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La Cause du beau Guillaume/03

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 89-110).


CHAPITRE III


la chambre vide


Lorsque le jeune homme eut passé tout le mardi à ronger son frein, qu’Euronique en ouvrant et fermant les portes l’eut trompé cent fois et attiré cent fois en haut du petit escalier où il se penchait avec un tremblement croyant voir entrer Lévise ; quand il eut compté chaque demi-heure qui sonnait et usé de tous les artifices pour tuer le temps, Louis fut pris d’une violente colère contre la jeune fille !

Il n’avait voulu lui faire aucun chagrin et elle lui en causait un très-vif.

— A-t-elle donc si peu d’esprit, se disait-il, qu’elle n’ait point compris une plaisanterie si facile à éclaircir, et brise aveuglément un grand bonheur qui commençait ? Devais-je être destiné à me mettre aux pieds de la plus inintelligente des créatures ?

Dans sa colère, il lui souhaita toute sorte de maux et se promit de ne plus la revoir quand même elle reviendrait.

— Tant pis pour elle ! songeait le jeune homme plein de rancune, si elle souffre, elle l’aura mérité et subira son châtiment !

Il supposait que Lévise, pénétrée des mêmes sentiments que lui, regretterait son propre départ.

Mais le lendemain Louis commença à penser que tout était bien fini. Il éprouva une sorte d’amer désenchantement, comme un enfant qui a entrevu les splendeurs d’un spectacle féerique auquel on l’arrache presque aussitôt. Il rassembla ses forces, et résolut de se résigner. Il chercha à se persuader qu’il devait dominer son mal, qu’il devait être et était satisfait d’une rupture qui le délivrait, malgré lui, de soucis et d’embarras probables pour l’avenir.

De même qu’au début il s’était obstiné à se figurer qu’il n’était pas amoureux et à chasser de sa pensée l’idée et le mot d’amour, il essaya de s’acharner à faire le sage, le stoïque, et à ne songer à Lévise que pour célébrer le bonheur d’avoir échappé aux pièges de la jeunesse. Il se donna un entrain factice, lut, écrivit, régla des projets d’existence. Dans toute cette activité, la force motrice était le dépit, la rancune. Tout ce qui avait été contre Lévise, et avait tant déplu à Louis, il voulut s’y rattacher comme pour y chercher une vengeance contre le souvenir tout vif et aigu de la fuite de la jeune fille.

Ainsi Louis se reprocha d’avoir été injuste envers Euronique.

Comme elle faisait sa chambre d’un air joyeux et empressé, et qu’il chantait avec une force soutenue par la colère, un air triomphal en signe de victoire sur les passions, Euronique lui dit : — Monsieur n’a plus l’air si « soubaud » que ces jours passés ; monsieur est comme lorsqu’il est arrivé au pays.

Louis avait besoin d’épancher l’excès de ses nouveaux sentiments qui l’oppressaient parce qu’ils étaient combattus par les autres, les anciens, les véritables.

— Oui, dit-il, je suis très-content ! Et sa figure était contractée.

— Monsieur avait été bien « entortillé » !

Du premier coup, cette atteinte portée à Lévise causa une petite douleur au jeune homme, ainsi qu’une pointe qu’on lui aurait enfoncée dans le sein.

— Je finissais par être maladroit, répondit-il, car il ne voulait pas s’avouer qu’il souffrait par Lévise. En effet si elle l’avait quitté pour toujours, il se sentait humilié de n’avoir point inspiré une passion plus grande, capable de survivre à un léger heurt.

— Je ne comprenais pas monsieur, reprit Euronique, « l’ouvrière » n’est pas belle, et puis, une paysanne, qu’est-ce que ça peut dire pour un monsieur ? Ça ne sait rien. Et celle-là encore qui est la plus grande paresseuse du pays, et une voleuse par-dessus le marché !

— Une voleuse ? vous croyez ? s’écria Louis en riant nerveusement, indigné de l’outrage fait à la jeune fille, et pourtant satisfait de soulager les mouvements de haine que les amants ressentent si fortement l’un contre l’autre lorsque quelque différend les sépare.

— Dam ! il manque six serviettes ! dit Euronique, et bien sûr ce n’est pas une femme qui a son ménage monté, comme moi, qui prendrait des serviettes, mais une fille qui est gueuse comme Job… d’ailleurs ils ont déjà fait des coups avec son frère !

Peu s’en serait fallu que Louis ne se fût joint à la servante pour accabler Lévise et décharger son cœur de toute l’amertume amassée ; mais l’indignité de la confidente le révoltait, et il lui était cruel d’entendre dans la bouche d’un autre ces offenses. Cependant il lui semblait qu’en ne prenant pas la défense de la jeune fille, il se vengeait.

— Alors, dit-il avec ironie, elle voulait tout dévaliser ?

— À la longue, vous l’auriez bien vu.

— Vous deviez être bien inquiète pour moi !

— Oh ! monsieur, je n’en dormais pas la nuit, « je le disais à tout le monde » !

Que tous les malheurs fondissent sur Lévise, qu’elle fût battue, qu’elle fût compromise, Louis le demandait ; mais pourvu qu’il n’en restât aucune trace pour elle et qu’immédiatement après avoir été châtiée par un peu de douleur, cette douleur fût à jamais effacée et que Lévise revînt tomber dans ses bras.

Aussi les dernières paroles d’Euronique firent-elles tressaillir le jeune homme.

— Je vous défends d’en parler à qui que ce soit, s’écria-t-il.

— Oh ! dit Euronique, je disais que monsieur devait prendre garde !

Louis préféra croire qu’il ne résulterait rien de fâcheux pour Lévise des propos de la servante, il n’y attacha pas d’importance, considérant que l’opinion des paysans ne le touchait pas, puisqu’ils n’étaient pas ses pareils.

Le départ de la jeune fille avait ramené Cardonchas devant l’esprit de Louis. Ne serait-ce pas pour le danseur célèbre que Lévise aurait quitté le jeune homme ? Et, d’un autre côté, l’idée que la plus grande punition de celle-ci pouvait consister en ce que la jeune fille s’éprendrait du grotesque demi-bourgeois traversa le cerveau de Louis.

— Connaissez-vous un homme qui s’appelle Cardonchas ? demanda-t-il brusquement à Euronique après un moment de silence.

— Ah ! si je le connais, cette vieille bête ? Il a la cervelle à l’envers. Il a voulu m’épouser !

— Est-ce qu’il ne fait pas la cour à la petite Hillegrin ?

— À l’ouvrière ? dit Euronique avec une fureur comique, allons donc ! il faudrait qu’elle en ait davantage dans ses tiroirs rongés par les rats. C’est à moi qu’il l’a faite, la cour ! le vieux fripon ! Avec son coup de marteau, il est encore malin ; mais je me suis dit : Va, mon vieux, tu sais trop qu’il y a du foin à manger chez Euronique… Louis ne put s’empêcher de rire.

— Est-ce que vous avez aussi dansé avec lui ? interrompit-il.

— Quoi, danser ? dit-elle, la danse des écus, oui ! moi je ne danse pas !

— Il dansait pourtant toujours avec l’ouvrière, reprit Louis poursuivant son enquête.

— Ah ! pardine ! elle aura flairé la ferraille de Cardonchas.

— Quelle ferraille ?

— Eh bien ! ses antiquailles.

— Des antiquailles ? comment ?

— Il s’est fait un musée comme au département, des vieilles pierres, des « rouilleries ».

— Quel est donc son métier ?

— Vigneron. Mais, continua Euronique en riant à son tour, il pioche toute la journée pour déterrer des vieux morceaux de pots cassés, il invente des mécaniques, il veut devenir préfet. Plus souvent que j’aille l’épouser, ce vieux va de travers, pour me changer mon argent en vieux cassis de plâtre. Il dit qu’il en a pour des mille et des cent et que le gouvernement veut lui acheter son musée, mais en attendant il a emprunté à tout le monde !

— Et vous croyez qu’il n’aurait pas envie de mettre la Hillegrin aussi dans le musée ?

— Pas si bête ! d’ailleurs elle a un épouseur, si elle veut, un grand imbécile, le beau Guillaume !

Louis vit immédiatement, sous cette désignation : le beau Guillaume, un être plus redoutable que Cardonchas, quoiqu’il lui fût inconnu. Il se figura un de ces grands, jeunes, beaux paysans qui sont quelquefois splendides de forme et de visage. Une crainte singulière pénétra rapide et subtile au fond de son cœur et s’y logea secrètement, inaperçue d’abord, mais prête à faire de grands ravages plus tard. Tant de choses occupaient Louis que la vision du beau Guillaume s’effaça aussitôt qu’apparue ! Elle s’enterra sous les autres sensations du moment, après lui avoir imprimé un nouveau mouvement de résignation raisonnable. Peut-être, se dit-il, vaudrait-il mieux que Lévise se mariât avec un paysan.

— A-t-il « du bien », ce Guillaume ? demanda-t-il.

— Eh non ! c’est encore un vaurien !

— Elle n’en a donc pas voulu du beau Guillaume ? dit Louis anxieux de connaître si Lévise pensait à quelque autre.

— Oh ! elle est trop orgueilleuse ! il lui faut des beaux messieurs.

Louis aimait mieux que Lévise préférât les beaux messieurs ; il lui savait gré de les préférer aux paysans, puisqu’il était l’élu !

— Et le beau Guillaume tient-il beaucoup à elle ? dit le jeune homme, qui n’eût voulu pour rien au monde qu’un être se trouvât qui eût des prétentions sur la jeune fille.

— Oh ! répondit Euronique, les gueux vont toujours ensemble. Il sait qu’aucune fille ne voudrait de lui, il n’y a que celle-là de son acabit.

Lévise était donc bien méprisée, qu’on lui associait fatalement un garçon mal vu dans le pays, ou bien Euronique n’était-elle inspirée que par son habituelle méchanceté ? Les tourments du jeune homme augmentaient. Une question grave sortit de ses lèvres :

— Est-ce qu’elle n’a pas « fauté », la Hillegrin, pour avoir une si mauvaise réputation ?

— Il ne lui manquerait plus que ça. Ah bien ! on ne l’aurait pas gardée dans le pays. Elle est bien trop fine ! Avec des paysans, ça serait bien au-dessous d’elle, la mijaurée, elle attend les gens de la ville, ça lui fera plus d’honneur.

Le pauvre Louis était malheureux de cet entretien, mais il y puisait de trop importantes révélations pour ne pas y sacrifier son calme. Il acquérait aussi de cruels doutes dont les épines irritaient son esprit, comme certains breuvages malfaisants irritent la bouche et la sollicitent à boire toujours.

— Vous croyez, demanda-t-il, qu’elle a un plan arrêté ? qu’elle est ambitieuse ?

— Dam, monsieur est heureux d’en être sorti à si bon compte, monsieur en a été quitte pour ses serviettes !

Les vulgaires insultes d’Euronique jetèrent le jeune homme dans la tristesse. Il ne pouvait rien démêler de clair parmi les renseignements de la servante. Se résoudre à voir Lévise sous un mauvais côté lui était impossible. Être sûr d’elle, à présent, il ne le pouvait pas davantage. Ne pas croire que tout ce qu’avait dit Euronique fût faux ou méchamment arrangé, il ne s’y décidait point ; il pensait aussi que Lévise était peut-être à jamais compromise et s’écartait du seul homme qui, par la tendresse, pût la dédommager de cette fâcheuse situation.

Il se réfugia à l’auberge afin d’essayer de ne penser à rien. Il joua aux cartes avec l’aubergiste en buvant du vin blanc, du vin qui fait mal aux nerfs. Il perdit un dîner contre cet homme et le vieux capitaine retraité, appelé Pasteur, qui prenait là ses repas. Il dîna avec eux, bavarda et rentra gris, ainsi qu’il avait cherché à l’être.

Le matin il se sentit en proie à une mélancolie pesante, intense, à un malaise de l’esprit qui le ramena à l’auberge où il recommença la vie de la veille.

Pendant la nuit, son sommeil fut mauvais. Louis eut une sorte de cauchemar : il rêva que les paysans jetaient des pierres à Lévise, qu’elle fuyait poursuivie, en appelant le jeune homme à son secours ; une force invincible clouait celui-ci au sol. Le frère de Lévise s’élançait sur lui avec un couteau… Louis s’éveilla en poussant un cri.

Au petit jour il se rendormit, mais quand il se leva, il était abattu, inquiet ; la conversation avec Euronique occupait obstinément son cerveau ; il y vit une persécution contre Lévise, innocente.

Les figures de Cardonchas et du beau Guillaume l’assiégèrent ; il lui semblait que les deux paysans obsédaient Lévise, ne la quittaient plus, et que, comparant leur grossièreté à la tendresse mieux apprise du jeune homme, elle le regrettait. Son imagination lui représentait la jeune fille appartenant désormais aux paysans, gardée à vue par eux et ne pouvant plus revenir vers lui, tandis qu’elle se débattait et souhaitait en vain du fond de son cœur voler vers celui qui l’aimait.

Et si elle était partie, si elle était tombée dans ce péril, dans cette geôle, il en était la cause. Si elle était malheureuse, c’est à lui qu’elle le devait. Maintenant Louis s’accusait et la justifiait : elle avait une nature fière et sauvage, son départ était bien compréhensible.

— Les femmes, se disait Louis, sont comme des enfants et ne mesurent pas la portée de leurs actions, mais n’est-ce point une raison pour les protéger contre elles-mêmes ? Si, au moment où on les blesse, même involontairement, elles se jettent avec folie dans la rancune et la douleur, et font des actions désordonnées qui leur coûtent ensuite des regrets, des larmes, ne faut-il pas les préserver de leur propre précipitation ? Car si Lévise l’aimait, Louis pensait qu’elle devait se repentir de sa fuite, éprouver la tristesse, l’angoisse et le dégoût qu’il ressentait, qu’elle devait regretter les quelques jours animés, gais, doux, maintenant perdus. Il la plaignait. Se rappelant combien il s’était promis d’être le protecteur de la jeune fille, Louis craignait que jamais elle n’eût plus besoin de cette protection qu’à cette heure ou ils étaient séparés et où elle deviendrait peut-être la femme ou plutôt la proie de ce beau Guillaume, ce paysan décrié, à ce que disait Euronique.

Néanmoins l’amour-propre de Louis se révoltait à l’idée d’aller chercher la jeune fille pour la prier de revenir dans la petite maison. Il avait peur de se montrer trop faible, trop jeune, trop épris, et de faire une démarche que rendrait inutile la fierté probable de la paysanne. Il essaya d’un moyen terme.

Louis devait quelque argent à Lévise pour ses journées. Il résolut de lui envoyer cet argent par Euronique. Par là, il offrait à la jeune fille une voie de rapprochement où l’amour-propre de chacun n’avait aucune concession à faire.

Louis rédigea un court reçu de la somme, et appelant la servante, lui dit : Vous allez porter cet argent à mademoiselle Hillegrin, vous la prierez de signer ou de mettre une croix au bas de ce papier où il y a de l’écriture. Si elle n’est pas chez elle, vous me rapporterez le papier et l’argent.

— Mais monsieur ne devrait pas la payer…

— Allez donc ! cria-t-il, en regardant Euronique avec des yeux menaçants.

Louis ne tint pas en place pendant l’heure que la servante employa à sa course. Que va répondre Lévise ? se demandait-il plein d’espoir, peut-être dira-t-elle qu’elle viendra chercher cet argent ? Elle reviendra peut-être avec Euronique. Oh ! pourvu qu’elle soit chez elle et qu’Euronique ne nous joue pas quelque tour.

Euronique entra.

— Eh bien ? s’écria-t-il.

— Voilà le papier. Elle a dit qu’elle ne voulait pas mettre sa croix au-dessous de l’écriture parce qu’elle ne savait pas ce que le papier disait !

— Et elle a pris l’argent ?

— Oui.

— Ah ! dit Louis étonné et mécontent

— Monsieur peut y aller voir !

— Elle a dit qu’il fallait que j’y aille !

— Non, non, c’est moi qui dis que monsieur peut aller s’assurer de ma probité ?

— Qui vous parle de votre probité ? c’est bien !

Louis était plus que contrarié. Il aurait eu du plaisir à voir au moins une croix, si informe qu’elle fût, tracée de la main de Lévise. La défiance de la paysanne contre l’écriture déplut au jeune homme. Croyait-elle donc qu’il voulait lui faire signer un papier dangereux, une conspiration, des injures contre elle-même, un engagement perfide ? Ou bien témoignait-elle par là que rien ne devait plus les rappeler l’un à l’autre, pas même un trait imperceptible sur un bout de papier, et qu’elle ne pardonnerait jamais ?

— Je me retournerai vers d’autres femmes, se dit Louis furieux, c’est assez des paysannes ! Quelle bizarre ténacité me pousse donc à me rapprocher de ces gens « inférieurs » ! Il y a autour de Mangues des châteaux et des maisons de campagne. Là, je retrouverai des femmes et des jeunes personnes spirituelles, dignes de moi.

Et, dans la puérilité inséparable des colères d’amour, il s’élança aussitôt sur les chemins, comme si, du haut des murailles et à travers les grilles des parcs, on allait se présenter à lui tout exprès pour lui plaire et remplacer Lévise. Mais, en marchant ainsi, Louis se sentait entraîné, attiré vers la maisonnette de la jeune fille. Il mettait toute sa force à résister et se fatiguait dans d’interminables courses, se contraignant à aller le plus loin possible de la maisonnette des Hillegrin. L’auberge lui servit encore de calmant. Il y passa des journées entières, jouant aux dames ou au piquet avec le vieux capitaine, en guise de potion engourdissante. Une fois, le capitaine Pasteur, qui était une vieille bête, lui dit : Eh bien ! qu’est-ce que devient donc la petite Hillegrin ? On n’en entend plus parler.

Louis crut que tout Mangues commençait à prendre Lévise pour sa maîtresse. L’indiscrète question du capitaine l’irrita. Il détestait qu’on se mêlât de ses pensées et de ses actions.

— Je ne donnerai plus de travail qu’à de vieilles femmes, dit-il, ce village est absurde !

— Bah ! vous avez bien fait de vous en débarrasser, reprit le capitaine.

Louis ne jugea pas à propos de répliquer, pour éviter des commentaires.

Le capitaine continua :

— Si le beau Guillaume avait été ici, je ne sais trop comment ça se serait passé.

On mettait martel en tête au pauvre Louis avec ce beau Guillaume, dont il n’avait point entendu parler auparavant. Ce surnom de beau surtout l’occupait.

— Qu’est-ce que c’est que le beau Guillaume ? demanda-t-il en s’efforçant de feindre la tranquillité et l’indifférence.

— Vous ne le savez pas ? dit le capitaine avec surprise…, c’est le camarade de Volusien.

— Un braconnier aussi ?

— Oui, et le promis de la sœur !

— Eh bien ! que m’importe ?

— Maintenant, je ne dis pas, mais il y a quelques jours…

La contrariété de Louis croissait : il essayait vainement de donner le change ; on ne semblait pas croire à son attitude indifférente. Il la garda néanmoins, mais avec toute la maladresse possible.

— Je ne sais qui a répandu toutes ces niaiseries ? dit-il en haussant les épaules. Quand donc me le fera-t-on voir, ce beau Guillaume ? Est-ce un type, un homme curieux ?

— Il est absent, mais je vous le montrerai quand il sera de retour !

Ce n’était pas assez pour Louis d’être tourmenté par les sauvageries de Lévise, il lui fallait encore le beau Guillaume à la traverse !

Il avait dans l’esprit des idées violentes. Il songeait à se battre avec le paysan, à le tuer. Cardonchas lui-même, malgré son apparence inoffensive, l’excitait et le poussait à des pensées de bataille.

Décidément, à ses yeux, Lévise n’était plus libre ; son frère et les autres la retenaient ou la circonvenaient. Comment expliquer l’absence persistante de la jeune fille ?

Peut-être aussi ces histoires sur Cardonchas et le beau Guillaume n’existaient-elles que dans l’imagination des gens de Mangues !

Quoi qu’il fît, il ne pouvait acquérir de certitude sur aucun point. Il était humilié de ressentir de la jalousie, tracassé, effrayé par le soupçon qu’on ne contraignît Lévise à épouser un des deux hommes. Il se disait qu’il n’avait point droit de demander compte à Lévise de ce qu’elle avait pu faire dans le passé. Seulement, il se persuadait que personne n’aimerait la jeune fille aussi bien que lui, et que, dans l’intérêt de Lévise, il devait la soustraire à un entourage grossier et rude où elle ne trouverait qu’un avenir âpre et pénible.

Il ne pouvait admettre que Lévise eût cherché à le jouer, à l’entortiller, ainsi que le prétendait Euronique. Et cependant, songeait-il, qui peut me répondre que ce beau Guillaume n’est pas, n’a pas été ou ne deviendra pas son amant !

Le désir, la nécessité de s’expliquer avec la jeune paysanne le pressait de plus en plus. Il était ou se croyait d’ailleurs résolu, à la moindre hésitation de la part de Lévise, à la laisser au camarade de son frère.

Louis se disait qu’il ne tenait à Lévise qu’autant qu’elle le préférerait sans conteste. Et si elle eût témoigné la moindre inclination pour un autre, qu’elle eût un peu balancé, il aurait cessé immédiatement d’aimer une fille incapable d’élever ses penchants plus haut que le beau Guillaume, par exemple.

Louis était orgueilleux en même temps que farouche, il avait la prétention qu’une femme reconnût son mérite comme elle eût reconnu le soleil. Et cependant, si la jeune fille s’était portée vers le beau Guillaume, il n’est pas probable que Louis eût renoncé à elle. Toute force capitule devant la passion.

Avant d’aller provoquer Lévise à une explication, Louis eut l’idée de se rendre chez Cardonchas. Il espérait y apprendre quelque chose sur la jeune fille et arriver ensuite auprés d’elle, armé de renseignements qui rendraient l’explication nette et décisive.

La curiosité de regarder les ferrailles servirait de motif, et, dans la conversation, il ne serait pas difficile d’amener Lévise sur le tapis. Cardonchas mis hors de cause, comme le pensait Louis, il ne restait plus qu’un seul adversaire, Guillaume, sur lequel l’autre ferait peut-être quelques confidences.

Cardonchas pouvait se défier du jeune homme et se taire, là était l’obstacle à craindre ; mais cette visite au paysan danseur, archéologue et ambitieux, tentait Louis.

On lui indiqua, à l’auberge, la demeure de Cardonchas, qui était une petite maison blanche avec un jardin enclos, au milieu des vignes. La porte du jardin étant ouverte, Louis entra sans cérémonie. L’endroit en désordre n’indiquait pas un ami des fleurs ou des fruits. De gros tas de terres et de gravois couvraient les plate-bandes, et une infinité de pierres cassées, portant des fragments de sculptures mutilées, étaient rangées le long du mur près de la maison : c’était là une partie du musée.

Dans une pièce du rez-de-chaussée, Louis entendit plusieurs voix d’hommes qui criaient à qui mieux mieux. Il poussa la porte de cette pièce et se trouva en face de Cardonchas et de deux autres paysans.

Il y avait sur la table un énorme broc et trois verres, et à terre une « feuillette » de vin.

La bruyante conversation s’interrompit à l’arrivée de Louis, et les paysans le regardèrent avec leurs petits yeux rusés et inquiets, tout clignotants. Ils étaient à peu près gris tous les trois.

— Ah ! ah ! voila un monsieur qui vient pour le musée, sans doute ? demanda Cardonchas.

Louis eût voulu être seul avec le paysan.

— Vous êtes occupé, je vous dérange, dit-il, je reviendrai un autre jour.

— Eh ! non, ce sont des amis ! vous prendrez bien un verre de vin avec nous, dit familièrement Cardonchas, qui semblait être plein de gaîté.

Louis ne recula pas.

— Même deux, reprit-il pour se faire « bien venir », le vin est bon dans votre pays.

Il examina les compagnons de Cardonchas. L’un, petit, vieux, avec la barbe et les cheveux gris et hérissés, avait l’air sot, malin et méchant. L’autre, grand et plus jeune, avait une physionomie un peu plus ouverte, bien que son œil fût en embuscade sous le sourcil comme chez toute la race paysanne.

— Ah ! s’écria Cardonchas qui considérait attentivement Louis de son côté, mais c’est vous qui êtes dans le pays depuis près de six semaines. Vous êtes du gouvernement, peut-être ? ajouta-t-il avec des yeux scrutateurs.

— Non, répondit Louis, étonné de la question.

— C’est que je ne veux rien vendre au gouvernement, reprit le paysan. Vous êtes artiste, alors ?

— Non, dit Louis, qui comprit que Cardonchas avait dû courir un peu le monde pour connaître le mot « artiste ».

— Gentilhomme ? demanda à son tour le grand paysan, d’un air méfiant.

— Non, répliqua Louis, encore plus étonné, je voyage pour mon plaisir. J’aime les antiquités et je suis venu voir celles de M. Cardonchas.

— Il en a pour de l’argent, dit aussitôt le petit vieux entamant la question commerciale. Il est venu dernièrement un Anglais qui voulait tout lui acheter, mais il ne vendra jamais aux Anglais.

Cardonchas refusant de vendre au gouvernement et aux Anglais jouait un peu trop la comédie ordinaire des faiseurs de collections insignifiantes, qui essaient de leur donner ainsi une valeur imaginaire.

Louis ne venait point pour acheter le musée, et les paysans auraient pu essayer une série de ruses beaucoup plus adroites sans qu’il devînt leur victime.

Ils étaient très-tourmentés de ne pas savoir au juste qui il était.

— C’est un bon pays pour la santé, ici, on y vient se guérir, dit le petit vieux, pour amener Louis à des confidences.

À ce moment, Cardonchas qui, en qualité d’ami de la danse, appréciait évidemment l’avantage des belles manières, jugea convenable de présenter ses camarades à Louis.

— C’est le père Lapotte, dit-il en montrant le petit vieux, la plus fine langue d’ici, et voilà M. Mâcheron, un des hommes les plus intelligents du canton. S’il y en avait beaucoup comme nous trois, continua-t-il entraîné à l’épanchement par le vin, le sort du pauvre monde changerait. Je voudrais que vous les entendiez causer ces deux-là, vous qui êtes un monsieur et qui en savez plus que nous autres paysans, pour me dire s’il n’y a pas à la campagne des bonnes têtes. Nous sommes contre le gouvernement, nous, nous ne nous en cachons pas !…

Voyant que ses deux compagnons ne paraissaient pas très-satisfaits de l’aveu fait à un inconnu, Cardonchas continua : Vous êtes un honnête homme, vous ne nous dénoncerez pas au substitut ou au sous-préfet ; moi, je me connais aux figures, je sais qu’on peut parler avec vous, rien qu’à voir la vôtre !

Les paysans se rassurèrent.

— Tous les hommes sont frères, dit solennellement le grand Mâcheron en buvant.

— À votre santé ! ajouta Lapotte en trinquant avec Louis, on trouve des amis partout quand on comprend le monde.

Louis fut déconcerté par la perspective d’une conversation humanitaire avec ces trois hommes qui avaient fortement bu. Il craignait que, bien que le vin semblât les disposer à la fraternité, ils ne se moquassent de lui. Aussi rompit-il les chiens, sans se soucier de plaire ou déplaire à la singulière société.

— Mais, dit-il à Cardonchas, vous avez donc plusieurs passions à la fois ? Ordinairement une seule suffit pour occuper son homme.

— Comment ça ? demanda le paysan.

— Je vous ai vu danser dimanche au Mail, et il m’a semblé que vous vous en donniez !

De cette façon, pensait Louis, il ne va pas tarder à être question de Lévise.

Cardonchas fit le modeste.

— Oh ! dit-il, on doit bien danser si on le peut, mais ça n’est pas si important que les affaires de l’humanité.

— Je te le dis, s’écria Mâcheron, un homme qui danse trop se déconsidère.

— Oui, mais ça sert pour les femmes, dit le petit vieux Lapotte, clignant les yeux et riant.

— On ne doit pas s’occuper des femmes quand on a une mission, reprit Mâcheron avec une espèce de colère.

— C’est les femmes qui courent après lui, répliqua Lapotte d’une voix aigre et nasillarde ; et puis ça dépend comme le cœur vous en dit.

— Quand on danse, ça rabaisse la mission, reprit Mâcheron.

— Ah ! interrompit Cardonchas piqué, on doit bien faire tout ce qu’on fait, voilà tout.

À chaque mot, l’on buvait.

Lévise va être submergée dans cette discussion, se disait Louis. Cependant la conversation des paysans l’intéressait malgré lui par ses côtés grotesques. Ils paraissaient voir surtout dans leur mission une forte quantité de bouteilles à vider. À chaque instant, on allait remplir le broc à la feuillette.

— Vous ne dansiez pas avec les plus vieilles ni les moins lestes, reprit néanmoins Louis en s’adressant à son hôte.

Cardonchas sourit de contentement.

— Qu’est-ce qui est la meilleure danseuse du pays ? demanda Louis attendant le nom de Lévise pour réponse.

— Elles ne savent danser ni les unes ni les autres, dit dédaigneusement Cardonchas.

Louis eut peur que les paysans ne se divertissent à ses dépens, et, qu’ayant pénétré le but de sa visite et de ses questions, ils ne se plussent à le tenir le bec dans l’eau. Il était impatient d’échapper à leurs finesses ou à ce qu’il croyait tel. Il changea de batteries et tenta d’aller droit au fait.

— Je suis chargé, dit-il en riant à Cardonchas, par une très-jolie fille que vous connaissez de vous demander si vous voulez toujours l’épouser.

Louis regardait attentivement le petit homme noir.

Celui-ci se mit à rire a son tour d’un air de plein contentement et répliqua :

— Ah ! ma foi, il y en a tant qui voudraient m’épouser !

Louis allait dire : Ne devinez-vous pas qui ? mais l’obstiné Mâcheron intervint et cria :

— Tu sais bien que tu ne peux te marier sans manquer à la mission !

— Tout de même, si je voulais bien ! dit Cardonchas, ayant l’air de porter un défi à son ami, contre lequel il paraissait animé d’un certain ressentiment.

— Alors tu trahirais ? Choisis : marie-toi ou remplis la mission. As-tu lu ou n’as-tu pas lu le livre de Bras-de-Fer, le grand rénovateur ?

Les trois paysans lisaient des livres utopiques. Leur entretien à mots ambitieux était expliqué à Louis.

— Dam ! dit le vieux Lapotte, une femme ! ça ne le gênera guère pour un changement de gouvernement. Moi j’en prendrais bien quatre que ça ne me ferait pas broncher. Je serais toujours le préfet chez moi, quand j’aurais autant de femmes que de poules !

— Ça vous fait tomber dans les mains des prêtres, les femmes ! s’écria le terrible Mâcheron.

— Puisqu’il n’y aura plus de prêtres, dit Cardonchas quand Bras-de-Fer sera le maître.

— On abolira les prêtres plus vite que les femmes, reprit le petit vieux Lapotte, il nous faut d’ailleurs des enfants pour leur repasser la mission.

— C’est égal, cria Mâcheron qui s’échauffait, il aime trop la danse et les femmes, et Bras-de-Fer a dit qu’il faut se métier du plaisir. Ça amollit les âmes.

— Bon ! dit Cardonchas sautant comme un coq, je ne t’empêche pas moi d’aimer à jouer aux cartes, à boire, et à te mettre des odeurs dans les cheveux.

— C’est parce qu’il est comme les femmes qu’il ne les aime pas, cria Lapotte en glapissant.

L’austérité du grand Mâcheron révoltait les deux petits hommes.

— Moi ! des odeurs dans les cheveux ! cria Mâcheron furieux.

— Est-ce que je ne t’ai pas vu un matin avec des petits morceaux de papier plein la tête ? Dis-donc que non ! continua Cardonchas non moins animé.

La société humanitaire troublée s’adressait à Louis, comme à un président ou à un juge de ses différends.

— Ah ! dit Lapotte, gouaillant Mâcheron sur ses papillottes, on met bien les raisins dans des sacs !

Mâcheron, exaspéré et désarçonné, roulait ses yeux et cherchait avec effort une réponse foudroyante.

— Eh bien ! dit-il, et après ? qu’est-ce que ça prouve les beaux cheveux, le savez-vous ? allez le demander aux « rois Mérovingiens », c’était le « signe » de ceux qui menaient les autres, ça n’est pas déshonorant.

— Tu veux donc nous mener ? demanda Cardonchas.

— Est-ce que les rois… « ces rois-là », mettaient leurs cheveux dans des sacs de papier ? dit en même temps Lapotte.

— Je vous vois venir, répliqua Macheron, vous m’en voulez parce que j’ai plus appris que vous !

— Ça n’est pas bien sûr, interrompit Cardonchas ; essaie donc de faire un musée qui soit seulement la moitié, le quart du mien. Tu ne pourrais pas distinguer l’antiquité.

— Qu’est-ce que c’est que ça auprès des besoins de l’humanité ? dit Mâcheron.

— L’humanité a peut-être besoin de papillottes et de graisses qui puent ! s’écria le sarcastique Lapotte.

— Toi, tu n’es qu’un faux-frère, répliqua Mâcheron en tapant du poing sur la table.

Cette dispute n’empêchait pas qu’on ne remplît et désemplît le broc.

Louis voyait le moment où on allait se jeter les verres à la tête.

— Je reviendrai, dit-il à Cardonchas.

Ce mot rappela les amis à la concorde.

— Eh non, restez donc ! répondit le petit danseur, nous sommes des camarades, il faut voir le musée… et puis qu’est-ce que vous me demandiez donc tout à l’heure ?

Mâcheron et Lapotte firent la paix.

— Trinquons, dit le dernier, et crions vive l’humanité !

— Eh bien ! reprit Mâcheron, chante l’hymne de Bras de fer, ou je ne trinque pas !

Ils se mirent à brailler ensemble. Pendant ce temps, Louis dit à Cardonchas :

— Allons, voyez-vous quelle peut être la « demoiselle » qui m’a chargé de vous rappeler qu’elle pense à vous !

Cardonchas hésita, chercha. Louis était inquiet. Lévise était une paysanne et pouvait après tout mieux « comprendre » un paysan qu’un homme d’une classe plus élevée.

— Ah ! dit enfin Cardonchas, n’est-ce pas chez vous qu’est placée une nommée Euronique ?…

Louis fut soulagé, mais aussitôt le beau Guillaume devint l’être absolument redoutable à ses yeux. Du côté de l’ami de Volusien seul était le danger, un danger double par l’inconnu ! Et cependant Louis aimait mieux avoir pour rival ce garçon, au nom duquel s’attachait une renommée de beauté. Quant à Cardonchas, Louis était prêt à l’adorer, et il se sentait disposé à visiter avec le plus grand intérêt le musée, sans demander grâce d’un seul morceau de pierre !

— Dam ! reprit le petit homme, je verrai pour Euronique ! puis il ajouta : Voyez-vous, nous sommes en séance, et, pour regarder le musée, c’est moins commode qu’un autre jour.

— Bien ! dit Louis, faites-moi prévenir quand vous serez libre et nous examinerons en gens qui comprennent ce qu’ils voient !

— Bravo ! s’écria Cardonchas, vous êtes un homme de tête. C’est dit, je vous enverrai chercher… et la feuillette sera encore là.