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La Bonne aventure (Sue)/5/VII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 205-232).
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VII

Le colonel Butler continua de lire ainsi qu’il suit le compte-rendu des débats recueillis par l’Observateur des Tribunaux :

« M. le greffier ayant donné connaissance de l’acte d’accusation, qui cause une vive émotion dans l’auditoire, et qui a été écouté avec abattement par Clémence Duval, et avec une impatience sardonique par Maria Fauveau, M. le président procède aux interrogatoires.

« M. le président. — M. le duc de Beaupertuis est-il présent ?

« M. le duc de Beaupertuis se lève. (Mouvement général de curiosité.) Le mari de la victime de Maria Fauveau est un homme jeune encore. Sa mise est assez négligée. L’ensemble de ses traits est peu gracieux, mais leur expression est à la fois remplie de douceur et de tristesse. Il tient à la main un mouchoir dont il s’est fréquemment essuyé les yeux pendant la lecture de l’acte d’accusation. La présence de M. le duc excite un sentiment d’intérêt.

« M. le président. — Monsieur le duc, il résulte d’un acte judiciaire que vous vous êtes porté partie civile ; vous assisterez donc à l’interrogatoire et aux débats ; vous ne vous retirerez pas dans la chambre des témoins. (M. le duc de Beaupertuis se rassied.) Quant à madame la duchesse de Beaupertuis, continue M. le président (Mouvement dans l’auditoire), c’est par suite de son état de maladie qu’elle ne s’est pas présentée. Nous avons chargé MM. les docteurs Bailly et Olivier (d’Angers) de constater la position de madame la duchesse, et de nous faire savoir si elle peut assister aux débats ou à une partie des débats. Huissiers, faites entrer M. le docteur Bailly ; nous allons l’entendre.

« M. le docteur Bailly est introduit.

« M. le président. — Monsieur le docteur, vous avez été délégué pour nous faire, concurremment avec M. le docteur Olivier (d’Angers), un rapport sur la santé de madame de Beaupertuis. Veuillez rendre compte à la cour de ce que vous avez observé. (Profond silence.)

« M. le docteur Bailly. — Ce matin, j’ai eu l’honneur de voir madame la duchesse de Beaupertuis ; son état, moins alarmant, s’est légèrement amélioré depuis l’arrestation de l’accusée, époque à laquelle l’usage des breuvages empoisonnés paraît avoir cessé. (Mouvement prolongé dans l’auditoire.) Madame la duchesse est encore d’une extrême faiblesse ; cependant, en l’entourant des plus grandes précautions, elle pourrait, sans danger, être transportée à l’audience d’aujourd’hui. Madame la duchesse désire même, en tant que ses forces le lui permettront, être entendue le plus tôt possible.

« M. le docteur Olivier (d’Angers) présente des observations identiques sur la position de madame la duchesse de Beaupertuis.


« M. le président. — Ouï les rapports de MM. les docteurs Bailly et Olivier(d’Angers), nous requérons que madame la duchesse sera transportée aujourd’hui à l’audience (Profonde sensation), à moins que la gravité de son état n’ait empiré depuis ce matin. Nous allons procéder à l’interrogatoire des accusées. (Mouvement prolongé d’attention) Faites retirer la fille Clémence Duval, on la rappellera plus tard.

« Cette accusée, après avoir serré la main de Maria Fauveau, sort appuyée sur le bras de deux gardes municipaux, car elle paraît pouvoir à peine se soutenir.

« Maria Fauveau reste seule au banc des prévenus. Me Dumont, son défenseur nommé d’office, se penche derrière elle et échange à voix basse quelques paroles avec sa cliente.

« M. le président à l’accusée. — Maria Fauveau, levez-vous. Vous et votre mari avez tenu pendant cinq ans une boutique de ganterie et parfumerie, rue du Bac, n° 19 ?

« L’accusée. — Oui.

« M. le président. — Je dois déclarer que l’instruction n’a recueilli aucun fait qui vous fût défavorable durant tout le temps que vous avez tenu votre magasin.

« L’accusée avec ironie. — C’est bien heureux !

« M. le président. — Cependant, il y a environ quinze mois, votre mari, dont la conduite avait été jusque-là irréprochable, a commencé à se livrer à de funestes habitudes d’ivrognerie.

« L’accusée. — Malheureusement pour lui et pour moi !

« M. le président. — Comment le vice de l’ivrognerie lui est il venu si tard ? N’aurait-il pas cherché dans l’ivresse l’oubli de quelques chagrins domestiques ?

« L’accusée. — Je n’ai rien à répondre là-dessus.

« M. le président. — Votre embarras prouve que vous ne dites pas la vérité.

« L’accusée, — Je ne sais pas mentir.

« M. le président. — Vous avouez donc que les soudaines habitudes d’ivrognerie de votre mari ont une cause, et que cette cause vous la connaissez ?

« L’accusée. — Oui.

« M. le président. — Eh bien ! dites-là.

« L’accusée. — Non, pas à présent… peut-être plus tard… selon mon idée. En attendant, je saurai me taire.

« M. le président. — Taire à la justice la vérité que l’on sait, ou reculer le moment de la dire, sont des réticences coupables. Dans votre intérêt même, je vous engage à la plus complète sincérité.

« L’accusée. — Je verrai plus tard.

« (Ces premières réponses de l’accusée ont été faites d’un ton bref et avec une espèce de brusquerie mêlée de distraction, nous ne voulons pas dire d’égarement, qui semblent confirmer ce qui est dit dans l’instruction : à savoir que Maria Fauveau ne jouit pas parfois de la plénitude de sa raison, ou qu’elle affecte cette infirmité morale. Du reste, souvent son regard est fixe, souvent aussi il semble hagard et errer çà et là, sans s’attacher sur rien.)

« M. le président à l’accusée. — Vous refusez de donner, quant à présent, des explications sur la cause de l’ivrognerie de votre mari ? Je regrette ce défaut de sincérité de votre part, mais enfin, passons. Vous avez quitté votre magasin, vous vous êtes séparée à l’amiable de votre mari, et vous vous êtes retirée auprès de votre père et de votre mère, que vous avez perdus à peu de distance l’un de l’autre ?

« L’accusée, avec émotion et portant son mouchoir à ses yeux. — Oui, monsieur.

« M. le président. — Votre modique dot et la plus grande partie de votre petit héritage ont été employés à payer les engagements contractés par votre mari. Sur le peu qui vous restait, vous avez soldé quatre années d’avance de la pension de votre petite fille. L’instruction, dans son impartialité, a établi ces faits honorables pour vous.

« L’accusée, brusquement. — J’ai fait ce que j’ai dû, (Avec une amère ironie.) Je ne suis pas ici pour qu’on me fasse des compliments.

« M. le président. — Vous êtes ici pour dire et entendre la vérité, qu’elle vous soit ou non favorable. Après la mort de vos parents, vous vous êtes logée au faubourg Saint-Antoine, non loin de la pension où vous aviez mis votre fille ?

« L’accusée. — Oui.

« M. le président. — C’est à cette époque que vous avez, dites-vous, rencontré la fille Désirée, alors première femme de chambre de madame la duchesse de Beaupertuis ?

« L’accusée. — Oui.

« M. le président. — Vous la connaissiez donc depuis longtemps ?

« L’accusée. — Désirée était ma sœur de lait ; nous avions beaucoup d’amitié l’une pour l’autre.

« M. le président. — Comment l’idée vous est-elle venue de lui proposer d’entrer à sa place chez madame la duchesse de Beaupertuis, vous qui jusqu’alors n’aviez jamais été au service de personne ?

« L’accusée. — Parce qu’il me restait à peine de quoi vivre, et que j’aimais mieux être domestique que de mourir de faim.

« M. le président. — Je crois que vous ne dites pas toute la vérité. Voici pourquoi : écoutez-moi bien ; dans un billet saisi chez vous, billet écrit par la fille Duval et signé de ses initiales, celle-ci vous parle de l’étrange et triste hasard qui vous a introduite dans la maison de ceux qui ont causé votre malheur. Comment expliquez-vous ce billet ? Jusqu’à présent vous avez refusé de répondre à ce sujet.

« L’accusée, brusquement. — J’ai refusé de répondre parce qu’il ne me convenait pas alors de parler ; d’ailleurs, je n’avais pas confiance dans le juge qui m’interrogeait.

« M. le président. — Un accusé doit toujours être persuadé de l’impartialité du magistrat qui l’interroge.

« L’accusée, avec ironie. — C’est bien facile à dire, mais la confiance ne se commande pas. Le juge m’a parlé durement, il m’a harassée de questions. C’était une vraie torture. Je croyais que ma tête allait se fendre ; et puis, j’ai bien vu que d’avance il me regardait comme une empoisonneuse ; alors je n’ai dit que ce que je voulais dire.

« M. le président. — Vous vous trompez : jamais les magistrats ne manquent aux égards qui sont dus aux accusés. Vous avez jusqu’ici refusé de dire la vérité ; voulez-vous la dire aujourd’hui ?

« L’accusée, après un long silence et brusquement. — Au fait ! pourquoi pas ?

« M. le président. — Eh bien ! dites-la.

« L’accusée, d’une voix brève et saccadée. — J’ai tout fait auprès de Désirée pour entrer à sa place chez madame la duchesse comme femme de chambre, parce que cela pouvait servir mes projets.

« M. le président. — Vous parlez de projets ; quels étaient-ils ?

« L’accusée, après un nouveau silence. — Je voulais me venger de la famille de madame de Beaupertuis. (Profonde sensation.)

« M. le président. — Accusée, pesez bien la gravité de vos paroles ; elles sont accablantes pour vous.

« L’accusée, avec un rire sardonique. — Vous êtes bien bon de vous intéresser autant à moi.

« M. le président. — Je vous le répète, vous devez peser la gravité de vos paroles. Réfléchissez bien. Vous avouez donc avoir tout fait auprès de Désirée Buisson pour vous introduire chez madame la duchesse de Beaupertuis, afin de vous venger de la famille de cette dame, et de mettre ainsi à exécution vos projets de vengeance ?

« L’accusée, avec impatience. — Je vous ai déjà dit que oui. (Nouvelle et profonde sensation, murmures d’indignation. L’accusée reste impassible sur son banc et répond par un nouveau geste d’impatience aux paroles de son défenseur, qui s’est penché vers elle pour l’entretenir tout bas.)

« M. le président. — Vous vouliez vous venger, dites-vous, de madame de Beaupertuis ? mais qu’elle était la cause de votre haine contre cette dame ? quel mal vous avait-elle-fait ?

« (L’accusée se retourne brusquement du côté du banc où se trouve la famille de Morsenne, désigne ces personnes d’un geste audacieux, et dit) :

« La famille de madame de Beaupertuis est cause de tous mes malheurs.

« (Sourires de dédain au banc de la famille de Morsenne, et mouvement d’étonnement profond dans l’auditoire.)

« M. le président. — Voici la première fois que vous avouez avoir eu à vous plaindre de la famille de madame la duchesse de Beaupertuis.

« L’accusée d’un ton sardonique. — C’est possible ; ce qu’on n’a pas dit hier, on le dit aujourd’hui.

« M. le président. — Quel mal vous a fait la famille de madame de Beaupertuis ? expliquez-vous.

« L’accusée. — C’est inutile, je m’entends.

« M. le président. — Dans votre intérêt même, je vous adjure de vous expliquer.

« L’accusée. — Plus tard, peut-être, je m’expliquerai.

« M. le président. — J’espère que vous réfléchirez à tout ce que vos réticences ont de dangereux pour vous, et que vous serez plus sincère. Encore une fois, comment la famille de madame la duchesse de Beaupertuis a-t-elle causé vos malheurs ?

« L’accusée avec une grande animation. — Je vivais tranquille, heureuse dans mon ménage ; mon mari m’aimait et je l’aimais ; le prince de Morsenne, le père de madame de Beaupertuis, est devenu amoureux de moi ; il m’a d’abord envoyé un homme chargé de me faire des propositions infâmes. (Violents murmures aux places réservées à la famille, de Morsenne.) Une dame que l’on nous dit être madame la princesse de Morsenne, s’écrie :

« — Entendez-vous cette horrible créature ! Quelle audace !

« M. le président se tournant vers les interrupteurs. — J’invite la famille de la partie civile à contenir son indignation, si légitime qu’elle puisse être. Les dépositions de l’accusée pourront être contredites, combattues flétries même, si elles sont calomnieuses ; mais elle doit parler librement.

« Un monsieur qu’on nous dit s’appeler le chevalier de Saint-Merry, s’écrie :

« — C’est qu’aussi, monsieur le président, il est impossible de rester de sang-froid en entendant diffamer un des hommes d’État les plus vénérables du pays, un des plus grands seigneurs de France. Et diffamer par qui ? par cette abominable empoisonneuse !

« M. le président interrompant sévèrement M. de Saint-Merry. — Monsieur, vous n’avez pas la parole. Il n’y a pas ici d’empoisonneuse : il y a une accusée prévenue de ce crime, et jusqu’à sa condamnation, la présomption d’innocence lui est acquise. Si de pareilles interruptions se renouvelaient, je serais obligé de prier les interrupteurs de sortir, à quelque classe de la société qu’ils appartinssent. (Murmures d’approbation, applaudissements dans le fond de la salle.) M. le président, après avoir blâmé cette nouvelle manifestation, s’adresse à Maria Fauveau.

« M. le président, sévèrement. — Accusée, songez à ce que vous dites. Vous osez porter une accusation odieuse contre M. le prince de Morsenne, un des hommes les plus respectés de ce temps-ci, le chef d’une grande et illustre maison que vous êtes accusée de plonger dans le deuil et dans les larmes ; un homme d’État éminent qui a rendu, qui rend à cette heure de grands services a son pays, car il est aujourd’hui ambassadeur du roi auprès de la cour d’Espagne. Encore une fois, accusée, prenez garde !… Vous faites planer un infâme soupçon sur un absent, sur un père de famille, que son âge défendrait au besoin contre ces honteuses insinuations, s’il n’était notoirement connu, par les discours, par les actes de toute la vie de M. de Morsenne, qu’il toujours été un des plus fermes défenseurs de ces deux bases sacrées de toute société : la famille et la religion. Et c’est un personnage si considérable par ses vertus, par sa position sociale, que vous osez accuser d’avoir voulu, par des propositions indignes, jeter le trouble, le déshonneur dans votre humble et honnête ménage ? Encore une fois, accusée, réfléchissez à vos paroles et, croyez-moi, retirez-les.

« L’accusée. — Vous voulez la vérité, je la dis ; tant pis pour ceux qu’elle blesse.

« M. le président. — Ainsi vous persistez !

« L’accusée. — Oui, je persiste à dire que cet honnête et religieux père de famille m’a fait proposer de l’argent, beaucoup d’argent, un hôtel, une voiture, des diamants, si je voulais, être sa maîtresse ; j’ai haussé les épaules de dégoût, car j’adorais mon mari ; aussi, de peur de l’inquiéter, je lui avais d’abord caché les offres de ce vieux libertin.

« (Nouvelle explosion de murmures d’indignation au banc de la famille de Beaupertuis.)

« M. le président très sévèrement. — Accusée, exprimez-vous avec plus de convenance et de respect. Osez-vous parler ainsi de M. le prince de Morsenne, le père de votre victime ?

« L’accusée avec ironie. — Son père ? lui ? Oui, comme tant d’autres qui se croient les pères des enfants qui portent leur nom.

« M. le président. — Accusée, encore une fois, je ne puis tolérer cet indigne langage. Oubliez-vous donc que la famille de M. le prince de Morsenne assiste à ces débats, ainsi que madame la princesse ?

« L’accusée, avec un éclat de rire sardonique. — Oui, je vois bien là-bas madame la princesse à côté de son amant, M. de Saint-Merry, qui vient de m’appeler empoisonneuse. Vous parliez du père de madame la duchesse ; tenez, c’est celui-là qui est son vrai père.

« M. le président. — Accusée, taisez-vous.

« L’accusée, avec un redoublement de rire sardonique. — Bah ! pendant que j’y suis, puisque vous voulez des vérités, je vais vous en dire : ainsi, je vois là-bas cette dame en chapeau rose, madame la baronne de Robersac, eh bien ! elle était la maîtresse en titre du prince, dans le même temps où il m’offrait tant d’argent pour être mon amant, ce vertueux père de famille !

« M. le président, avec force. — Accusée, il m’est impossible de…

« L’accusée. — Oh ! rassurez-vous, ce que je dis là ne causera pas de malheurs, allez ! Tout ce monde-là vit d’accord dans sa honte ! La princesse est au mieux avec la maîtresse de son mari ; le prince est au mieux avec l’amant de sa femme, le vrai père de sa fille.

« M. le président, avec indignation. — Accusée, taisez-vous ! Ces propos sont horribles, je vous retire la parole.

« L’accusée, avec amertume. — Ah ! voilà ! je m’y attendais. On vous demande la vérité, et l’on ne veut pas y croire. Pourquoi ? parce que je ne suis qu’une pauvre femme et que j’accuse une famille de grands seigneurs. Vous voyez ? à quoi bon parler, puisque l’on ne veut pas m’entendre ? Je me doutais bien de ce qui arriverait ; aussi, jusqu’à présent, je m’étais tue. Mais, merci, merci ! (avec un redoublement d’ironie) c’est une bonne leçon ! j’en profiterai. Ce que j’ai dit de cette vertueuse famille n’est rien auprès de ce que je sais encore… (Mouvement prolongé.) non, rien auprès de ce que je pourrais révéler. Jugez un peu comme l’on m’écouterait, quand même ma vie en dépendrait ! Mais, allez, je n’y tiens plus, à la vie ! Faites votre métier, coupez-moi le cou et que ça finisse ; je ne répondrai plus un mot.

« (Il est impossible de rendre les murmures, les cris d’indignation, que les paroles de l’accusée soulèvent dans la partie aristocratique de l’auditoire, tandis que quelques bravos retentissent au fond de la salle. Madame la princesse de Morsenne et madame de Robersac, sur lesquelles tous les yeux se sont fixés, pâlissent et rougissent tour-à-tour ; madame la princesse finit par se trouver mal ; madame la baronne de Robersac l’imite, et toutes deux sont emportées hors de la salle par leurs amis, au milieu d’une agitation si extraordinaire que l’audience reste suspendue pendant dix minutes.) »