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La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 18

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L. de Potter (Tome IIp. 309-319).


CHAPITRE DIX-HUITIÈME.


Brulé et le Bouquin, en quittant la salle à manger où Scœvola racontait l’histoire de la montre, s’étaient pris par le bras comme les meilleurs amis du monde.

Une fois dehors, ils avaient traversé la cour et gagné la petite ferme.

Brulé et son fils étaient oiseaux de nuit ; ils n’aimaient pas se coucher à la brune, comme la plupart des paysans, bien que, quelquefois, ils fussent levés à la prime aube.

D’ailleurs, ce soir-là, Brulé étouffait.

— J’ai besoin d’air, dit-il.

— Vous serez servi, papa, répondit le Bouquin en souriant, car il fait un vrai froid de loup.

— Et puis, ajouta Brulé, j’ai besoin de causer.

— Je m’en doute.

— Viens là-bas.

Le père entraîna son fils vers une meule de grain qui se trouvait au milieu de la cour, et ils s’assirent dessus.

De cette façon, ils voyaient à droite et à gauche et étaient assurés de n’être point surpris et écoutés.

— Eh bien ! père, reprit le Bouquin, vous voyez, ma sœur Lucrèce a fait des siennes…

Brulé crispa ses deux poings.

— Je la tuerai, dit-il.

— Bah ! ricana le Bouquin, c’est des mots, ça. Vaut mieux nous en servir.

— Comment ?

— Je suis bien sûr qu’elle hait le Solérol.

— Moi aussi.

— Et qu’elle aime…

Brulé tressaillit.

— Oui !… elle aime M. Henri, n’est-ce pas ? Oh ! voilà ce qui m’a empêché de les servir les autres.

Brulé voulait parler des royalistes.

— Vous vous trompez, papa.

— Hein ?… fit le fermier, ce n’est pas M. Henri qu’elle aime ?

— Non.

Le Bouquin accentua nettement cette négation, puis il prit un air mystérieux.

— Je sais bien des choses, moi, allez !…

— Hé ! que sais-tu ? Parle ! fit Brulé avec colère.

— Ça dépendra… Je parlerai… si…

— Que veux-tu dire ?

— Si vous me promettez de ne pas faire de bêtises.

— Eh bien ! va, dit Brulé avec calme, je t’écoute !

— Vous haïssez M. Henri, n’est-ce pas ?

— Oh ! je l’écharperais volontiers.

— Et ça, parce que vous croyez que la Lucrèce s’est perdue pour lui ?

— Oui.

— Eh bien ! c’est des bêtises après tout ; la Lucrèce a aimé M. Henri, mais M. Henri n’a jamais aimé la Lucrèce.

— Tu en es sûr ?

— Oh ! fit le Bouquin, M. Henri, vous savez bien, aimait sa cousine.

— C’est pas une raison, murmura Brulé, ces nobles, ça se croit tout permis ; ça aime les unes, ça courtise les autres. Mais, enfin, tu dis que la Lucrèce a aimé quelqu’un ?

— Oui.

— Qui donc ?

— Vous savez, le capitaine ; celui qui marque mal.

— Le capitaine Bernier ?

— Justement. À Paris… et longtemps…

— Es-tu sûr de ce que tu dis ?

— Très-sûr. Quand on écoute aux portes, on apprend toujours quelque chose.

— Mais enfin…

— Vous vous souvenez de l’incendie de la ferme ?

— J’ai mes raisons pour ça.

— Vous savez que cette nuit-là le capitaine s’est sauvé ?

— Oui.

— Et que la Lucrèce, qui était arrivée pendant la nuit, a disparu ?

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien ! c’est le capitaine qui est parti, l’emportant dans ses bras.

— Et où l’a-t-il emmenée ?

— Chez Jacomet, où il l’a laissée pour venir ici. Le chef de brigade vous a raconté ce qui s’était passé.

— Alors, dit Brulé, si le capitaine ne meurt pas de ses onze coups de baïonnette, je le tuerai.

Le Bouquin haussa les épaules.

— Papa, dit-il, vous perdez un peu la tête.

— Comment ça ?

— Il faut au contraire soigner le capitaine.

— Bon ! et puis ?…

— Le préserver du Solérol et le guérir. Après…

— Après ?… fit Brulé.

— Après, il épousera la Lucrèce.

Le fermier n’avait point songé à cette combinaison.

— Ah ! dit-il, tu crois qu’il voudrait ?…

— Puisqu’il l’aime.

— C’est juste, dit Brulé, qui devint tout pensif.

— Chut ! fit le Bouquin.

— Quoi donc ?

— J’entends du bruit.

Et Bouquin se coucha à plat ventre sur la meule, où son sarreau grisâtre se confondit avec la couleur des gerbes.

Brulé l’imita, et tous deux prêtèrent l’oreille.

Un pas léger glissait sur la neige de l’autre côté du mur de la cour.

En même temps, Brulé et son fils entendirent des chuchotements.

Le Bouquin redressa un peu la tête de façon à voir par-dessus le mur.

— Oh ! fit-il.

— Quoi donc ? demanda Brulé.

— C’est Michelin qui se promène avec une femme dans le potager.

— Une femme… C’est la fille du Canteur, le métayer, peut-être ?… Est-ce qu’ils ne sont pas promis avec Michelin ?…

— Non, dit le Bouquin, ce n’est pas elle.

Et comme il avait un œil très-perçant, il se prit à examiner cet homme et cette femme qui se promenaient au clair de lune.

Puis, tout-à-coup, il se laissa glisser en bas de la meule.

Puis il se prit à ramper, de façon à n’être point vu de l’autre côté du mur, et il alla jusqu’à un hangar sous lequel étaient les charriots et les tombereaux de l’exploitation.

Comme ce hangar était adossé au mur qui séparait la cour du potager, le Bouquin, en se blottissant dans le tombereau, s’était considérablement rapproché des deux promeneurs nocturnes.

Et il pouvait entendre maintenant ce qu’ils disaient.

— Michelin, disait la femme, es-tu bien sûr qu’il va mieux ?

— Oui, mamzelle.

— Cependant, il est criblé de coups…

— Ça se ferme petit à petit.

— Et crois tu que nous pourrons l’enlever une de ces nuits ?

— Je pense bien que, d’ici une huitaine, il pourra marcher.

— Je voudrais le voir.

— Mamzelle, dit Michelin, les portes du château sont fermées à cette heure… Et puis, d’ailleurs, depuis que toute la bande du chef de brigade s’y trouve, faut pas s’y risquer.

— Michelin, il faut pourtant que j’entre au château.

— Mais, mamzelle…

— Et cela, cette nuit…

— Pour voir le capitaine ?

— Je le verrai si je peux ; mais ce n’est pas pour cela. Il faut que je pénètre dans la chambre de madame. J’ai des papiers importants à prendre.

— Mamzelle, dit Michelin, voici trois fois en quinze jours que vous passez l’Yonne et que vous venez ici à pied, la nuit, pour avoir des nouvelles du capitaine.

— C’est mon devoir, cela, Michelin.

— Vous savez si je risque gros, moi ?

— Je sais que tu es dévoué à madame Solérol et que tu sers tous ceux qui marchent avec elle.

— Ça c’est vrai.

— Eh bien ! sers-moi, alors…

Tandis que Michelin et sa mystérieuse compagne causaient ainsi, Brulé avait rejoint son fils dans le tombereau, et il écoutait, tout frémissant.

— Eh bien ! lui dit le Bouquin, avez-vous reconnu la voix de votre fille, papa ?

— Oui, c’est la Lucrèce, fit Brulé d’un air sombre.

— Et vous voyez bien qu’elle aime le capitaine, puisqu’elle vient savoir de ses nouvelles.

— C’est juste… mais il faudra qu’elle me dise…

— Chut ! écoutez donc !

La Lucrétia disait à Michelin :

— Il y a au château, dans la chambre de madame, des papiers importants qui peuvent, à ce qu’il paraît perdre le chef de brigade.

— Oh ! le misérable !… dit Michelin, nous fait-il une vie depuis que madame n’est plus ici.

— Ces papiers, répéta la Lucrétia, il faut que je les aie à tout prix.

— Eh bien ! dit Michelin, venez avec moi, je sais un moyen d’entrer au château.

— Ah !

— Par la fenêtre de la cuisine qui reste ouverte toute la nuit.

— Oui, et qui n’est qu’à quelques pieds du sol.

— Je vous ferai l’échinette, dit Michelin. Mais, malheur à nous, si nous rencontrons quelqu’un.

— Dieu est juste ! dit la Lucrétia.

Et elle suivit Michelin.

Celui-ci lui fit traverser la cour de la petite ferme et ils passèrent à trois pas du tombereau où le Bouquin et Brulé se tenaient immobiles.

À l’ouest, le château était entouré par un saut de loup.

Michelin y fit descendre la Lucrétia, et tous deux se glissèrent jusqu’à la fenêtre de la cuisine.

Michelin avait dit vrai : on laissait cette fenêtre ouverte pendant la nuit.

Le valet de ferme se courba un peu ; la jeune femme grimpa sur ses épaules et sauta lestement sur l’appui de la croisée.

Puis Michelin, qui était agile, posa un pied dans une crevasse du mur et la rejoignit.

La cuisine était plongée dans l’obscurité.

Mais Michelin connaissait parfaitement les êtres du château. Ils passèrent dans le vestibule, et là, leur attention fut éveillée par des ronflements sonores.

Michelin colla son oreille à une porte.

Michelin regarda par le trou de la serrure, puis il invita la Lucrétia à l’imiter.

Tous deux aperçurent alors le chef de brigade et ses deux convives qui ronflaient sous la table.

Solérol s’était rendormi, et Scœvola en avait fait autant après avoir conté l’histoire de la montre.

— Nous sommes tranquilles, dit Michelin, je ne craignais qu’eux.

— Ah ! fit la Lucrétia.

— Si nous rencontrons un domestique, il ne dira rien…

— Tu crois ?

— Excepté l’officieux du chef de brigade, tout le monde ici est dévoué à madame.

— Mais l’officieux ?

— Il est gris comme son maître, c’est certain… et il dort dans quelque coin.

— Allons donc, alors !

Michelin et la Lucrétia, toujours sans lumière, gagnèrent un petit escalier qui conduisait à l’appartement de madame Solérol et que nous avons vu prendre à Henri pendant la nuit de l’incendie.

— Les portes sont sans doute fermées ? dit Michelin.

— Madame Solérol m’a donné une clef qui les ouvre toutes, répondit la Lucrétia.

On pénétrait dans l’appartement jadis occupé par mademoiselle de Vernières, devenue madame de Solérol, par une petite pièce formant cabinet de toilette.

La Lucrétia était venue au château dans sa jeunesse, et elle s’en souvenait parfaitement. En outre, madame Solérol lui avait donné des indications très précises.

Donc, une fois qu’elle fut dans le cabinet de toilette, elle pria Michelin de se procurer de la lumière.

Michelin battit le briquet et alluma une bougie qui se trouvait sur la cheminée.

Alors, la Lucrétia prit ce flambeau et entra dans la seconde pièce.

C’était la chambre à coucher de madame Solérol. Tout s’y trouvait dans le même ordre.

Solérol, dans sa haine aveugle contre sa femme, n’avait jamais voulu entrer, et avait défendu aux gens du château d’en franchir le seuil.

La Lucrétia dit à Michelin :

— Déplace un peu le lit.

— Pour quoi faire ?

— Tu vas voir.

Michelin déplaça le lit.

Alors la Lucrétia se baissa, tâtonna avec sa main sur le parquet, et finit par rencontrer une petite protubérance.

On eût dit un défaut dans le bois, soigneusement recouvert de cire comme le reste du parquet.

Mais, en appuyant fortement le doigt sur cette grosseur, la cire céda, et le doigt de la jeune femme pénétra dans le parquet.

La cire cachait un trou de la largeur du goulot d’un bouteille.

La Lucrétia plia la dernière phalange de son doigt dont elle fit un crochet, puis elle tira à elle.

Alors une des planches du parquet se souleva, et Michelin étonné, vit une petite cachette pratiquée sous le plancher.

Dans cette cachette était un coffre d’argent de dix ou douze pouces de longueur.

— Voilà ce que je voulais, dit Lucrétia.

Mais comme elle prenait le coffre, Michelin jeta un cri d’épouvante.

Deux personnages venaient de se montrer à l’entrée de la chambre.

L’un était le père Brulé.

L’autre, le Bouquin.

Le Bouquin avait toujours son fusil.

— Mon père ! murmura la Lucrétia avec terreur.

Et le coffre lui échappa des mains.

Brulé dit durement à son fils :

— Ferme la porte !

Alors Michelin se plaça devant la Lucrétia pour la défendre.