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La Boucle du Niger

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La Boucle du Niger
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 163-188).
LA BOUCLE DU NIGER

Depuis six mois, la France et l’Angleterre négocient : sur le bas Niger, comme en bien d’autres lieux, leurs intérêts sont opposés. Nous désirons nous accorder avec la Grande-Bretagne. Y parviendrons-nous ? Une première fois déjà le brusque départ des envoyés anglais avait suspendu les débats, et depuis chacun avait étendu sa domination. Il a fallu reprendre l’entretien : les questions de principe restaient entières et, en fait, les soldats des deux nations se rencontraient, — fort poliment d’ailleurs, — sur une foule de points. Naturellement ces terres occupées sont objet de litige. Les Anglais nous parlent de traités antérieurs ; mais nous ne croyons pas pouvoir leur attribuer la moindre valeur diplomatique, ni même souvent admettre leur existence ; comment s’entendre ? De chaque côté les ministres se disent et se sentent appuyés par une opinion publique intraitable ; comment se faire des concessions ? Nous voulons pourtant la paix. Malgré quelques mots un peu vifs, nous restons modérés et ne haussons pas nos prétentions au-delà de nos désirs pour obtenir, au rabais final, l’exacte satisfaction de nos droits. Au débat diplomatique, que nous voulons loyal, nous ne joignons ni violences de presse, ni menaces, ni mouvement de troupes. Avant qu’il soit clos, voyons-en ici l’objet, la valeur, les origines ; nous conclurons ensuite, peut-être autrement que les négociateurs, mais, nous le croyons, avec justice.


I

Si, physiquement, la boucle du Niger ne comprend que sa rive droite, politiquement, on y joint les régions où coulent son grand affluent de gauche, la Bénoué, et tous les cours d’eau de la côte de Guinée. Ce n’est que la moitié du Soudan, qui s’étend jusqu’au Nil à l’est. Mais on restreint souvent le sens du mot aux pays du Niger, qui nous intéressent seuls ici[1].

Ainsi déterminé, le Soudan est un vaste plateau au relief simple et peu considérable : 400 à 600 mètres. Entre le Fouta-Dialon (haut d’un millier de mètres) à l’ouest, et les monts du Sokoto, doubles d’altitude, à l’est, peu de hauteurs émergent du plateau : les monts du Hombor (800 à 1 000 m.), isolés comme des îles en mer ; le Mossi et le Kipirsi (700 m.), quelques monts du pays de Kong (1 000 à 1400 m.), le pic de Naouri (1 800 m.), le massif de l’Atakora encore mal connu. Du Dahomey au Niger, le capitaine Toutée n’a rien vu de plus culminant que la montagne Sainte-Geneviève. Au nord, le plateau se lie à celui du Sahara ; au sud, il descend par gradins vers la Mer. C’est ce front de plateau que les géographes appelèrent monts de Kong jusqu’au jour où le capitaine Binger établit qu’ils n’existaient pas. Le littoral n’est qu’alluvions basses ; la Côte d’Or seule est rocheuse.

Sur ce plateau, le Niger s’est creusé un lit de 4 200 kil. environ ; 1 800 kil. séparent les deux extrémités. Né à 850 m. d’altitude, il est déjà tombé à 316 m. à Bammako ; sa pente est donc très douce, bien plus même que celle de nos fleuves français, mais est mal répartie et varie brusquement. Ces rapides, changés en chutes aux basses eaux, sont les débris d’anciens barrages qui longtemps retinrent les eaux en lacs superposés.

Le fleuve est navigable dès Kouroussa, au confluent du Tankisso, pendant cinq mois, régulièrement, jusqu’aux récifs de So-tuba, près Bammako. Les crues ont déjà là de 6 à 8 mètres. Puis, sur 1 700 kil., le fleuve est encore navigable ; c’est une nappe large de un à plusieurs kilomètres, semée d’îles verdoyantes. Les difficultés ne commencent qu’après Tombouctou ; au défilé de Tosaye, large de 90 m., où l’on ne peut atteindre le fond avec une lanière mince découpée dans toute une peau de bœuf, la mission Hourst a passé sans encombre. Mais d’Ansongo jusqu’à 300 kil. aval, ce ne sont que barres, îles, roches ; à Labézenga, le fleuve a 15 m. de large. La navigation reprend ensuite jusqu’à Boussa ; de là jusqu’à Badjibo, 60 kil. de rapides. Pour M. Hourst, le commerce ne franchira jamais ces deux séries de rapides ; pour M. Toutée, il pourrait traverser ceux de Boussa en hautes eaux. Au-dessous de Badjibo, de Géba surtout, sur les 730 derniers kilomètres, le fleuve ne descend plus que 136 m. et devient une superbe voie navigable. Le delta, étendu de 25 000 kil. carrés, compte beaucoup d’embouchures qui versent loin en mer leurs eaux jaunâtres. Des barres les rendent presque toutes difficiles d’accès.

Remarquable par sa pente, par son régime, le Niger l’est moins par ses affluens. Un seul dans le cours supérieur : le Tankisso ; il coule presque en montagne et sert peu. Puis aucun sur la rive gauche jusqu’à ceux du Sokoto, le Goulbi n’Sokoto, encombré de végétaux et souvent à soc ; la Kadouna, accessible aux vapeurs sur 50 kil. Mais le grand, le merveilleux affluent du Niger est la Bénoué. Née dans l’Adamaoua, elle va presque droit au fleuve qu’elle atteint à 480 kil. de la mer ; elle coule 1 000 kil. pour descendre de 278 mètres à 81. Pendant la saison humide, avec des crues de 6 à 8 mètres les grands vapeurs remontent jusqu’à Bifara ; on transborde, en saison sèche, à Lokodja sur de petits vapeurs. A droite on ne connaît un peu que le Bani qui, lorsqu’il rejoint le Niger à Mopti, l’égale au moins. Venu des premières pentes du plateau soudanais, il entraîne sur un sol presque plat beaucoup d’affluens, devient vite parallèle au Niger et fertilise tout ce pays. Plus loin, c’est le désert. Lorsque le fleuve rentre dans le Soudan, c’est pour ne plus recevoir que des rivières de 400 kil. au plus, encore peu connues. La largeur du bassin du fleuve sur sa droite est moindre qu’on ne le pensait jadis : les affluens naissent au nord de la Côte d’Ivoire à 400 kil. de la mer ; au nord de la Côte d’Or à 1 000 kil.

Comme tous les fleuves tropicaux, le Niger gonfle avec la saison des pluies. Mais tandis qu’elles tombent en été, il ne grossit qu’en automne, en hiver. Les crues du haut fleuve, formées en été, n’arrivent qu’en janvier à Tombouctou ; un grand nombre de marigots, de plaines basses, de lacs, s’emplissent alors et ne se vident que lentement. La prise de Tombouctou en 1894 nous a révélé, à l’ouest de la ville, tout un groupe de lacs, immenses réservoirs et régulateurs du fleuve, dont les plaines bordières se prêteront à merveille à une culture intensive ; le Faguibine, le plus grand, a 110 kil. de long (comme de Paris à Rouen) et des fonds de 30 m. Ajoutez les barrages et les étranglemens du lit et vous comprendrez comment les crues du haut fleuve ne parviennent que l’année suivante à la mer.

Les cours d’eau côtiers de la Guinée descendent tous du plateau par des rapides. Quelques-uns sont très longs et naissent par 8° et 10° de latitude. Le plus grand, la Volta, draine un pays aussi considérable que de Saint-Nazaire à Munich, et d’Avignon à Liège. C’est après le Niger et le Sénégal la voie la plus importante de l’Afrique occidentale. Les Anglais en ont l’embouchure.

Le climat de la boucle du Niger comprend deux saisons principales : l’une humide, l’autre sèche, d’autant plus distinctes et plus tardives qu’on s’éloigne plus de la mer[2]. Mais les indigènes en distinguent six : les grandes chaleurs (avril et mai) ; l’Européen ne peut travailler de 9 à 3 heures ; les semailles (de juin à août, selon la latitude) : les premières ondées, irrégulières et rares, font renaître la végétation sur le plateau desséché, qui de roux devient vert ; l’air est lourd, chargé d’électricité. Pendant l’hivernage, les grandes pluies abaissent la température de 10 à 15 degrés ; ces déluges, accompagnés d’effrayans orages, sont quotidiens, mais brefs. La végétation est alors admirable ; mais le sol détrempé, les rivières fort grosses interdisent les voyages. Lors des récoltes, en automne, la chaleur grandit, assèche les marigots ; les bas-fonds se vident et exhalent les fièvres, — mois terribles, — au contraire de la saison fraîche qui suit (décembre à février), où les nuits sont fraîches, les jours supportables. En mars enfin, quand la chaleur a séché les terres, les indigènes brûlent partout les herbes ; les quelques pluies du petit hivernage donnent au sol engraissé par les cendres une verdure passagère ; les rivières sont guéables ; on voyage.


II

Ce qu’est le Soudan, les géographes le savent en gros aujourd’hui ; ce qu’il vaut, les économistes le discutent encore. Enthousiasme enfantin avant qu’on l’eût vu, dénigrement exagéré aux premières déceptions, étude sérieuse et plutôt favorable aujourd’hui, voilà les trois phases par où a passé le Soudan. A coup sûr, il vaut moins que l’Indo-Chine, riche en houille, en métaux, très bien arrosée, exubérante de végétation, habitée par une population nombreuse, docile et intelligente. Mais il est bien plus près, et ses ressources déjà connues ne sont pas méprisables.

Sur cet immense plateau de granité et de grès, on peut craindre de ne pas trouver les riches filons de l’Asie Orientale ; à l’ouest seul, il semble avoir été disloqué. Là surtout, et aussi jusqu’à la Volta blanche à l’est, se trouvent des terrains aurifères. Sans croire à des gisemens analogues à ceux de Californie, d’Australie, tenons-les pour sérieux dès à présent. Le fer est partout ; au haut Dahomey, il abonde, à fleur de sol, excellent. Les Bambaras, depuis longtemps, savent le travailler ; leur habileté va jusqu’à fabriquer, sans direction européenne, grossièrement il est vrai, des fusils kropatschek. L’argent est presque inconnu au Soudan, le cuivre au moins très rare ; son importation croissante le montre. On en signale toutefois, ainsi que du mercure, vers le haut Sénégal. Dienné aurait de l’antimoine. Que nous révéleront les explorations méthodiques ?

La mer n’ayant guère couvert ces immenses plateaux, le calcaire en semble absent : pour construire les postes du Niger, on en fut réduit aux bancs d’huîtres du fleuve. Mais de nombreux gisemens ont été signalés depuis peu dans le haut Sénégal : marbre, calcaire hydraulique, pierre à ciment. Le sel provient uniquement du Sahara et, sur la côte, il est importé d’Angleterre.

Le Soudan contient-il de la houille ? On l’ignore, mais son passé géologique permet de l’espérer. Les chutes d’eau, d’ailleurs, innombrables, puissantes, la remplaceront au besoin, et quel progrès si nous pouvions éviter au Soudan l’âge noir ! Extraire, loin du jour et de l’air, une substance épuisable et dont l’emploi vicie l’atmosphère, semblera au siècle prochain de la barbarie ; et la divinisation de la houille par le nôtre le fera mépriser, quand l’énergie ne viendra plus que des chutes, des marées, et des vents.

Quoi qu’il advienne, le Soudan aura tôt besoin de force pour ouvrer ses richesses végétales. Les bois d’abord, sur la pente du plateau, où la forêt tropicale s’allonge de la Gambie au Niger sur 2 500 kil. environ, avec 90 à 300 kil. de large, autant dire sur une surface égale à la France. Charpente et ébénisterie y trouvent toutes les essences souhaitables, tendres, dures, résistantes aux insectes, aux tarets, à l’eau, comme le goniaké qui y durcit à la compression, comme le rônier, le seul qu’avec le cailcédrat ou faux acajou, les Européens emploient spécialement, le reste n’étant que « combustible ». Il faudrait installer des scieries mécaniques près des chutes d’eau, connue a fait le gouvernement à Koulikoro.

Beaucoup de plantes servent à la sparterie, à la teinture, à la médecine : le kinkéliba semble souverain contre la fièvre bilieuse hématurique, ce fléau du Soudan. Et que de produits alimentaires ! Le karité donne un beurre végétal inaltérable à la chaleur ; le baobab, le néré de la farine ; le kolatier un alcaloïde plus puissant que la caféine, dont les Européens, qui l’ignoraient il y a quinze ans, usent déjà presque trop. Bananiers, papayers, goyaviers, ananas foisonnent ; l’oranger vient dans le haut Sénégal, le dattier au nord du Soudan. Un palmier donne du vin. Les indigènes cultivent le blé dans la région de Tombouctou, le mil dans tout le Soudan, le foulo dans le sud, le maïs un peu partout. Le riz s’est extraordinairement répandu depuis vingt ans dans les plaines basses à inondations périodiques. Le sorgho, vers Tombouctou, dépasse un cavalier monté. Ajoutez à cela arachides, patates, ignames, manioc, haricots, courges et nombre d’autres plantes indigènes ou récemment acclimatées, et vous verrez la prodigieuse quantité et variété de vivres que le Soudan peut fournir. C’est la certitude de pouvoir nourrir une population dense, et d’exporter en Europe de nouveaux alimens. Dès à présent le caféier, qui réussit merveilleusement sur la côte et sur les pentes du plateau, le kolatier, le bananier, le karité, semblent en ce pays cultures de grand avenir.

L’industrie y trouvera son compte aussi. Dans toutes les forêts, des arbres ou des lianes fournissent du caoutchouc, et souvent de qualité supérieure ; huit espèces sont déjà connues, plusieurs autres semblent fournir un suc analogue à la gutta-percha de Malaisie ; ce serait un coup de fortune pour le Soudan. Le cotonnier vient partout dans les terrains maigres, trop nombreux. Pour faire adopter aux cultivateurs la variété longue soie, les autorités françaises en donnent des graines dont on acceptera les produits comme impôt. Déjà ils ont d’habiles tisserands et teinturiers (l’indigotier est très répandu) et font même de belles cotonnades. Ils améliorent aussi leur tabac ; celui de Virginie, planté par eux à notre école, fait prime au loin. Voilà donc des cultures qu’ils connaissent, et modifient par nos conseils. Un Européen peut donc les diriger et tenter là de grandes exploitations.

Les plantes oléagineuses sont représentées par l’arachide, qui fait la richesse du Sénégal, le palmier à huile, sur toutes les côtes et loin dans les vallées, et dont l’exportation annuelle vaut plusieurs dizaines de millions ; le pourghèse, le cotonnier enfin. Le Soudan, la Guinée surtout, est comme une gigantesque éponge d’où l’huile sort à flots, au moindre effort.

La gomme vient de la lisière du désert, région admirablement desservie par le Sénégal et le Niger ; plusieurs plantes la fournissent, tantôt dure et grossière, tantôt fine et claire comme la gomme arabique. De 1895 à 1896, l’exportation par le Sénégal a triplé.

Nous voilà loin des tristes appréciations d’il y a quinze ans ! Que de produits ignorés alors s’exportent aujourd’hui par millions ! et que de richesses encore cachées !

Prodigue en végétaux, le Soudan l’est bien moins en animaux. Ne citons que pour mémoire les fourrures : quelques singes sur la Côte d’Ivoire, de rares félins de grande taille, c’est tout. De nombreux éléphans existent encore vers le haut Niger ; mais la chasse est acharnée et nous ne savons pas encore domestiquer l’animal. L’hippopotame, qui pullule, donne un ivoire de qualité inférieure. Les cours d’eau sont fréquentés par d’innombrables oiseaux à beau plumage : grues, aigrettes, ibis, marabouts, etc. L’autruche abonde au nord, et nos officiers ont créé plusieurs autrucheries. Mais nos races européennes sont aussi représentées. Malgré de terribles épizooties, le bœuf est assez répandu ; il est partout où vit le Peuhl, peuple de pasteurs. Aucune sélection, aucun soin d’ailleurs pour améliorer cette race, non plus que les autres domestiques. En beaucoup de régions on n’apprécie ni le lait ni le beurre[3]. Le mouton, plus apprécié comme chair, compte plusieurs races ; celle du Macina seule porte une toison épaisse et fine. Depuis notre arrivée, l’élevage de cet animal s’est beaucoup accru, surtout chez les Maures, qui amènent à nos postes du nord force moutons et chèvres. Le cheval est commun jusqu’à la grande forêt ; les races indigènes sont médiocres, à part celle du Mossi, fine, résistante, certainement croisée d’arabe. A l’ouest, nos dépôts d’étalons ont surpassé notre attente ; il ne s’agit que du cheval de selle, car sur les sentes du Soudan la bicyclette a précédé la voiture. Le bœuf à bosse, l’âne, et, tout au nord, le chameau, sont les seuls animaux porteurs. Puissions-nous y ajouter l’éléphant ! Le porc est presque inconnu dans ces pays islamisés ; la volaille très nombreuse se nourrit et reproduit au hasard, on ne mange pas « d’œufs frais du jour ». Près des cases, beaucoup de ruches ; les Soudanais n’ont que le miel pour sucre. Signalons enfin, d’après M. Binger, un ver dont les indigènes du Gourounsi savent tisser le fil.

Quelles sont les ressources du Soudan en hommes ? Nous nous garderons d’énumérer toutes les tribus. Il nous importe peu ici de savoir les innombrables subdivisions de la race mandé avec leurs tatouages propres. Ni l’anthropologie, ni le pittoresque ne nous intéressent pour le moment, mais les aptitudes des habitans, ce qu’ils font et pourront faire.

En dehors des Peuhls (ou Foulbé), venus par infiltration d’est en ouest, une même race peuple le Soudan. Mandé, Bambara, Sonneraye, Bariba, Krou, le nom importe aussi peu que la division en Percherons et Normands, Périgourdins et Gascons, à un observateur africain : il verrait bien des différences entre nos « tribus » ; mais connaîtrait d’abord, je l’espère, le Blanc, puis le Français. Ne nous attachons donc plus à ces distinctions que la paix et les rapports commerciaux atténueront peu à peu. Ne voyons-nous pas déjà des croisemens entre Noirs et Berbères chez les Maures, entre Mandés et Peuhls chez les Toucouleurs ? Les voyageurs ne signalent-ils pas, en chaque tribu, des hommes d’un type à part ? et certaines tribus n’indiquent-elles pas déjà une ressemblance sociale plutôt qu’une communauté d’origine ? Croire la race soudanaise immuable est un préjugé aristocratique de blanc. Ils retardent de quelques siècles sur nous, comme les Gaulois retardaient sur les Romains, les Grecs ou les Phéniciens. Qui croit à l’éternelle infériorité des noirs, je le prie de songer aux réflexions qu’un Egyptien, contemporain de Ramsès II, pouvait faire sur les troglodytes armés de cailloux qui troquaient avec lui sur les côtes de la future Grèce ; il ne s’attendait guère à en voir sortir Démosthène, Aristote, le fondateur d’Alexandrie, et les Ptolémées. Comme les Blancs, le nègre est perfectible ; à nous de le faire évoluer.

N’en jugeons pas par ceux que l’esclavage a dégradés chez les Blancs ou que ceux-ci, en Afrique, ont perdus par l’alcool. Ils ont du cœur d’abord : une tendresse profonde pour la mère, de la reconnaissance, de la tolérance, jusque chez leurs Musulmans, de la bonté, oui, malgré le Dahomey et les Achantis, comme chez nous, malgré nos révolutions politiques et religieuses. — Ils ne sont pas plus « menteurs » que nous, et quant à leur paresse, M. Binger a vu des noirs travailler jusqu’à seize heures par jour aux champs ; chez Tiéba, on labourait à cinquante centimètres de profondeur. Il ne semble pas que le climat les ait aussi amollis qu’il l’a fait pour les créoles européens. Facilitez au noir la vente de son travail, il s’y donne ; l’établissement du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis l’a prouvé. Paysan, forgeron, tisserand, teinturier, le Soudanais semble un bon travailleur par son endurance, sa force, son habileté, son esprit peu routinier. Il a déjà beaucoup gagné ; notre exemple, nos achats feront le reste. Beaucoup voudront encore vivre sans rien faire du travail de leurs femmes, comme nos rentiers de celui de leur beau-père ; la race entière n’en est pas déshonorée. Le Soudanais comprend enfin le commerce, témoin les Dioulas de Kong, les grands traitans de la côte. Le désir du gain, l’activité, le respect de l’autorité font bien augurer de la société soudanaise. Ajoutez à cela d’admirables vertus militaires, depuis le courage impétueux jusqu’à la résignation dans le besoin et au sang-froid, comme on le voit de plus en plus dans nos vieilles troupes sénégalaises. Arrêtez les Samory, sous le règne desquels les peuples fondent comme en Irlande ; surveillez les blancs qui vendent alcool et armes, débauchent les noirs et les volent parfois dans leurs transactions. À ces pays ravagés, dépeuplés, tyrannisés, donnez la paix, la justice ; commercez honnêtement, enseignez la culture, l’industrie, et, dans cinquante ans, le plus grand nombre des Soudanais sera sans doute au niveau de beaucoup de paysans et d’ouvriers européens.

Pour exploiter ce pays, il faut des routes. Le Soudan compte beaucoup de cours d’eau ; aucun n’est navigable sur la plus grande partie, nous l’avons vu. On fera donc des chemins de fer. La France, il y a dix ans, commençait le sien entre Kayes sur le Sénégal et Bammako sur le Niger. On en sait la lamentable histoire : 160 kil. environ sont exécutés, il en faut encore 376 et les crédits votés ne permettent pas de prévoir la fin avant 1907 ! La nécessité stratégique, l’énorme économie que le budget tirerait du chemin de fer, l’enrichissement du pays et la possibilité de lever plus d’impôts, tout ordonne de changer de méthode. D’autant plus que les Anglais entreprennent à la fois trois chemins de fer : par la Sierra-Leone, par la Côte d’Or, par Lagos ; chacun d’eux, long déjà de 30 à 40 kilomètres, se construit très vite. Si nous n’y prenons garde, ce sont eux qui draineront le plateau. Il faut donc achever notre voie ferrée du Sénégal et nous occuper des autres projets : la voie de Konakry au haut Niger (projet Brosselard et Salesses) ; celle du Bandamma au Bani, étudiée par le capitaine Marchand ; celle du haut Dahomey enfin, que l’Etat peut ne pas entreprendre, puisqu’une compagnie s’en chargerait. Le Soudan n’a pas d’unité ; c’est une série de compartimens ; il lui faut beaucoup de portes ; nous en tenons quatre : faisons-y déboucher autant de routes commerciales.


III

Ce Soudan si convoité de nos jours, les Européens l’ont longtemps dédaigné, ignoré. Aujourd’hui, on s’en dispute les miettes. Quelques-uns rient : le monde est si grand ! — Non, il est petit et presque tout est pris : Europe, Amérique, Océanie, les trois quarts de l’Asie, presque toute l’Afrique. Dans vingt ans, les barbares n’auront plus rien à eux ; les civilisés auront dépecé les continens. Alors renaîtront peut-être ces guerres où l’on taille dans la chair vive du voisin. Nous n’en avons pas vu pendant vingt-sept ans, entre autres raisons parce qu’on coupait les corps morts d’Afrique et d’Asie. Simple diversion d’un quart de siècle. C’est fait. Nulle réserve presque ne reste aux ambitions futures. Les géographes s’affligeaient de les voir en blanc sur leurs cartes ; les penseurs savaient ce qu’elles sauvaient de pleurs et de sang, que de morts elles épargnaient. Tout est fini ; on a été vite. Pour s’agrandir on ne taillera plus à grands coups dans les espaces blancs de la carte ; mais dans les teintes, pleines de maisons, de champs et d’usines… Voyons comment on a occupé les « blancs » du Soudan ; ce temps de conquêtes nous paraîtra peut-être pacifique un jour.

La traite y attirait seule jadis, et sur les côtes uniquement ; pour le reste, les Antilles valaient mieux. Perdu en 1763, repris en 4783, reperdu sous Napoléon, rendu en 4817, notre Sénégal, après André Brue (1697-1723), attendit jusqu’à Faidherbe pour que son gouverneur en comprît la valeur. De 1852 à 1865, Faidherbe sut mettre à la raison les insolens roitelets du bas pays, rejeter les Maures au nord du fleuve, ruiner sous les murs de Médine la puissance d’El-Hadj-Omar, ce Madhi occidental, plus terrible que celui de l’est, et dont la France, elle, ne ménageait pas les forces. Par les explorateurs qu’il dirigea chez les Maures, dans le Fouta-Dialon, sur le Niger, Faidherbe préparait aussi l’avenir.

Après la guerre, nous ne possédions que le cours inférieur et moyen du fleuve, quelques points sur la côte des Rivières du Sud ; nous avions abandonné nos postes du Dahomey, et ceux de la Côte d’Ivoire où une maison de commerce défendait seule notre drapeau. Les Portugais se maintenaient sur quelques rios et aux Bissagos ; la république de Libéria grandissait. Les Anglais, sur quatre points différens : Gambie, Sierra-Leone, Côte d’Or et Lagos, attaquaient le Soudan ; nous restions dix ans immobiles ; ils pouvaient tout conquérir de la Gambie au Congo. On le reconnaît aujourd’hui outre-Manche ; trop tard ! à force de persévérance, la France a pris la majeure partie d’un territoire qui pouvait lui échapper en entier.

Cet esprit de suite, nous le devons à nos officiers d’Afrique. Ces « sabres inintelligens » — comme disent quelques politiciens et humanistes — ont remarquablement compris les rapports qui s’établissent forcément entre des peuples civilisés et leurs voisins barbares. C’est la guerre. Tôt ou tard ces voisins attaquent vos protégés ; pour défendre ceux-ci, vous frappez l’envahisseur par le seul moyen possible, l’occupation de son territoire. L’ennemi d’hier devient un protégé, la frontière s’avance, les devoirs du conquérant grandissent. En vain veut-il s’arrêter, l’engrenage est trop fort. Pas de cesse, tant qu’il reste des barbares. En tout cela nulle brutalité, nulle ambition, mais l’impossibilité de prêcher à des violens le respect d’une frontière et d’un voisin d’autant plus riche qu’on l’a mieux protégé. Rome a grandi ainsi en Italie, en Asie, en Espagne, en Gaule ; la Russie au Caucase, en Sibérie, au Turkestan. Loi terrible, mais fatale. Inutile de déclamer contre son inévitable application ; mieux vaut la tempérer par la décision qui rend la conquête moins pénible en la faisant plus prompte, et par la charité, qui laisse au vaincu loi, mœurs et religion, le gagne au bien et au travail, et ne lui ravit que le pouvoir de nuire. Ainsi doit-on payer par des services la soumission du barbare. Mais se croire à jamais en paix avec lui est une idée de rhéteur inhabile à l’action, inconnue des vrais politiques qui, sachant des maux inévitables, s’y préparent et ne songent qu’à en réduire l’excès.

Sages politiques, ces officiers sont aussi bons administrateurs.

Ils n’ont pas fait « leur droit », ne transportent pas de toutes pièces aux colonies un cadre administratif comme une maison démontable ; l’esprit libre, ils ne considèrent pas la loi comme un fétiche adorable en soi ; ils modèlent leur gouvernement sur les besoins et les ressources du pays. L’administration civile, c’est une « confection » rafistolée à la taille du client ; celle des militaires, voilà l’habit sur mesure. Seuls, ils ont su, en chaque pays, distinguer les races, les respecter, et laisser à chacun ses vieux usages, ses anciens maîtres. Ils ont su diviser pour régner ; d’autres ont uni pour être haïs, désobéis. Ajoutez à cela l’attrait du nouveau : ces soldats semblent éprouver une joie d’artistes à tirer d’un pays ses ressources latentes.

C’est donc à ces chefs militaires que nous devons notre Soudan avant que des civils, comme M. Delcassé, aient compris, puis aidé et souvent enfin dirigé leurs efforts.

En 1879, le colonel Brière de l’Isle fonde Bafoulabé, le Conflans du Sénégal. En 1883, nous sommes à Bammako sur le Niger, à 1 580 kilomètres de Saint-Louis. De là les colonels Frey, Galliéni, Archinard, Combes, Bonnier rayonnent vers les Rivières du sud à travers le Fouta-Dialon, vers le moyen Niger. Les Anglais arment Samory, malgré l’acte de Berlin[4]. On l’isole de Sierra-Leone, de Libéria ; il viole les traités qu’il a signés avec nous ; le voilà hors de ses États, il fuit à l’est ; la Côte d’Ivoire est liée au Soudan.

Ahmadou l’a imité ; il perd ses États de Ségou, du Kaarta ; l’empire toucouleur est détruit. 1890 nous a vus à Ségou, 1893 à Dienné, Mopti. Le moyen Niger est à nous jusqu’à Tombouctou ; le meurtre de l’enseigne Aube y fait entrer le lieutenant Boiteux et, en 1894, le colonel Bonnier. Sur la rive droite du fleuve, Sikaso nous obéit dès 1889, grâce à M. Binger qui, dans son grand voyage, trace la route future de nos colonnes.

Ainsi notre petit Sénégal s’est étendu en tous sens et sa vigoureuse croissance a arrêté la Gambie, la Sierra-Leone anglaise, la Guinée portugaise, l’indépendante Libéria. C’est la moitié de la lâche. À ces conquêtes, il eût fallu joindre le bassin de la Volta, le cours inférieur du Niger. Ici, l’échec est complet.

Dès 1874, les Anglais établissent leur protectorat sur les Achantis pour le plus grand bien, cette fois, de l’humanité. Toute la Côte d’Or est à eux en 1896, avec les bouches de la Volta. Le voyage de M. Binger, la conquête du Dahomey, la concurrence allemande émurent les Anglais. En 1886 et 1890, ils s’entendirent avec leurs voisins de l’est ; en 1894, avec ceux de l’ouest, mais toujours incomplètement : l’intérieur du pays était presque inconnu et chaque État espérait s’y tailler large part. Leur plus grande expédition fut celle du mulâtre Fergusson qui, de la Côte d’Or, s’avança jusqu’à Ouagadougou, voyage étendu où il dit avoir traité avec le chef de Sansanné-Mango ; M. de Carnap n’en signa pas moins peu après avec le même chef pour l’Allemagne[5].

Allemands et Anglais, craignant notre extension, ont neutralisé une zone de 4 000 kilomètres carrés au sud du 10e parallèle, zone importante qui contient Salaga et le confluent des trois Volta. Qui des deux s’en emparera ?

La frontière ouest de la Côte d’Or fut fixée jusqu’au 9e parallèle (juillet 1894). Entre le passage de la Volta à ce parallèle et la zone neutre, l’Angleterre conservait un débouché. L’Allemagne, serrée dans son étroit Togoland, espérait une extension analogue jusqu’au Niger même ; notre Dahomey risquait le sort de Sierra-Leone et de Libéria. Il n’y avait qu’à gagner de vitesse en explorant, en occupant, et à traiter ensuite avec le plus modéré des concurrens : le dernier se trouverait en face du fait accompli. L’œuvre fut tentée par le Soudan et le Dahomey à la fois.

En 1895, le lieutenant Baud alla du Dahomey à Say et à la Côte d’Ivoire pendant que deux reconnaissances se faisaient au Mossi et au Yatenga. L’année suivante, c’est l’expédition décisive. Du Soudan part la mission Voulet ; forte de 235 hommes, dont trois blancs, elle annexe, dans un raid à la Cortez, le Mossi et le Gourounsi ; coût : 20 000 francs ! Poussant à l’est, elle rencontre le capitaine Baud envoyé du Dahomey. La jonction tant souhaitée est faite.

Cette série d’explorations au pas de course déterminait l’Allemagne à s’accorder avec nous le 23 juillet 1897. Elle renonçait à atteindre le Niger ; nous cédions en échange quelques points déjà occupés. Cette convention, la meilleure qui ait été signée pour l’Afrique, terminait nos conflits coloniaux avec l’Allemagne. C’était prévu : la politique anti-anglaise suivie par l’empereur Guillaume jusqu’aux affaires de Chine, devait l’amener à faire à la France toutes les concessions compatibles avec l’honneur allemand. Mais l’Angleterre n’a pas encore signé, inutile lenteur. La frontière est fixée de la côte au 9e parallèle. De la zone neutre nous ne demandons rien, sauf peut-être une frontière naturelle et non géométrique. Quant au nord-ouest de la Côte d’Or, le lieutenant Baud Ta clos, dès 1895, par une série de traités. Les Anglais ont bien occupé Bouna de ce côté, mais sans droit : elle est notablement à l’ouest de la frontière fixée en 1894. L’équité du gouvernement anglais lui fera rendre Bouna, comme il a déjà fait pour Bondoukou ; le cas est le même.

Au nord de la zone enfin, nous avons reconnu l’Allemagne. Les Anglais s’entendront-ils avec elle ? Ils occupent encore Gambakha, allemand à nos yeux, et viennent à peine d’évacuer la zone neutre envahie contre tout droit. Mais l’ordre d’évacuation, l’attitude de l’Angleterre lors de l’occupation de Kiao-Tcheou, l’accord anglo-allemand pour l’emprunt chinois, tout indique un revirement, peut-être momentané : l’Angleterre s’incline partout devant sa rivale pour avoir carte blanche en Égypte. Si les Allemands n’obtiennent pas la zone neutre, ils auront mal joué.

Reste à savoir comment l’Angleterre traitera Samory ; ses commerçans l’ont armé déjà ; il a donc pu massacrer des centaines de mille hommes. L’Angleterre soutiendra-t-elle toujours un tel monstre, même contre nous ? Elle le peut d’autant moins qu’il est protégé français, en dépit de ses révoltes, et qu’elle doit craindre pour sa Côte d’Or le sort dont elle est responsable pour notre Soudan.


IV

Mais la question la plus grave est celle du bas Niger. C’est en 1883 que nous réoccupons Porto Novo. En 1889, nous le séparons du territoire anglais voisin, par une frontière géométrique jusqu’au 9e parallèle. Avec l’Allemagne, à l’Ouest, nous traçons une limite que la convention de 1897 a seule modifiée. Conquis en 1893-94, le Dahomey, enfermé de part et d’autre jusqu’au 9e parallèle, ne pouvait s’étendre qu’au nord vers le Soudan français et vers le Niger. C’est de ce dernier côté que la France et l’Angleterre sont en conflit pacifique.

Dès 1851, les Anglais occupaient Lagos ; dès 1861, toute la côte voisine. Leurs trois compagnies, établies sur le bas Niger en 1858, se fondent, en 1879, en United African C° (capital 250 000 £) qui devient, en 1880, la National African C° limited (capital 1 000 000 £) et, le 1er juin 1886, Royal Niger C° Chartered. Sa charte l’investit de droits presque souverains : battre monnaie, lever des taxes, avoir des troupes, des tribunaux, légiférer, signer des traités, le tout sous l’assentiment du sous-secrétaire d’Etat des colonies. Mais les monopoles commerciaux lui sont interdits. C’est un État souverain pour prendre et attaquer ; une simple compagnie de commerce, prudemment retranchée derrière l’Angleterre, si on lui demande explications ou indemnités.

Des Français avaient voulu résister à cet accaparement. La Compagnie française de l’Afrique équatoriale, fondée en 1880, avait, à la fin de 1883, 32 comptoirs, quand la compagnie anglaise n’en avait que 31. Nous remontions plus haut qu’elle : sur le Niger à Chougga, sur la Bénoué à Ibi. Les bénéfices des Européens étaient alors de 200 pour 100 brut, de 60 pour 100 net ; on n’avait pas encore l’habitude de payer aux nègres pour une journée de travail de quoi vivre une quinzaine.

Mais la compagnie anglaise trouvait des appuis dans son gouvernement, dans la Société de Géographie de Londres, présidée, elle aussi, par lord Aberdare, dans l’opinion publique enfin. La compagnie française n’était soutenue par personne. Le Tonkin, Madagascar, Tunis, le Niger, c’était trop d’affaires ! L’expansion coloniale ayant alors peu de partisans, Jules Ferry crut devoir choisir et ne pas multiplier les conflits. La compagnie n’obtint rien. Malgré l’énergie de son représentant, le commandant Mattéi, elle vendit aux Anglais factoreries, matériel, marchandises. C’est en 1885 que nous nous retirions ; c’est en 1884 que les Allemands étaient arrivés avec Nachtigal dans la baie de Cameroun.

A la même époque, le Congrès de Berlin décréta la liberté du commerce et de la navigation sur le Congo, le Niger et leurs affluens. Aucun droit n’y serait perçu, sauf pour couvrir les frais d’administration ; les navires de tous pays paieraient également[6]. L’acte du 26 février 1885 rattachait ces mesures aux actes analogues du Congrès de Vienne et du traité de Paris de 1856 ; mais, d’après l’acte de Berlin, les droits des non-riverains égalent ceux des riverains, et les cours d’eau sont déclarés neutres en cas de guerre.

Le Congrès voulait donner même régime aux deux fleuves. Mais le délégué anglais, sir Edward Malet, déclara qu’il ne lui semblait pas juste de soumettre le Niger, comme le Congo, au contrôle d’une Commission internationale, puisqu’il est, disait-il, séparé en deux biefs par un espace infranchissable de mille milles (1 600 kil.) Il ne s’agit donc que du bas Niger ; un seul État est riverain, l’Angleterre. C’est à elle qu’il faut confier l’exécution des résolutions du Congrès.

L’Angleterre ne prouvait pas son dire : l’avenir devait le démontrer faux. Erreur ou ruse, le Congrès ne devait pas admettre, sans la vérifier, une déclaration aussi grosse de conséquences. On pouvait donner, au moins provisoirement, au Niger le régime du Congo. L’article 30, § 2, admet donc que l’Angleterre peut faire des « règlemens de navigation… qui ne seraient pas contraires à l’esprit de ces engagemens » internationaux. Elle ne peut donc, par exemple, interdire aux navires de guerre de circuler sur le cours inférieur du fleuve ; l’acte du Congo stipule que ces navires ont accès au fleuve ; le fait seul que la contrebande de guerre peut être saisie sur le fleuve en temps d’hostilités le prouve, car ces navires seuls ont droit de faire des saisies. C’est d’ailleurs un principe de droit international que les fleuves soient libres pour les États qui ne peuvent pas communiquer autrement avec l’intérieur, comme l’Amazone, le Rio de la Plata en Amérique, et le Niger pour le Soudan français. L’Angleterre elle-même a stipulé avec le Portugal, en dehors de l’acte de Berlin, le passage pour ses navires de guerre par le Zambèze (20 août 1890). En matière même de navigation commerciale, le gouvernement anglais a des pouvoirs très limités ; nous verrons plus loin comment la compagnie du Niger les a outrepassés.

L’extension du Cameroun allemand, l’enthousiasme des explorateurs comme Karl Flegel, inquiétèrent l’Angleterre qui pressa l’Allemagne de traiter. La compagnie du Niger annonçait de merveilleux succès : le roi de Noupé acceptait, disait-elle, son protectorat, et celui de Gando vendait les rives du fleuve du Noupé à Boussa et à Say ; elle lui payait en réalité un tribut annuel. L’Allemagne y prit si peu garde que Döring signa en 1894 avec le Gando un traité de protectorat auquel l’Allemagne n’a jamais renoncé pour la rive gauche. Mais en 1885, elle s’occupait peu de ses colonies, et traita ; elle ne comprenait pas encore que l’Angleterre est une rivale autrement dangereuse que la France. Des considérations d’historiens universitaires sur les races germaniques, la communauté de religion officielle, des alliances de famille unissaient encore ces deux pays dont les intérêts allaient pourtant diverger. Aussi les géographes allemands étendaient-ils sur leurs cartes les couleurs anglaises sur les rives du Niger jusqu’à Bourroum. L’oasis d’Air, en plein Sahara, était aussi amicalement teintée. La compagnie multipliait les voyages de ses agens blancs ou nègres, car elle en employait, affublés des plus beaux noms, Byron, Macaulay, par exemple[7]. La France avançait alors péniblement du Sénégal au Niger, et n’annonçait au monde que des conquêtes effectives.

La prise de Zanzibar par l’Angleterre en 1890, l’accord anglo-allemand qui suivit, amenèrent la Fiance à protester, puis à traiter avec l’Angleterre. C’est la célèbre et néfaste convention du 5 août 1890. Par elle la France était reconnue à Madagascar, l’Angleterre à Zanzibar. Les deux pays s’accordent en outre à propos du Soudan :


Le gouvernement de Sa Majesté britannique reconnaît la zone d’influence de la France au sud de ses possessions méditerranéennes jusqu’à une ligne de Say sur le Niger, à Barroua sur le lac Tchad, tracée de façon à comprendre dans la zone d’action de la compagnie du Niger tout ce qui appartient équitablement au royaume de Sokoto, la ligne restant à délimiter par des commissaires à désigner.


Bien des Français s’émeuvent : sans être géographes, ils tiennent le Sahara pour un désert, et s’étonnent que la nouvelle frontière ne nous fasse que ce cadeau. Interpellé à la Chambre par M. de Lamarzelle, M. Ribot, notre ministre, répond :


Que les Anglais, remontant déjà jusqu’à Say, y ont « établi leur influence… qu’ils ont eu la prétention de pousser leurs reconnaissances de Say à Bourroum d’où ils pouvaient menacer Tombouctou, nous couper de l’Algérie et nous créer à l’arrière de nos possessions africaines de grandes difficultés… Nous avions l’accès du lac Tchad qui, d’après les voyageurs étrangers, — car les Français n’y ont pas encore planté leurs jalons, — peut devenir le centre d’un grand commerce… Revendiquer ces villes florissantes du Sokoto ? Nous n’avons pu le faire parce que les Anglais avaient déjà passé des traités avec le Sokoto : ils n’auraient pas consenti à reculer. C’est un avantage pour nous qu’ils aient renoncé à étendre plus loin leur action au nord et qu’ils nous aient laissé un libre accès au lac Tchad, où ils ne pouvaient manquer de nous devancer et d’où ils auraient pu nous exclure. On avait assuré à la France la possession de toutes ces routes de caravanes, de toute cette immense zone qui est placée à l’arrière de nos possessions algériennes. Si ce n’est pas là un avantage commercial comparable à la possession du Sokoto, vous avez bien voulu reconnaître que c’était du moins un avantage politique qui n’est pas à dédaigner.


Ainsi, pour avoir regardé quelques cartes étrangères, on voyait déjà les Anglais à Tombouctou et l’on traitait avec eux, sans songer à vérifier les dires d’un adversaire, qui était pourtant encore à 1200 kilomètres de ce point de Bourroum ! On ne s’étonnait pas que ce peuple maritime n’eût donné aucune carte du cours encore inconnu du fleuve qu’il disait occuper ! On admettait que l’Angleterre se souciât de nos frontières algériennes : que nous importe celle de l’Inde et du Tibet ? Le litige, c’était le partage du Soudan ; M. Ribot y substitua le partage de l’Afrique occidentale. A la France le nord, côté Algérie ; à l’Angleterre le sud, côté Lagos et bas Niger. C’est géométrique. Rien qu’en posant ainsi la question, on était battu.

Nous nous interdisions donc de convoiter le Sokoto, le Bornou et tous les pays compris entre ces États, le Niger, la Bénoué et le Tchad, pays élevés, sains, riches en cultures variées, en hommes actifs et vaillans. En échange, des pays arides, à plantes épineuses, où les animaux et les hommes, s’il y en a, sont nomades. Comme on comprend les félicitations de la compagnie à lord Salisbury, qui déclarait, souriant, à ses compatriotes : « Le terrain cédé à la France est ce qu’un agriculteur appellerait un sol léger, très léger ; en fait, c’est le désert du Sahara ! » Il avait dit aussi : « Rien n’empêche la France de s’avancer au sud aussi loin qu’elle le désire ; elle ne rencontrerait sur son chemin ni un traité quelconque, ni un droit international existant. »

Le traité prévenait-il au moins tout conflit ? Non, il ne stipulait rien à l’est du Tchad, si peu même que l’Angleterre déclarait, le 18 novembre 1893, en traitant avec l’Allemagne, qu’elle regardait le Darfour, le Kordofan comme en dehors de la sphère d’influence allemande (lisez : dans la sphère anglaise). — A l’ouest du Niger ? Pas davantage, le traité est muet. Rien n’y limite l’action de la France, ni celle de l’Angleterre. Au premier occupant, car le Congrès de Berlin a posé en principe que l’occupation effective est nécessaire pour l’attribution des pays contestés. D’ailleurs, la question n’est plus entière depuis que nous avons annexé le Dahomey. Outre notre sphère d’influence méditerranéenne, nous en avons une dahoméenne, et si la première s’étend à 2 600 kilomètres de la côte, la seconde peut bien en avoir 800 de profondeur ; cela ne choque ni vraisemblance ni équité. Plus amoureux de la ligne droite sur le Niger que sur le Zambèze, les Anglais veulent limiter le Dahomey par le méridien de Say et nous exclure de Borgou, tout plein de garnisons françaises.

Quel est donc l’avantage de la convention Ribot ? Elle nous donne les routes du Sahara, où les caravanes n’ont plus d’importance depuis qu’elles ne comprennent plus d’esclaves, ce produit unique, automobile et porteur. En supprimant la servitude dans l’Afrique du Nord, les Européens ont tué le commerce saharien. A moins d’y découvrir des richesses minérales encore imprévues, le Sahara sera de plus en plus désert. A mesure que les côtes de Guinée appelleront plus fortement, par les cours d’eau, les chemins de fer, les produits et les hommes du Soudan, les nomades sahariens se rapprocheront de lui ; ils seront aspirés par lui comme une poussière légère par un puissant foyer.

L’avantage de prévenir les Anglais à Tombouctou ? C’est une crainte chimérique née d’une confiance étrange dans les dires du rival. Nous eussions tout aussi bien pu prétendre que les avant-postes de Bammako faisaient des raids jusqu’à Boussa ; que les méharistes d’El Goléa sillonnaient le Bornou. Ou l’on traite entre saintes gens, limpides dans leurs paroles, ou l’on discute entre diplomates, et l’on se défie, on se gare.

Enfin, on nous assurait l’accès du Tchad. Ici, toute l’opinion est coupable. Pendant dix ans, on a fait miroiter à nos yeux cette grande nappe d’eau. Jadis les Pères Blancs nous avaient apporté « comme sur un plateau » le protectorat, de l’Ouganda. On le déclina, et les « Français » catholiques purent être mitraillés par le capitaine (aujourd’hui colonel) Lugard, sans que la France reçût autre chose qu’une promesse d’indemnité encore attendue ; sans que personne en France signât de pétition contre cette « injustice », qui ne frappait que des innocens fidèles jusqu’à la mort à la foi et à la patrie qu’ils avaient choisie. Pour consoler la France, d’honnêtes personnes nous proposèrent le Tchad. Au lieu du Victoria Nyanza, immense et profonde cuvette d’eau, aux sources du Nil, près du Congo et de ses affluens, facile à atteindre de l’Océan Indien, entourée de pays très riches et de races intelligentes, c’était une gigantesque plaine basse, noyée sous les eaux, épaisses au plus de six mètres. Des voyageurs l’avaient décrite, cette savane inondée, dont les rives toujours incertaines interdisent d’y établir des ports, dont un quart peut-être est couvert d’îles si voisines, d’herbes si touffues que des caravanes traversent le lac sans s’en douter ; terre tour à tour inondée ou découverte, féconde donc en miasmes putrides, en fièvres violentes, en myriades d’essaims de moustiques ; bas-fond dont aucun fleuve ne sort, où un seul se perd ; si voisin du désert au nord que là seulement les rives sont nettes, parce que les dunes de sable s’y avancent. C’en fut assez pour enthousiasmer la presse, le public, et faire écrire le livre : A la conquête du Tchad ! La fin tragique de Crampel redoubla l’ardeur. A tout prix, il fallait conquérir cette « mer intérieure ». Les expéditions se succédèrent. Seul le lieutenant de vaisseau Mizon vit clair.

Il comprit que la richesse, c’était la Bénoué et le plateau de l’Adamaoua. Venu par le Niger, il fut interné à Akassa par la compagnie pendant qu’elle échouait dans son expédition au Bornou, auprès du sultan de Sokoto qui refusait de traiter avec elle, auprès de l’émir d’Adamaoua, et se faisait même expulser du Mouri. Libéré par ordre du gouvernement anglais, M. Mizon parvint dans l’Adamaoua, y fit accepter notre protectorat (1891), retourna en France par le Congo’, et put revenir en 1892-93 renouveler le traité avec l’Adamaoua et en signer un avec le Mouri. Ce Mizon, que des publicistes étrangers nous représentent comme un casse-cou, nous a exposé[8]la méthode pacifique et bienfaisante par laquelle il s’imposait. Les protestations anglaises le forcèrent à revenir en France ; la compagnie saisit son vaisseau, le Sergent-Malamine, et ses marchandises. On attend l’indemnité.

La France allait s’établir dans l’Adamaoua, plateau de 1 500 mètres, couvert de belles savanes, abondant en bétail, peuplé d’hommes nombreux, intelligens, actifs et vaillans. L’Allemagne avait aussi voulu l’atteindre ; aucune de ses missions ne réussit comme celle de M. Mizon. Elle convoitait aussi le cours de la Bénoué : Flegel et Slaudinger avaient voulu la lui donner, au péril de leur vie, puisque les Anglais avaient cherché à perdre leur bateau sur les roches de Lokodja. Pressée par l’Angleterre, l’Allemagne eut encore la faiblesse de signer. Par le traité du 18 novembre 1893, elle renonçait à toute la Bénoué moyenne et inférieure, à Yola ; mais l’Angleterre lui reconnaissait le cours supérieur, l’accès au Tchad, et tout le bassin du Chari, en excluant de sa sphère d’intérêt Darfour, Kordofan et Bahr el Ghazal. Grand émoi en France : on perdait le Tchad ! L’opinion prend feu, excite les Affaires étrangères : on signe, le 4 juin 1894, un traité aussi néfaste que celui de 1890. Pour obtenir que l’Allemagne renonçât à tout le Chari et nous permît d’arriver au Tchad, nous lui reconnaissions tout l’Adamaoua ! Elle nous donnait accès à un misérable affluent de la Bénoué, que tous les explorateurs ont reconnu innavigable, et nous cédions en échange trente kilomètres du cours de la Sangha, cet immense affluent du Congo, jusque-là uniquement français, par où une expédition allemande vient récemment de redescendre. L’Allemagne avait donc à sa disposition la Bénoué au point où elle est encore navigable, la Sangha, c’est-à-dire la porte du bassin du Congo, et le Chari qui semble navigable sur une grande longueur. Par ce double traité, elle avait acquis d’admirables avantages au prix d’une renonciation facile à des territoires malsains, peu peuplés, et dévastés par une foule de fléaux.

A moins que de nouvelles combinaisons diplomatiques ne nous permettent un jour de revenir sur ces faits déplorables, nous devons regarder l’Adamaoua oriental comme perdu. Mais, puisque l’Allemagne elle-même a renoncé à Yola, au Mouri, la question pour ces pays reste entière, elle est à régler avec l’Angleterre. C’est ici que nous touchons aux dernières difficultés. La question est triple : le Mouri et Yola ; la navigation du Niger ; le pays de la rive droite du fleuve.

Ce qu’il faut penser du premier point, nous l’avons vu : un traité a été signé par nous avec l’émir de l’Adamaoua, résidant à Yola. Les Anglais n’ont pu nous imiter. Ils prétendaient jadis que l’émir dépendait du Sokoto ; le fait est reconnu faux. La compagnie du Niger possède un ponton à Yola pour le commerce, rien de plus[9]. Ce n’est pas une occupation effective. Quant au Mouri, aussi peu vassal du Sokoto, placé sous le protectorat français, la compagnie du Niger n’en est pas plus maîtresse. Nous avons pu, par amour de la paix, ne pas y exercer d’action effective depuis 1893 ; notre modération n’a pas prescrit notre droit.

La navigation sur le fleuve et ses affluens fut proclamée libre par l’acte de Berlin, on le sait. Mais la compagnie du Niger ne reconnut pas cet acte international ! Le 19 avril 1894, elle a promulgué un Niger navigation régulation act, sans intervention du gouvernement britannique, ce que le congrès de Berlin n’avait nullement autorisé, et sans consulter les puissances coriveraines, contrairement à tous les usages suivis internationalement pour les fleuves. Elle stipule des dispositions particulières pour des villes qui sont non pas de son domaine, mais du territoire britannique de Lagos. Elle se réserve un vrai droit d’inquisition à bord des navires (déclaration de marchandises, plombage, etc.) ; c’est faire acte de souveraineté douanière. Elle impose des relâches forcées pour déclarations douanières, visites d’employés des douanes, ce qui suppose l’exercice d’un droit de transit, formellement interdit par l’acte de Berlin, qui a voulu la liberté pleine et entière de navigation pour tous les pavillons. La déclaration d’armes à bord et la permission écrite du gouverneur pour les porter est un abus ; c’est confondre le droit de surveillance et le contrôle de la navigation, que le Congrès a confiés à l’Angleterre, avec la police des navires. Pour un peu on empêcherait la France de ravitailler d’armes ses postes du Niger. Enfin que dire de l’obligation de ne faire du bois qu’en une quarantaine de points sur tout le réseau fluvial de la compagnie ?

La compagnie semble si bien persuadée de ses droits presque exclusifs sur les « eaux anglaises » du bas Niger (selon son expression, contraire à l’acte de Berlin), qu’elle a saisi en 1894 un vaisseau allemand affrété par notre compatriote, le lieutenant de vaisseau d’Agout, pour ravitailler son aviso l’Ardent, échoué sur le Niger, après y avoir pénétré « sans autorisation », ce qui était son droit. Un commerçant brêmois, M. Hönigsberg, fut aussi expulsé du Noupé, et son dépôt de commerce confisqué par la compagnie, à qui il refusait, en se conformant à l’acte de Berlin, de payer des droits de transit. Le gouverneur du Cameroun, M. de Puttkamer, malgré des menaces d’arrestation, fit une enquête, prouva les torts de la compagnie et de plus montra qu’elle n’avait pied au Noupé qu’en simple trafiquant. Elle dut indemniser les héritiers Hönigsberg. Rappelons enfin les innombrables plaintes des chambres de commerce de Liverpool, de Manchester, et de bien d’autres unions de commerçans anglais. Il ne s’agit plus ici en effet d’un intérêt anglais, mais d’un monopole accaparé par quelques puissans capitalistes anglais. Des agens de la compagnie ont voulu la mort de Flegel et de Mizon ; mais nos officiers n’ont eu qu’à se louer des officiers anglais de Lagos, de leurs procédés humains et polis. Que l’Angleterre mette fin à ce syndicat de capitalistes, à ces violations de traités européens qu’il commet sous son nom, elle ne fera pas une concession à un adversaire étranger, mais affranchira ses propres citoyens d’un despotisme digne des roitelets d’Afrique.

Cet obstacle tombé, le commerce vivifiera ces régions si intéressantes, où ne circulent aujourd’hui que des cotonnades et surtout, la chose est prouvée, le gin de la compagnie.


V

Reste enfin la question des territoires compris entre le Dahomey, le Niger et Say. C’est à la résoudre qu’une commission de délimitation travaille à Paris depuis plusieurs mois.

L’annexion du Dahomey en 1894 modifia notre situation. Les Anglais de Lagos, M. Carter surtout, étendaient leur suzeraineté sur les Egbas, les Jebus, les Yorubas, les Ibadans, les Horins ; avec beaucoup de tact, M. Carter ouvrit au commerce des villes jusque-là fermées aux blancs, prévint des guerres sanglantes, fit cesser les sacrifices humains, et gagna vraiment à la civilisation ces pays riches, où des villes comptent 50 000 à 100 000 habitans. Nous pouvons regretter ces pays, mais l’Angleterre avait tout droit d’y agir[10].

Au contraire, passé le 9e parallèle vers le nord, nous étions libres. M. Ballot, gouverneur du Dahomey, en profita. Dès 1894, M. De-cœur traite à Nikki, capitale du Borgou, le 26 novembre : M. Lugard y avait négocié trente-deux jours auparavant avec le chef religieux. Le même roi signe peu après avec M. Alby et M. Ballot, qui pousse jusqu’au Niger à Boussa, pendant que M. Decœur va jusqu’à Sansanné-Mango sans y traiter, par respect pour l’acte de la mission Fergusson, annexe le Gourma, gagne Say et, en redescendant le Niger, rencontre la première factorerie anglaise à Liaba (1er février 1895). Cette même année, le lieutenant Baud accomplit son fameux tour du Dahomey à la Côte d’Ivoire, par Kirikri, Sansanné-Mango, Gambakha, Oua, en établissant notre protectorat sur toute la route : 1 500 kil. en 77 jours. Une série d’expéditions nous donnaient les Mahis, Bouaye, le Gourma et tout le nord-est de la boucle du Niger (Liptako, Aribinda, Yatenga). Le capitaine Toutée, parti du Dahomey en décembre 1894, atteignait Boussa, Tchaki, Badjibo, remontait le Niger jusqu’à Tibi-Farca, pays soumis au Gogo, déjà vassal de la France ; il redescendait le fleuve après avoir fondé le fort Arenberg à Badjibo. Le gouvernement anglais protesta : Tchaki était au sud du 9e parallèle ; Badjibo en aval de Liaba, poste anglais. Nous avions des résidens dans les deux villes ; les premiers, nous occupions le pays de façon effective. Nous avons évacué, montrant ainsi notre respect du droit et des engagemens diplomatiques.

L’année suivante, le triomphant voyage du lieutenant Hourst aboutissait à la signature d’un traité avec les Touareg Aouellimiden, dont le chef Madidou avait scrupuleusement tenu sa parole, et à l’établissement du fort Archinard à Boussa (11 décembre 1895-13 octobre 1896). En 1897, le capitaine Baud repartait pour le Gourma et y trouvait le capitaine Voulet, maître du Mossi et du Gourounsi : le Dahomey, la Côte d’Ivoire, le Soudan, forment un tout. En même temps le lieutenant Bretonnet occupait définitivement Boussa ; des résidens avec garnison s’installaient à Bafilo, Kirikri, en un mot sur toute la ligne qui unit Boussa à l’intersection de la frontière est du Dahomey avec le 9e parallèle. Nous occupons tout le pays au nord ; au sud, rien. Les Anglais se sont emparés d’Ilécha, Bérébéré, Boria ; ils ne sont plus qu’à quelques kilomètres de nos postes, au nord même du 9° parallèle.

On ne peut que s’étonner de ces mouvemens de troupes. 5 000 Anglais sur le bas Niger, quand nous n’avons que quelques compagnies entre Saye et Porto-Novo ; des envois incessans de soldats d’Angleterre, de la Jamaïque, des officiers, des canons, des canonnières, un nouveau crédit de 3 750 000 francs, tout cet appareil belliqueux, grandissant au moment même où les diplomates doivent discuter en paix, semblerait inquiétant à tout esprit impartial. On reste surpris du silence de toutes ces Associations pour la paix qui s’émeuvent si vite en Europe, quand nous pouvons « menacer la paix du monde » et gardent bouche close quand d’autres que nous envahissent sans crier gare les riches goldfields de leurs tranquilles voisins.

Rappelons en terminant les positions des deux parties : selon les Anglais, la ligne Saye-Barroua vaut non seulement pour nos possessions méditerranéennes, mais aussi pour l’intérieur du Dahomey, annexé pourtant depuis 1890 ; le méridien de Say doit limiter notre extension à l’est ; Boussa, Nikki, nous les occupons indûment. Ils se taisent sur la navigation du bas Niger, le respect de l’acte de Berlin, la question de l’occupation effective (qui leur a servi cependant à spolier le Portugal des rives du Zambèze), et ne disent mot du Mouri, de Yola. À l’ouest de la Côte d’Or, ils ont évacué Bondoukou, mais occupé Bouna, français dès 1894, Gambakha, allemand depuis 1897, et prétendent même au Gourounsi et au Mossi.

La France réclame tous ces points, que nous avons admis sous notre suzeraineté et occupé effectivement. Au nord du Dahomey, nous affirmons que la ligne Say-Barroua ne concerne en rien la rive droite du fleuve, qui restait res nullius, et que nous avons occupée et administrons en respectant la convention de 1890 et la situation des Anglais sur le fleuve. Nous croyons sans valeur les traités du capitaine Lugard et ceux de Fergusson. Nous réclamons l’application de l’acte international de Berlin ; nous rappelons à l’Angleterre que la convention Ribot parle du Sokoto et nullement du Bornou ; que le Sokoto n’est pas du tout soumis à la compagnie du Niger, pas plus que le Noupé et le Gando qui repoussent sans cesse les envoyés de l’Angleterre et expulsent les émirs qu’elle veut imposer ; enfin que le Mouri et Yola ont reçu le drapeau français.

L’Allemagne pouvait s’intéresser aux négociations. Elle s’en est exclue en renonçant à Yola, au Gourma. Un conflit pouvait naître avec l’Angleterre pour la zone neutre de Salaga, que celle-ci occupait sans titres. M. Chamberlain en a ordonné l’évacuation ; aucun Anglais n’a protesté. Ici, comme en Chine, nous voyons l’Angleterre se rapprocher de l’Allemagne, lui faire des concessions, approuver ses actes, même les plus nuisibles à l’Angleterre. Nous voilà loin du temps où les caricatures anglaises ridiculisaient le champion du Transvaal ! La question d’Egypte explique tout. L’Angleterre pense-t-elle, toujours et partout, à se maintenir sur le Nil ? l’Allemagne à envahir la Chine ? L’avenir seul le dira. Le conflit de leurs intérêts au Chan-Toung les divisera peut-être encore.

L’hostilité de ces deux nations, si forte il y a deux ans, n’est donc plus un élément important dans le débat. L’Angleterre craignait alors un rapprochement entre l’Allemagne et la France. Elle s’est, depuis lors, crue plus libre en Afrique, à une époque récente surtout, quand elle a quelque temps cherché à brouiller le Japon avec la Russie et à occuper celle-ci en Asie. La Russie, cédant en Corée, s’est, croit-on, réconciliée avec son rival. D’autre part l’amour-propre du peuple anglais a trouvé d’amples satisfactions dans la cession de Weï-haï-Weï et dans les promesses que lui fait la Chine, ainsi que dans la victoire de l’Atbara. Et c’est pourquoi, sans doute, une fois le territoire de la compagnie du Niger racheté par la métropole (pour 700 000 £, dit-on), on peut espérer la fin des difficultés, et le retour, après un trop fort émoi, aux bons rapports que doivent entretenir deux grandes nations, unies par tant de liens matériels et moraux et par une paix déjà longue de quatre-vingt-trois ans.


EMILE Auzou.

  1. Voir la carte d’Afrique au 1 : 10 000 000 de la Société de Géographie (1897) ; celle de l’Atlas Vivien de Saint-Martin au 1 : 10 000 000 ; la carte de la boucle du Niger au 1 : 6 000 000 dans l’Année cartographique (1895, Hachette) ; la carte de la boucle du Niger dressée par le service géographique des Colonies (au 1 : 1 500 000 ; 1897).
  2. Sur le bas Niger, vers le 8e parallèle, il y a deux saisons de pluies : été et février. M. Toutée rapporte qu’il a vu là le mil en épis le 18 juillet, alors que, trente kilomètres plus haut, il sortait à peine de terre : en ce dernier point, il n’y avait plus de petite saison de pluie.
  3. En pays bariba, M. Toutée signale des habitudes « pasteuriennes » que nous n’oserions pas demander à nos fermières : avant de traire, les femmes se lavent les mains à l’eau chaude ainsi que les pis de la vache, passent à l’eau bouillante la calebasse qu’elles emplissent, en enduisent chaque jour le bord d’un lait de chaux et la couvrent d’une natte fine qui la préserve de toute poussière et maintient le lait frais tout le jour.
  4. Peut-on s’en étonner, quand des Anglais armen., paraît-il, les insurgés de la frontière de l’Inde ?
  5. Nous ne pouvons admettre des traités que les Anglais ne peuvent pas produire ; or, c’est le cas de presque tous ceux qu’ils invoquent contre nous !
  6. V. Antoine Pillet : la Liberté de navigation du Niger (Revue générale de droit international public, mars-avril 1896).
  7. Ils laissaient aux chefs indigènes des remerciemens écrits pour les bons traitemens qu’ils avaient reçus d’eux ; le roi y mettait une croix et c’était en réalité une déclaration de vassalité qu’on lui faisait signer et garder pour l’exhiber aux futurs explorateurs européens !
  8. Louis Mizon, Une Question africaine (1895).
  9. L’émir vient même de la forcer à supprimer son ponton.
  10. Des témoignages anglais récens semblent toutefois prouver que là encore nous nous sommes trompés sur l’étendue de l’influence britannique.