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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 15

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 153-157).


XV

SÉDUCTIONS


Une fois rentré en possession de son trésor, Tancrède ne songea plus qu’à ses amours, et la canne lui fut très-utile pour continuer ses assiduités.

Tancrède allait presque tous les jours chez madame Thélissier ; mais il se rendait chez elle si adroitement, qu’il ne pouvait la compromettre.

Sitôt qu’il arrivait dans la rue de Gaillon, il passait la canne dans sa main gauche et devenait invisible. Il entrait ainsi dans la maison à l’insu du portier ; il montait l’escalier, il sonnait, on faisait attendre un instant, puis le domestique venait ensuite ouvrir la porte : ne voyant personne, il s’avançait vers l’escalier pour savoir qui avait sonné, et s’écriait :

— On est parti !

Pendant ce temps, M. Dorimont entrait chez Malvina.

— J’ai trouvé la porte ouverte, disait-il.

— Ce sont mes enfants qui l’ont laissée ouverte sans doute ; Pauline ne sait pas encore la fermer.

Et le merveilleux s’expliquait toujours.

Tancrède restait avec Malvina tant qu’elle était seule ; s’il entendait venir quelqu’un, il se levait et s’en allait bien vite, en repassant la canne dans sa main gauche.

De sorte que jamais on ne le voyait chez madame Thélissier, ou du moins rarement, et pourtant il y venait tous les jours.

Malvina ne se doutait de rien, et comme elle évitait de prononcer le nom de M. Dorimont, parce que ce nom la faisait rougir, elle ne s’apercevait pas qu’on ne parlait jamais de lui ; elle croyait que ce silence venait d’elle, et elle ne songeait pas à s’en étonner.

Tancrède était heureux ; il était aimé, on ne le lui cachait pas ; mais il y avait encore loin de l’aveu chaste qu’il avait obtenu, au bonheur cruel qu’il ambitionnait.

— Cette petite femme-là qui paraît si naïve, pensait-il, sera très-difficile à entraîner.

Il avait raison. De nos jours, il n’y a plus que la candeur qui soit farouche.

— Cette situation est insupportable, se dit-il un jour ; je ne puis pas vivre plus longtemps dans cette incertitude, et d’ailleurs ma canne ! il faut bien l’employer.

Il réfléchit beaucoup, et il alla voir une seconde fois Robert le Diable pour s’inspirer.

Madame Damoreau était encore à l’Opéra, à cette époque ; elle chanta d’une manière si admirable l’air du quatrième acte : Grâce ! grâce pour toi-même ! et grâce pour moi !… et elle était si jolie à genoux, que Tancrède fut électrisé.

Il ne comprit rien à la générosité de Robert ; la musique est si belle, qu’elle produit précisément l’effet contraire à celui qu’elle doit produire dans l’ouvrage. C’est là le mérite. Tancrède sortit de l’Opéra passionnément impitoyable, et il se dirigea vers la demeure de Malvina, armé de sa canne diabolique.

Et la pauvre Malvina, à ce pouvoir magique, à ce prestige, n’avait rien à opposer, ni talisman, ni chaperon, pas même ce redoutable défenseur des jeunes femmes, cette égide qui les préserve souvent dans de bien grands périls : la présence de ses enfants ; car le protecteur naturel des femmes est moins un vieux père, un grand frère, qu’un tout petit enfant — et Malvina, par un hasard fatal, n’avait près d’elle ni ses fils ni sa fille ce soir-là, depuis deux jours elle les avait confiés à leur grand’mère, par crainte de la rougeole qui était dans sa maison. C’était un soin prudent ; mais, hélas ! cela porte toujours malheur à une jeune mère, de quitter ses enfants.

Il était minuit !