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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 7

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 76-80).


VII

FINESSES


Tancrède se souvint toutefois qu’il avait un devoir à remplir ; savoir, d’aller au Théâtre-Italien ce soir-là.

La première personne qu’il aperçut en arrivant ce fut sa superbe conquête.

Elle semblait chercher quelqu’un ; elle le vit… et ne chercha plus.

Cette jeune femme faisait habituellement beaucoup plus de mines au Théâtre-Italien qu’à l’Opéra. Elle levait les yeux à chaque note de Rubini ; elle secouait la tête en mesure pour prouver qu’elle était musicienne. La salle étant plus petite que celle de l’Opéra permettait de mieux apprécier les détails de sa coquetterie, et là elle se livrait à ses avantages avec un abandon qui les faisait valoir.

Tancrède vit bien qu’il ne pouvait faire autrement que d’en être amoureux ; mais, pour cela, il fallait aller aux renseignements.

Il questionna poliment son voisin ; et pour n’avoir pas l’air trop niais, il affecta l’accent anglais en demandant le nom de cette jolie femme. Par malheur, le voisin était Anglais, et il répondit en anglais qu’il ne la connaissait pas, mais qu’il la rencontrait presque tous les jours aux Tuileries. Par bonheur, Tancrède savait très-bien l’anglais, et il supporta la manière dont l’autre prononça le mot Thioulliourille. Certes, il fallait bien savoir l’anglais pour comprendre cela.

Après une soirée d’œillades et de roulades, Tancrède retourna chez lui sans autre événement.

Aux Tuileries, le lendemain, il retrouva sa belle.

La dame était fort élégante ; elle donnait le bras à sa mère, vieille femme assez mal mise qui promenait un chien.

Elle aperçut M. Dorimont et rougit.

C’était dans l’ordre.

Il y eut un quart d’heure de promenade intelligente.

La jeune femme parut chercher son mouchoir dans son manchon, et laissa tomber un petit portefeuille qui renfermait des cartes de visites.

La mère ne vit rien de cela, ou peut-être était-elle accoutumée aux maladresses de sa fille.

Tancrède vit tomber le petit portefeuille, et s’approcha pour le ramasser.

La dame doubla le pas sans faire attention à lui.

Tancrède ne comprit pas cette manœuvre ; il resta d’abord immobile, et réfléchit un moment.

La belle promeneuse revint de son côté. Tancrède l’attendit ; puis, s’avançant vers elle d’un air très-respectueux :

— Ceci vous appartient, je crois, madame ? dit-il, en lui présentant le portefeuille.

— Non, monsieur, reprit l’audacieuse personne, ce n’est pas à moi.

La mère parlait à son chien en ce moment, elle n’avait pas entendu ; elle vit alors Tancrède s’éloigner.

— Que nous veut ce beau jeune homme ? dit-elle.

— Rien, ma mère, c’est un bracelet qu’il a trouvé… mais j’ai froid, nous allons rentrer.

Les deux femmes sortirent des Tuileries.

Tancrède resta à considérer le portefeuille, sans comprendre cette profonde ruse. Il crut d’abord s’être trompé ; il craignit d’avoir fait une bévue. Cependant il ouvrit le portefeuille.

— Peut-être ces tablettes renferment-elles un billet ? pensa-t-il.

Cette idée le refroidit : c’était aller trop vite.

Le portefeuille ne renfermait point de billet, mais des cartes de visites, beaucoup de cartes de visites.

M. et madame Montbert, rue de Provence, no ***.

Madame Virginie Montbert, rue de Provence, no ***.

M. Isidore Montbert, rue de Provence, no ***.

Et puis cela recommençait : M. et madame Montbert, madame Virginie Montbert, M. Isidore Montbert.

— Ah ! bien ! j’y suis, pensa Tancrède, c’est pour que je sache son nom. — Ô Virginie ! s’écria-t-il en riant, nom charmant ! Il me vient une idée… c’est d’aller lui reporter moi-même ce petit portefeuille rue de Provence, no ***. Je dirai qu’en me promenant aux Tuileries je l’ai trouvé, et que ces cartes de visite m’ayant indiqué à qui appartenait ce… Imbécile ! s’écria-t-il tout à coup en se frappant le front, c’est cela qu’elle veut, c’est ce qu’elle t’a indiqué si clairement et que tu as été si longtemps à comprendre. Et moi qui croyais avoir trouvé ce rusé moyen… qu’elle-même m’avait donné… Oh ! les femmes, les femmes ! elles nous sont supérieures en tout. Nous nous croyons bien forts, bien ingénieux, et nous n’avons pas une bonne idée qui ne nous vienne d’elles.