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La Carrière amoureuse/16

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La Renaissance du Livre (p. 64-67).



XVI


Rien n’est comparable à l’énergie passagère d’un homme faible : les réserves de volonté accumulée durant les jours de mollesse l’arment d’une force invincible au moment où elle déborde.

Depuis trois jours, j’insiste en vain pour décider papa au départ : ce nonchalant résiste ; cet indécis s’entête. Seuls, les attraits couleur d’or du soleil et du jeu m’expliquent son attitude anormale.

Une rancune sourde m’irrite contre lui : insouciant et paisible, il jouit avec béatitude du beau temps, des repas succulents, des promenades, — sans se douter de l’orage qui éclata près de lui, sans voir mon visage ravagé. C’est terrible de vivre à côté d’un homme distrait : un distrait, c’est un égoïste inconscient.

Il s’est occupé de moi quand j’ai été malade ; aujourd’hui, il me croit guérie parce que je ne souffre plus physiquement. L’autre soir, il a regardé longuement ma figure allongée, ma bouche silencieuse, mes yeux sombres. J’ai cru qu’il allait s’inquiéter, soupçonner enfin… J’ai rougi. Mais, il m’a dit :

— Comme tu as mauvais caractère, Nicole ! Tu boudes. Tu m’en veux de n’avoir pas cédé à ton caprice… Ça te semble inusité, exorbitant, d’obéir… Ah ! je t’ai bien mal élevée…

Il s’en avise un peu tard.

Oui, il a eu tort de laisser mon esprit souffler au gré des vents, mon imagination vagabonder à sa guise… Dire qu’il y a des enfants qui connaissent la bonne terreur de redouter l’autorité d’un père !… Des jeunes filles ignorantes et candides qui n’ont pas lu tous les livres !… Ô la petite vie tranquille des vierges sages, sévèrement éduquées, qui taillent leurs robes elles-mêmes, qui font de l’aquarelle et de la pyrogravure !

Elle n’ont pas de Claudières dans leur existence, celles-là !

Je rumine toutes ces réflexions en bouclant rageusement ma valise… Oui, je m’en vais. Une dernière folie. Il ne veut pas partir, ce père aveugle… Tant pis : je m’en vais — sans prévenir. J’ai joué ma fuite à pile ou face : le rapide Côte-d’Azur quitte Nice à neuf heures du matin. Or, je sortirai de la maison à huit heures et demie, ouvertement : je ne me cacherai pas, non. Si le moindre incident m’arrête, je resterai, j’obéirai au sort.

J’ai ouvert la porte de ma chambre, je suis passée devant celle de papa : son souffle régulier rythmait le silence : il dormait. Maria balayait la salle à manger : elle ne m’a pas vue. Dans l’antichambre, Pinotto ronflait, étendu sur une banquette. Il m’a semblé que personne ne songeait à moi : papa sommeillant, chacun vaquant à sa besogne matinale… Une sorte d’indifférence planait sur les choses, m’enveloppait de tristesse. J’ai fui.

J’ai regardé, pour la dernière fois, les trois palmiers du jardin d’en face ; l’avenue de la Gare et sa voûte de platanes ; une pâtisserie où j’allais manger des meringues. (C’est bête ces petits détails qu’on retient malgré soi.) Je quitte ce pays sans éprouver le regret vague qui accompagne les départs.

J’ai trop souffert, ici. J’ai hâte d’échapper, d’oublier ailleurs… Je ne verrai jamais plus le port animé, l’eau bleue de la baie des Anges, les collines verdoyantes du Mont-Boron et la villa de Jean, toute blanche sous le soleil ; son jardin au parfum violent d’œillets et de mimosas…

Dans le hall de la gare, je cherche mon porte-monnaie. J’avais deux cents francs, mis de côté, dans ma bourse. C’est suffisant pour le voyage. Je prends mon billet. Je m’installe.

C’est la première fois que je voyage seule. J’ai des petits pincements au cœur ; des sanglots refoulés m’étranglent d’une boule à la gorge. Je me sens isolée, sans appui, sans abri. J’ai bourré machinalement ma valise de mouchoirs de chemise, d’un peigne, d’une boîte à poudre et d’un assortiment de brosses.

Où vais-je ? Arrivée à Paris, que ferai-je ? Je n’en sais rien. Je me sauve de Nice avec l’instinct d’une bête blessée qui s’éloigne de l’endroit où le chasseur l’a frappée, pour reprendre le chemin de sa tanière.

Papa ? Que pensera-t-il en ne me voyant plus ?… Bah ! il aura de la peine… Et puis ? quand je frémissais d’angoisse, d’impatience et d’amour, il traçait des numéros sur des petits cartons noirs et rouges ; quand je souffrais d’une torture intime, il déjeunait tranquillement en face de moi, mâchant sa viande ; quand je l’ai supplié de partir, il m’a traitée de capricieuse : quand je me suis ramassée sur moi-même, cuvant mon désespoir, les yeux clos et les lèvres serrées, il m’a accusée de bouder !… Qu’il souffre : c’est son tour.

La douleur me rend mauvaise. Recroquevillée dans un coin du compartiment, je darde des regards farouches sur mes compagnons de voyage, deux Américains joyeux et sans façon qui font du bruit comme quinze.

Paris !… Dans le flot des voyageurs, poussée, entraînée, je sors de la gare de Lyon. Le froid — ce froid vif du printemps de mars — me saisit m’étonne, après la tiédeur de Nice. J’aspire cet air frais avec un soupir de délivrance : je n’ai jamais vu Claudières ici ; rien ne me le rappellera.

Je saute dans un taxi. Machinalement, j’ai crié mon adresse :

— Rue La Boëtie !

Puis, je songe soudain que si j’arrive ainsi, toute seule, la nuit, à la maison, le valet de chambre va s’affoler, demander où est monsieur, m’irriter de questions indiscrètes… Je n’ose descendre de voiture ; j’hésite… je ne sais quel parti prendre… Il faut pourtant que je couche quelque part. Je dis au cocher :

— Non ! Avenue des Ternes !

Eva Renaud !… Ma folle marraine, la fée de théâtre, la blonde actrice à la mode de 1890, la maîtresse du duc de Newcastle et du roi Miarko, que va-t-elle dire, cette bonne Eva qui me donna d’étranges conseils, il y a six mois, se montra défavorable au mariage et me mit en garde contre l’amour ?… Voici la villa des Ternes. Je suis obligée de sonner pour me faire ouvrir la grille. Je m’oriente dans les jardins. Devant la porte d’Eva, j’attends quelques longues minutes avant qu’un pas s’approche de l’intérieur, à mes coups de marteau répétés.

C’est vrai… J’oubliais l’heure tardive.

La voix d’Eva filtre à travers l’huis. Elle questionne, hésitante :

— Qui est là ?

Il y a vingt ans, à cette heure-ci, la belle Renaud, dans sa loge remplie d’adulateurs, essuyait son fard de théâtre et se refaisait un maquillage de ville pour aller souper au café de Paris…

Aujourd’hui, réveillée dans son premier sommeil, elle demande timidement, en bonne bourgeoise inquiète : « Qui est là ? »

Je réponds :

— C’est moi, Nicole !

Un bruit de verrous vivement tirés ; la porte s’ouvre. Et je tombe dans les bras d’Eva :

— Ma petite fille ! Toi, toute seule, au milieu de la nuit ! Qu’est-il arrivé ?… Tu me fais peur. Tiens ! tu as une valise ? Tu viens de Nice, directement ? Et ton père ?

— Entrons, marraine. Je vous expliquerai…

Elle me conduit dans sa chambre, où la veilleuse jette une lueur bleuâtre. Elle allume une lampe. Dès qu’il fait plus clair, je m’aperçois que ma pauvre marraine est en chemise de nuit, vêtue seulement d’un peignoir passé à la hâte ; ses pieds nus sortant des pantoufles. Elle me considère avec stupéfaction.

Je m’agenouille auprès d’elle, entourant son cou de mes bras, ma tête appuyée sur sa poitrine tiède. Ainsi abritée contre elle, je narre mon aventure lamentable, sans omettre un détail, sans oublier un incident. Eva m’écoute attentivement, coupant çà et là mon récit d’une exclamation émue, d’un mot de regret, d’un geste colère…

À la fin, elle s’écrie :

— Je t’avais bien dit que les hommes ne valent rien !… Ma pauvre petite enfant, tu as gâché trois beaux mois de jeunesse : trois mois qui comptent pour des années, car tu t’attristeras souvent à les revivre, durant ces heures de songerie où l’on ressasse ses souvenirs… Ah ! si j’avais été là ! Je te l’aurais décortiqué en cinq minutes, ton Claudières !… J’aurais fait tomber le masque, découvert l’homme, ses turpitudes et ses petites vilenies… Je t’aurais vite désabusée : ce qui ternit le prestige des gens célèbres, c’est l’envers de leur célébrité…

« La Gloire touche le ciel avec son front, mais sa robe trempe dans la boue.

« Et quand je t’aurais prouvé la bassesse de ton Claudières, si tu l’avais quand même aimé, c’est que tu n’aurais fichtrement pas été dégoûtée ! »

J’ai pâli affreusement. Eva me regarde avec acuité et s’exclame :

— Mais, il te tient encore, ma parole !…

Ah ! folle, folle ! Tâche, au moins, de retrouver ta fierté.

— Vous avez raison, marraine. Vous verrez… J’ai pris de sérieuses résolutions. C’est la dernière étincelle… Maintenant, le feu est mort.

— Repose-toi, à présent. Tu vas coucher dans mon lit et rester ici jusqu’au retour de ton père. Je lui écrirai demain.

— Vous dites ? Mais je ne veux pas que vous préveniez papa !… Je ne pourrais le voir en ce moment.

— Tu oublies qu’il doit être fou d’inquiétude, ce pauvre malheureux Fripette !

— Accordez-moi quelques jours de répit… L’incompréhension de mon père m’exaspère… J’ai besoin de me calmer.

— Ma Nicole, ne sois pas méchante : si ton père, par son insouciance, est la cause première de ton mal, c’est inconsciemment. Il t’aime plus que tout. Toi, ne le fais pas souffrir volontairement : ta faute n’aurait pas d’excuse.

— Je suis incapable de raisonner. C’est malgré moi, mais je ne veux pas voir papa…

— Pourtant, je ne puis le laisser dans une telle incertitude. Ne pas savoir où tu te trouves, c’est atroce pour lui !

— Écoutez, marraine : vous connaissez mon caractère. Je vous jure que si vous écrivez à papa je quitte votre maison et je me cache si bien que vous ne me retrouverez pas…

— Allons, voyons, ne t’exalte point… Je n’écrirai rien. Maintenant, tiens-toi tranquille et va dormir.

J’affecte de la croire, quoique sa promesse me semble douteuse. Je me couche paisiblement, ferme les yeux… Eva me regarde longtemps ; puis rassurée, passe dans la pièce voisine, dont elle laisse la porte ouverte… Et, le reste de la nuit, j’entends le grincement d’une plume courant sur le papier.

Au matin, je me lève doucement… Eva, vaincue par la fatigue, s’est endormie les bras sur la table, la tête dans ses mains. Sa lettre à papa, terminée, s’étale devant elle, à côté de l’enveloppe où se trouve déjà l’adresse : « Monsieur Fripette, boulevard Dubouchage, Nice. » Je lis la lettre :

« Mon cher Fripette.

« Ta fille est chez moi ; elle a fait une fugue, quittant Nice, dont elle s’est lassée subitement. Ne te fais pas de chagrin ; ne t’inquiète pas ; je veille sur elle. Mais ne reviens pas tout de suite. Je t’expliquerai… Cette petite est très énervée : elle a besoin de ménagements… »

Je ne continue pas la lettre ; je la glisse dans mon corsage. Prenant une feuille de papier blanc que je plie en quatre je la mets dans l’enveloppe, dont je colle les bords soigneusement. Eva, en se réveillant, croira l’avoir cachetée avant de s’endormir : elle l’enverra telle quelle à papa, qui n’y comprendra rien… Ça me fera toujours gagner un peu de temps.