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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 4

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 50-62).


IV

TROISIÈME ESPÉRANCE


M. Achille Lennoix était un homme plein d’imagination et d’activité, et toujours la proie de ses idées ; il avait un coup d’œil prompt ; il se décidait vite, et au risque de se tromper ; car il prétendait qu’on perd moins de temps à commettre et à réparer une erreur qu’à hésiter entre deux combinaisons et à choisir le meilleur parti à prendre. Il avait tant travaillé, tant sollicité depuis un mois, pour obtenir cette concession d’un chemin de fer de Paris à Saint-Quentin, qu’il était tombé malade — et, comme il était horriblement contrarié d’être malade quand une si grande affaire le réclamait, à force de se tourmenter, il se mettait hors d’état de guérir.

Tancrède entra chez lui. M. Lennoix le regarda rapidement des pieds à la tête, causa quelques minutes avec lui — et puis sa résolution fut prise.

— C’est l’homme qu’il me faut, pensa-t-il. Il a bonne façon, ce garçon-là ; il va nous faire honneur : on verra que nous n’employons pas que des maçons.

Ensuite ils parlèrent mathématiques, Tancrède était assez fort en mathématiques ; on parla de l’Angleterre, Tancrède s’offrit pour faire un voyage à Londres, sachant parfaitement l’anglais. Il offrit aussi de venir travailler le soir même près du malade, comprenant tout ce que M. Lennoix devait éprouver d’ennui par l’oisiveté où le condamnaient ses souffrances. M. Lennoix saisit cette idée avec empressement. Les deux jeunes gens s’entendirent à merveille.

Après une heure de conversation, Tancrède se retira, et son subit ami lui donna rendez-vous pour le soir à sept heures après dîner.

En le voyant partir, M. Lennoix se frotta les mains :

— Ce jeune homme me convient, pensa-t-il. D’abord il m’a compris ; il a vu tout de suite que ce qui me rend malade, c’est de perdre mon temps. Je devinerais que c’est un homme d’esprit, rien qu’à cela.

M. Lennoix était loin de s’alarmer de la beauté du nouvel employé ; au contraire, cet air noble et distingué le séduisait. Les gens de mérite sont possibles à séduire par ce qui est bien : il n’appartient qu’aux petits esprits de s’effrayer des avantages — et puis les hommes d’imagination ne sont jamais envieux. Ils valent mieux que tout le monde dans leur avenir ; personne ne marche où ils vont, personne n’est jamais arrivé où ils prétendent : ils ne peuvent envier ce qu’ils voient, car ce qu’ils rêvent est au delà.

Pendant que M. Lennoix se livrait à ses réflexions, Tancrède se perdait dans un corridor.

C’était l’heure fatale, l’heure de mélancolie et de mystère, où le soleil, qui est encore l’astre du jour pour l’homme des champs, n’est plus, pour le triste habitant des villes, qu’un réverbère à moitié éteint, qu’une lanterne mourante et perfide qui, dans l’ombre, égare ses pas. Sur les grandes places, les quais, les boulevards, il fait encore jour — dans les rues, c’est un doux crépuscule, un quasi clair de lune — dans l’intérieur des maisons, c’est la nuit — et dans les corridors, qu’est-ce donc ? ténèbres, profondes ténèbres !

C’est l’heure de toutes les fautes, l’heure des vols et des aveux ; c’est l’instant où la rougeur n’est pas visible, où l’on peut dire : « Je vous aime, » effrontément, et malheureusement on le dit — c’est l’heure où l’ouvrière trop laborieuse persiste à travailler et se trompe : cette lueur incertaine égare ses yeux ; elle passe, dans un canevas, une maille dans le filet, que sais-je ? Elle commet une toute petite erreur qui cause par la suite de grands dérangements ; c’est enfin l’heure où les antichambres sont désertes, où les domestiques allument les lampes : il y en a même de prudents qui ont déjà fermé les volets avant que les lumières n’aient paru.

Tancrède s’égarait dans une obscurité complète en sortant de l’appartement de M. Lennoix. Il nagea quelques instants dans le sombre corridor, comme sur un fleuve étroit, se retenant des deux côtés au rivage ; il craignait un escalier inattendu, ses pas étaient inquiets. En appuyant ses bras aux parois du mur, il rencontra une porte qui céda aussitôt, et il se trouva dans un petit salon fort élégant, que le réverbère de la rue éclairait suffisamment à travers la fenêtre.

Une faible lueur filtrait entre la fente d’une autre porte vers laquelle Tancrède se dirigea. Il frappa légèrement par prudence.

— Entrez, dit une assez douce voix.

Tancrède ouvrit la porte.

— Pardon, madame, dit-il en voyant une petite femme assez jolie et assez jeune s’avancer vers lui.

— Monsieur, dit-elle, puis elle s’arrêta.

L’aspect du beau jeune homme lui semblait une apparition divine.

— Monsieur désire parler à mon…

Elle allait dire mon fils, mais le mot expira sur ses lèvres : elle aurait voulu n’avoir que seize ans.

— Je vous fais mille excuses, madame, dit Tancrède, mais il n’y a pas de lumière dans le corridor… et…

— Vraiment, monsieur, cela est incroyable. Baptiste ! allumez donc la lampe ! Baptiste, venez éclairer monsieur.

Baptiste allumait trop de lampes en ce moment pour en avoir une seule à apporter.

— Il ne vient pas. Je vais vous éclairer moi-même.

En disant cela, madame Lennoix (car c’était la mère de M. Lennoix) prit son bougeoir qu’elle avait allumé pour cacheter une lettre ; et, malgré les instances que fit Tancrède, elle le conduisit jusqu’à l’escalier.

Et puis elle le regarda partir.

Cette circonstance n’est rien en apparence, et cependant qu’elle fut terrible !… Ô rencontre fatale !…

Madame Lennoix était dans l’âge où l’on recommence à admirer les beaux hommes. À quinze ans on les admire par instinct ; à quarante, par conviction.

Ce qui prouve que les avantages de vanité et de convention mondaines sont des niaiseries, c’est qu’avec l’âge on les méprise ; c’est qu’en vieillissant, ce qui est vrai, ce qui est réellement beau, a plus d’attrait pour nous que ces agréments imaginaires, ces qualités factices qu’on trouvait jadis préférables à tout. Ainsi, la femme qui, à vingt ans, choisit un fat mal tourné parce qu’il est duc ou parce qu’il a de beaux chevaux — à quarante ans, si elle est veuve, épousera un jeune homme qui n’aura ni célébrité ni fortune. — Ainsi, l’homme qui a passé sa jeunesse à courir après de faux plaisirs, de faux honneurs, à cinquante ans se retire dans sa terre pour y respirer un air pur, y semer des sapins et du blé noir, et là il se sent plus heureux.

Est-ce donc qu’il faut avoir étudié le monde pour apprendre à aimer la nature ? Si les jeunes gens savaient cela, que d’ennui ils éviteraient ! que de dégoûts, de jours amers ils pourraient s’épargner ! comme ils resteraient dans leur ville natale ; qu’ils y seraient heureux ! Cela me rappelle ces deux charmants vers que M. de La Touche adresse à un de ses amis, en lui parlant des bords enchantés de la Creuse :


Le bonheur était là sur ce même rocher
D’où nous sommes tous deux partis — pour le chercher !


Ces vers devraient être gravés en lettres d’or à l’entrée de tous les villages. Quelle douce morale ils renferment ! quelle leçon !

Madame Lennoix était ainsi revenue, par les effets de l’âge, aux pures émotions du cœur. Elle ne put voir Tancrède sans un trouble plein de charmes, et sa douce image la poursuivait encore lorsqu’elle rentra dans son appartement. Désormais pour elle plus de repos. Les perfides traits de Cupidon l’ont blessée, car le dieu malin s’occupe encore des mères de famille à marier. Elle aussi elle sent qu’elle aime… qui ?… toute la question est là. — Les passions de madame Lennoix ressemblent aux résolutions de son fils : elles sont promptes. — Mille pensées corruptrices et entraînantes viennent aussitôt l’assaillir :

— Je suis riche, je suis libre, je suis encore jolie et jeune, puisqu’un architecte m’a prise l’autre jour pour la femme de mon fils ; qui m’empêche de me remarier ? Mon fils me néglige, ses affaires l’absorbent ; il peut s’éloigner d’un moment à l’autre, je resterais seule. Pourquoi ne pas profiter de mes avantages pendant qu’il en est temps encore ?

C’en est fait, elle est décidée : c’est une beauté qui n’a pas de temps à perdre.

Tremblante, elle va chez son fils.

— Quel est ce jeune homme, dit-elle, qui sort à l’instant de chez vous ?

— C’est un ami de M. Poirceau ; il m’est très-recommandé par lui.

— Est-ce un jeune homme de bonne famille ?

— Oui, certainement : c’est le fils d’un officier distingué, M. Dorimont.

— Dorimont ! c’est un joli nom qui lui va bien. Vous êtes-vous entendu avec lui ?

— Oui, ma mère, parfaitement ; il est plein d’esprit, et il m’a paru fort instruit.

— Avoir de l’esprit, et être si beau !

— Oui, en effet, il est bien.

— Bien, bien ; mais il est admirable ! je n’ai jamais vu un aspect plus séduisant, des traits plus distingués, une physionomie plus expressive : grâce, noblesse, finesse, il réunit tout !

— Ah ! mon Dieu ! comme vous vous enflammez, ma mère, dit M. Lennoix en riant ; en vérité, je crois que vous voulez l’épouser.

À ces mots, madame Lennoix devint rouge, rouge comme une jeune fille.

Or, connaissez-vous rien de plus pénible, de plus triste pour une personne qui a de la délicatesse dans le cœur, que d’avoir fait rougir sa mère ?

M. Lennoix fut d’abord affligé d’avoir causé de l’embarras à une femme qu’il respectait ; mais ensuite cette rougeur singulière l’alarma.

Il avait fait une mauvaise plaisanterie, sans nulle idée qu’elle pût s’appliquer aux pensées de madame Lennoix ; mais cette rougeur, l’émotion qu’il regardait dans les yeux de sa mère, tout cela lui inspirait la crainte d’un événement auquel il n’avait jamais songé. Un autre incident vint encore le décider dans ses terreurs.

La sœur de madame Lennoix entra.

— Mon neveu, dit-elle, quel est ce jeune homme qui sort de chez vous et que je viens de rencontrer dans la cour ? Quelle tournure ! quel beau visage ! jamais je n’ai rien vu de si admirable ! Champmartin doit venir dîner après-demain chez moi : il faut absolument, ma sœur, que tu m’amènes ce jeune homme ; il y a de quoi tourner la tête à un peintre ! c’est à se mettre à genoux !

— Allons, bien ! voilà ma tante qui s’en mêle, pensa M. Lennoix.

— Est-ce que tu ne l’as pas vu, ma sœur ?

— Si vraiment, répondit madame Lennoix toute troublée… Mon fils l’a à peine remarqué.

— Mon neveu a la berlue, en ce cas ! s’écria la tante, qui avait aimé un artiste dans sa jeunesse ; — il faut être privé de sens pour ne pas voir que c’est le plus bel homme de Paris, du monde entier ! Raphaël, Carlo Dolci, Le Poussin, Murillo, n’ont pas, dans tous leurs chefs-d’œuvre, un type comme celui-là. Pour moi, je n’ai jamais vu une plus belle tête !

Madame Lennoix ne disait rien, elle restait émue, elle était modeste : c’était son beau jeune homme, — à elle qui l’avait admiré la première. Ce n’était plus à elle qu’il appartenait de le louer. Ne lui avait-elle pas offert dans sa pensée son cœur, sa fortune et sa main ?… Elle attendait qu’il voulût bien répondre ; maintenant, la délicatesse exigeait qu’elle ne se mêlât plus de rien.

Le fils, au regard d’aigle, pénétra dans l’âme de sa mère. En un moment, tous ces fléaux lui apparurent : mariage absurde, fortune partagée, tyrannie d’un beau-père, procès, querelles, déménagement, séparation, enfants, peut-être ! petits frères très-mal venus, larmes, ruine, drames intérieurs, scènes de famille, ennuis de tous genres…

Et sa résolution fut prise au même instant.

Et le soir même, lorsque Tancrède rentra dans sa demeure pour faire sa toilette, on lui remit un billet de la part de M. Lennoix.

La fièvre avait repris au jeune malade, disait la perfide lettre, et le médecin exigeait impérieusement le plus grand repos ; il ne pouvait donc pas songer à reprendre ses travaux de fort longtemps.

Quelques jours après, Tancrède alla s’informer des nouvelles de M. Lennoix. Le portier répondit que M. Lennoix allait beaucoup mieux, et qu’il était sorti.

Tancréde aperçut à la fenêtre madame Lennoix, leurs yeux se rencontrèrent… il devina tout.

La conduite du fils lui fut expliquée par un seul regard de la mère.

— Malheur à moi ! s’écria Tancrède ; toujours des femmes !… et il s’éloigna furieux.

Et comme son désespoir était au comble, il prit le seul parti raisonnable dans sa position. Il alla passer la soirée à l’Opéra.