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La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 21

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L. de Potter (tome IIIp. 105-149).


CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME


Quelle était l’idée de Bouquin, et quel avait été le résultat de sa conversation avec Michelin et le père Brulé ? C’est ce que nous ne pourrons savoir qu’en escortant ce dernier sur la route du château des Soulayes à Auxerre.

Brulé, après avoir sellé le cheval et tenu l’étrier au citoyen Curtius, s’était placé en avant et s’était mis en marche.

La route qui conduisait à Auxerre à travers bois était à peine tracée.

Ce n’était pas une route forestière, mais bien une de ces sentes qui s’en vont de zig-zags en zig-zags sous les futaies, descendant dans les ravins et serpentant à travers les taillis et les éclaircies.

Le citoyen Curtius ne montait pas à cheval tout à fait comme un centaure.

Le pas allongé l’inquiétait, le trot lui donnait des coliques, quant au galop, il ne le connaissait que par ouï-dire.

Le citoyen Curtius était un bureaucrate ; il avait rarement quitté son fauteuil à dossier rembourré et garni de cuir.

— Je suis un homme de plume, disait-il, et non un homme d’épée.

Dans ces conditions, le citoyen Curtius n’était monté à cheval que trois fois en sa vie.

Mais ces trois fois répondaient à des dates tout à fait mémorables.

La première remontait à sa jeunesse.

Il avait alors vingt-deux ans, était clerc dans une étude de notaire et ne rêvait point les hautes destinées qui lui étaient réservées.

Le notaire, son patron, ayant été appelé au chevet d’un gentilhomme du voisinage qui voulait tester avant de mourir, il avait emmené Curtius avec lui.

Le notaire avait une jument et un poulain. Le poulain avait dix-huit mois ; ce fut la monture de Curtius.

Pendant trois heures, le futur patriote se promena de la tête à la queue, avec des soubresauts effrayants, et comme il rêvait déjà une réforme dans la législation, il songea au divorce.

Dix ans s’écoulèrent, la Révolution arriva ; Curtius se trouva un grand patriote. On le nomma capitaine de la garde civique de son village.

Force lui fut de monter à cheval pour la seconde fois.

Au mépris de ses épaulettes toutes neuves et des fonctions majestueuses dont il était revêtu, son cheval lui fit, en pleine place de la Révolution, ce qu’on appelle un saut de mouton, et le citoyen Curtius rentra chez lui boueux et contusionné.

La troisième fois…

Mais ici, ouvrons une parenthèse et plaignons-nous de la pauvreté de notre langue.

Le citoyen Curtius était monté à cheval sur un âne… à Montmorency, un matin de printemps, en compagnie de quelques amis du ministère qui adoraient les cerises.

L’âne s’était aussi mal conduit que le poulain du notaire et le cheval de la garde civique.

Ces trois leçons auraient dû singulièrement corriger l’honorable citoyen Curtius…

Mais le moyen d’avouer au citoyen chef de brigade Solérol qu’il n’osait pas monter à cheval, lorsque celui-ci faisait ressortir à ses yeux l’enivrante perspective de parler en public !

Curtius s’était donc armé de courage, et roide comme un piquet, tenant sa bride à bras tendus, il avait enfourché le cheval que lui avait sellé le père Brulé.

Ce cheval était ce qu’on appelle un charbonnier, c’est-à-dire un petit étalon du bas Nivernais, élevé dans les plaines des bords de la Loire qui s’étendent entre Cosne et La Charité.

Assez vilain de formes, il était vif et plein de feu.

Au premier pas, Curtius, éperdu, serra les genoux.

Au bout de trente, il se cramponna en désespéré à la crinière.

Ce que voyant, Brulé prit le cheval par la bride :

— Tenez-vous bien, dit-il, et n’ayez pas peur…

Mais Curtius était singulièrement ému, et plus d’une fois il fut sur le point de rebrousser chemin.

— Combien nous faut-il de temps pour arriver à Auxerre ? demanda-t-il.

— Trois heures, dit Brulé.

— Et on ne peut pas trotter !

— Rarement.

— Je marcherais bien un peu…

— Oh ! dit Brulé, vous avez le temps… Quand nous passerons au val Fourchu, si vous avez peur, vous descendrez.

— Qu’est-ce que le val Fourchu ?

— C’est un ravin profond, bordé de rochers à pic, et à la lèvre desquels passe le chemin que nous suivons.

— C’est donc dangereux.

— Dame ! à cheval, oui, quand on n’est pas sûr de soi. Un cheval mal attaqué peut faire un faux pas, et un faux pas pourrait vous envoyer à trente ou quarante pieds de profondeur.

— Je descendrai, dit Curtius. J’aime l’exercice, du reste.

— C’est un mauvais pas de toutes les façons du reste, poursuivit Brulé.

— Comment cela ?… demanda Curtius.

— Il y a six ans, en l’an II de la République, on y a passé de mauvais quarts d’heure.

— Qui donc ?

— Tantôt les uns, tantôt les autres. Un jour c’étaient les patriotes qui attendaient les aristocrates…

— Et le jour suivant ?…

— C’étaient les aristocrates qui prenaient leur revanche ; à preuve le maire d’Auxerre.

— Qu’est-ce qu’il lui arriva donc ?

— Il fut pendu.

— Par qui ?

— Par une bande de chouans qui le guettaient.

Curtius ne put s’empêcher de faire la grimace.

— Heureusement, dit-il, que le pays est plus sûr.

— Heu ! heu ! dit Brulé.

Et il continua sa marche en sifflotant la Marseillaise.

Curtius devint tout pensif. À ses préoccupations d’écuyer se joignirent de noirs pressentiments. Néanmoins, il continua sa route.

Au bout d’une heure, la forêt devint épaisse, broussailleuse, et la lumière du soleil disparut.

— Nous approchons du val Fourchu, dit Brulé.

— Pourquoi ce nom ? dit Curtius.

— Parce qu’on dit que le diable l’a creusé en appuyant son pied de bouc sur la forêt.

— Est-ce que tu crois au diable, toi ? dit Curtius.

Ça se peut bien, répondit Brulé.

Curtius se prit à rire, mais son rire, semblable à celui des deux archers de Victor Hugo, se trouva répercuté soudain par un lointain écho, et Curtius arrêta brusquement sa monture.

En même temps, une voix cria dans le fourré voisin.

— Halte !

Brulé s’arrêta et dit :

— Nous sommes pincés !

En même temps, Curtius vit apparaître deux hommes derrière un tronc d’arbre.

Ces deux hommes, vêtus du sarreau bleu bourguignon et de la casquette traditionnelle, avaient la figure barbouillée de noir.

Chacun d’eux avait un fusil à l’épaule et ajustait Curtius.

L’honnête patriote descendit précipitamment de son cheval, et se cacha derrière la bête.

Brulé vint l’y rejoindre et arma son fusil.

— Halte ! et pas de bêtises ! cria de nouveau l’un des deux hommes au visage noirci.

Mais Brulé dit à Curtius :

— Ce sont les royalistes, il faut nous défendre.

Et il cria à son tour :

— Arrière, canailles !… ou je fais feu.

Les deux hommes demeurèrent immobiles, et Curtius voyait toujours les canons braqués sur sa poitrine.

Un des hommes cria :

— Si vous ne vous rendez pas, vous êtes morts.

Mais Brulé ne tint compte de sa menace et fit feu coup sur coup.

Les deux balles sifflèrent à un pied au-dessus de la tête des hommes noircis.

Ceux-ci se prirent à rire.

Puis, quittant l’arbre derrière lequel ils s’étaient retranchés, ils coururent sus à Brulé désarmé, et à Curtius.

Celui-ci avait oublié ses pistolets et la précaution que le Bouquin avait prise d’enlever les balles se trouvait fort inutile.

Curtius avait trop peur pour songer à se défendre.

Quand les brigands ne furent plus qu’à trois pas de lui, l’un d’eux lui cria :

— Mets-toi à genoux !

Curtius tomba à genoux et demanda grâce.

L’autre disait à Brulé :

— Toi, tu es un homme du pays, on ne veut pas le tuer, va-t’en.

— Non, dit Brulé, je ne m’en irai pas… vous ne ferez pas de mal au citoyen Curtius.

— Nous ne lui ferons pas de mal, reprit le premier homme noir, si ce qu’on dit est vrai.

— Et que dit-on ?

— Que les pendus éprouvent une véritable satisfaction.

— Pendu ! pendu ! hurla Curtius.

— Haut et court, dit l’homme noir.

Et soulevant son sarreau, il montra une corde qu’il avait à sa ceinture.

— Elle est toute neuve, dit-il, et nous l’avons bien graissée…

Curtius poussa un gémissement.

C’était pourtant un gaillard robuste, que maître Curtius.

Il avait un cou de taureau, des épaules larges, les membres trapus, et sa main ressemblait à un maillet de blanchisseuse.

Mais le cœur manquait à tout cela, et il ne songea pas à résister.

— Grâce ! balbutia-t-il.

— Cela dépendra, dit un des deux hommes. Où allais-tu ?

— À Auxerre.

— Qu’allais-tu y faire ?

— Haranguer le peuple.

— Contre les royalistes ?

— Hélas ! soupira Curtius.

— Tu vois donc bien que tu as mérité d’être pendu…

— Grâce ! grâce ! répéta Curtius.

— Crie : Vive le roi !

— Vive le roi ! balbutia Curtius tout tremblant.

— Crie : À bas la république !

— À bas la république ! répéta Curtius.

Celui des deux hommes noircis, qui maniait la parole aisément, était d’une apparence chétive, il dit à Brulé :

— Une fois encore, veux-tu t’éloigner ?

— Non, répondit Brulé, je protégerai cet homme.

— Alors, nous allons bien voir.

Et sur un signe, celui qui semblait être son chef, l’autre homme noirci, qui était un grand et vigoureux gaillard, se jeta sur Brulé et une lutte s’engagea.

— Ah ! brigand ! ah ! misérable ! hurlait le fermier.

Et tandis qu’il se débattait, l’autre tenait Curtius en joue.

Et Curtius, tremblant, ne songeait nullement à secourir Brulé.

Enfin les deux adversaires enlacés roulèrent sur le sol ; puis un seul se releva et posa son genou sur la poitrine de son ennemi vaincu.

Le vaincu, c’était Brulé.

Son adversaire lui lia les pieds et les mains en lui répétant :

— On ne veut pas te tuer toi… Tu es du pays.

Brulé, couché sur le dos et garroté, semblait faire des efforts inouïs pour rompre ses liens, mais il n’y parvenait pas.

Curtius était toujours à genoux.

Les deux hommes noircis se consultèrent pendant quelque temps, et ces quelques secondes furent pour Curtius un siècle d’agonie.

Enfin l’un d’eux lui dit :

— Nous avions mission de te pendre au premier arbre.

— Oh ! vous ne le ferez pas, mes bons messieurs, supplia Curtius.

— Eh bien ! veux-tu que nous t’emmenions prisonnier ?

— Faites de moi ce que vous voudrez, mais ne me tuez pas.

— Nous allons donc t’emmener.

— Où ?

— Chez nous… donc… parmi les royalistes…

Curtius se reprit à frissonner.

— Ah ! dame, fit l’un des deux hommes noircis, je ne te réponds pas qu’on ne te pendra pas, là-bas… mais tu auras toujours gagné quelques heures. Donne tes mains.

Cet homme qui eût assommé un bœuf d’un coup de poing, mais à qui la lâcheté donnait la faiblesse d’un enfant, se laissa lier et garrotter.

Puis les deux hommes noircis le couchèrent en travers du cheval qui, pendant toute cette scène, avait paisiblement brouté l’écorce des arbres, et l’un d’eux se plaça derrière, son fusil à la main.

— En route ! dit l’autre.

Et il prit le cheval par la bride, et quittant le sentier, les deux hommes s’enfoncèrent avec leur prisonnier au plus profond du bois.

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Alors, quand ils eurent disparu, Brulé se releva, et ses liens tombèrent comme par enchantement.

— Est-il bête ce Curtius ! murmura-t-il en souriant.

Et il reprit son fusil et s’en alla.