d’un air sombre et égaré. — J’ai vu tout à l’heure à quoi ça sert de dire la vérité ; on ne m’y reprendra plus. D’ailleurs, je le sais bien, je suis condamnée d’avance : c’est mon sort de mourir sur l’échafaud, cela devait arriver. Que je puisse seulement passer mon dernier jour avec ma petite fille, je n’en demande pas davantage. (Sensation profonde.)

« M. le président. — Aucun accusé n’est condamné d’avance, et quand vous dites, ce que vous avez d’ailleurs plusieurs fois répété pendant l’instruction, que vous vous attendez à mourir sur l’échafaud, que cela devait vous arriver, vous parlez comme si vous étiez privée de votre raison. Aussi M. le juge d’instruction a dû penser que ce n’était pas sans calcul que vous affectiez ainsi parfois un égarement d’esprit passager. On vous a soumise à l’exploration des médecins, et ils sont tombés d’accord sur ce point que vous jouissiez de toutes vos facultés mentales.

« Me Dumont, défenseur de la prévenue. — Ce n’est pas seulement à M. le juge d’instruction que l’accusée a tenu ce langage : à toutes mes instances, afin d’obtenir d’elle les aveux, les renseignements indispensables à sa défense, elle m’a toujours répondu d’un air égaré : À quoi bon se défendre ? je suis condamné d’avance à mourir… Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais. C’est mon sort, on ne peut rien faire contre son sort. (Sensation.)

« M. le président. — Maître Dumont, je vous fais observer de nouveau que ce moyen, basé sur l’aliénation mentale dont vous supposez la prévenue atteinte, trouvera sa place dans votre plaidoirie.

« L’accusée, énergiquement. — Je ne suis pas folle, je sais ce que je dis ; ce que je dis est la vérité. Il faut que la destinée de chacun s’accomplisse.

(Ces mots, prononcés par l’accusée d’un air sombre et hagard, causent une nouvelle sensation.)

« M. le président. — Encore une fois, accusée, croyez-moi, renoncez à ce système, la justice n’est jamais dupe de ces simulacres d’aliénation. À part une exaltation qui paraît naturelle à votre caractère, vous jouissez de toute la plénitude de votre raison, ainsi que le prouve à l’audience la lucidité de la plupart de vos réponses. Nous allons continuer votre interrogatoire. D’après vos aveux récents, vous êtes entrée au service de madame la duchesse de Beaupertuis dans le dessein de vous venger d’elle ou de sa famille ?

« L’accusée, brusquement. — Oui.

« M. le président. — Quelle vengeance espériez-vous tirer de cette dame :  ?

« L’accusée, impatiemment. — Je ne répondrai rien là-dessus. On ne me croirait pas, et d’ailleurs, pour m’expliquer, il faudrait…

« M. le président. — Il faudrait…

« L’accusée, brusquement. — Il faudrait faire une infamie, je ne la ferai pas. Ne m’interrogez plus à ce sujet, je serai muette, et puis enfin toutes ces questions me fatiguent, me torturent. Dépêchez-vous, je suis à bout.

« M. le président. — Il est de votre devoir d’abord, et ensuite de votre intérêt, de répondre, avec respect, avec sincérité, aux questions que l’on vous adresse pour éclairer la justice. Puisque vous ne voulez rien dire de vos projets de vengeance, passons à d’autres questions. Quelque temps après votre entrée chez madame la duchesse de Beaupertuis, elle a commencé de ressentir les premières atteintes d’une maladie étrange, qui à longtemps paru inexplicable aux médecins.

« L’accusée. — C’est possible.

« M. le président. — Telle était son affection pour vous, que madame la duchesse voulait que vous fussiez seule chargée de la soigner.

« L’accusée, brusquement. — Oui.

« M. le président. — Ainsi, vous reconnaissez vous être seule acquittée de ce soin pendant la maladie de madame la duchesse, et avoir vous-même préparé, dans la théière que voici comme pièce de conviction, le breuvage qui a été analysé, le jour même de votre arrestation ?

« L’accusée, levant les yeux au ciel avec une expression de fatigue et d’impatience. — Oh ! quel supplice, mon Dieu ! quel supplice ! Quand ça finira-t-il donc ?

« M. le président. — Vous me répondez, depuis quelques moments, avec une distraction et une impatience affectées. Cela est inconvenant, je vous le répète. Le breuvage préparé par vous dans cette théière a été analysé, le jour même de votre arrestation, par des experts ; ils y ont reconnu une dose considérable d’un poison terrible, d’acétate de morphine.

« L’accusée, haussant les épaules. — Eh bien ! si l’on a trouvé du poison dans cette théière, c’est qu’il y en avait.

« M. le président. — Ce poison, vous êtes accusée de l’y avoir mis.

« L’accusée, avec un éclat de rire sardonique. — À la bonne heure !

« M. le président. — Répondez catégoriquement. Avez-vous, oui ou non, mis du poison dans cette théière ?

« L’accusée, toujours sardonique. — Il le faut bien, puisque sans cela je ne serais pas condamnée !

« M. le président. — Ainsi, vous avouez avoir préparé ce breuvage empoisonné ?

« L’accusée, redoublant d’ironie. — Certainement, certainement ! (Sensation prolongée.)

« M. le président. — Vous reconnaissez également ce flacon trouvé en votre présence caché sous des mouchoirs au fond de votre commode, et renfermant encore une grande quantité d’acétate de morphine ? Avouez-vous que ce flacon a été par vous rempli de poison pour un criminel usage ?

« L’accusée, qui semble de plus en plus égarée et sardornique. — On l’a trouvé dans ma commode, ce flacon ! À qui pouvait-il être, sinon à moi ! Qui pouvait l’avoir mis là, ce flacon ? moi ou le démon…

« M. le président. — Cette réponse est encore empreinte de cette insanité feinte signalée dans l’instruction. Répondez sérieusement.

« L’accusée, avec une explosion de colère, d’impatience et d’égarement. — Eh bien ! oui, j’ai mis du poison dans le breuvage, dans tout ! j’en avais dans ma commode, j’en avais sur moi, j’en avais partout, du poison ! Oui, oui, c’est moi qui ai empoisonné madame de Beaupertuis ! Êtes-vous content maintenant ? C’est cet aveu qu’il vous fallait, n’est-ce pas ? Eh bien ! le voilà ! Mais maintenant, pour l’amour de Dieu, laissez-moi tranquille ! Mon affaire est faite, je suis une empoisonneuse, c’est entendu, n’en parlons plus, et surtout ne me parlez plus, car vous me hacheriez en morceaux, que vous ne me feriez pas répondre un mot !

« En effet, malgré les pressantes et nombreuses interpellations de M. le président, l’accusée reste muette et impassible ; ses yeux sont fixes ; de temps à autre un tressaillement nerveux contracte ses traits.)

« M. le président, obligé de renoncer à l’interrogatoire de Maria Fauveau, ordonne d’introduire la seconde accusée, Clémence Duval.

« Au moment où celle-ci entre, un audiencier s’avance au pied de la cour et dit :

« — Monsieur le président, MM. les docteurs Bailly et Olivier (d’Angers) se sont présentés chez madame de Beaupertuis, qui a affirmé se sentir assez forte pour se rendre à l’audience. (Mouvement prolongé.) Mais il est à craindre que madame la duchesse n’ait trop présumé de ses forces, car, pendant le trajet de son hôtel ici, elle a déjà éprouvé deux défaillances. Pourtant elle se trouve en ce moment en état de paraître devant la cour, et tâchera d’avoir la force de répondre aux questions qui lui seront adressées.

« M. le président. — J’ordonne que madame la duchesse de Beaupertuis soit introduite.

« (Mouvement de curiosité inexprimable. Tous les regards se fixent sur Maria Fauveau : elle reste dans un état d’impassibilité qui dénote ou l’altération de sa raison, ou la plus froide ou la plus grande cruauté.) »