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La Cause du beau Guillaume/09

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 225-239).


CHAPITRE IX


le vent d’orage


Volusien eut quelque répit pendant les cinq jours que Guillaume dut attendre que la fièvre fût passée et que son front et sa lèvre fussent cicatrisés. Répit qui d’ailleurs ne consista que dans le délai même de ces cinq jours, car Guillaume tracassa constamment Volusien de ses plaintes, de ses excitations.

— Couard que tu es ! lui disait dix fois par jour le beau Guillaume avec l’aigreur d’un malade, couard que tu es ! toi qui veux passer pour un homme terrible, tu supportes ce que le dernier de ces chiffons mous de Mangues ne souffrirait pas !

À force de marteler ainsi la cervelle de Volusien, il parvint à secouer sa mollesse et à lui communiquer un peu de résolution.

Le matin du sixième jour, Guillaume dit brusquement à Volusien : Je suis guéri, allons là-bas !

Volusien le regarda avec hésitation.

— Voyons donc, reprit Guillaume en le poussant devant lui, ta Lévise est une ingrate, une lâche, elle nous trahit. Oui elle nous trahit ! Elle a été élevée avec nous, elle a partagé notre misère, nous avons chassé pour elle. Elle devait rester avec nous. Eh bien, dès qu’elle a cru trouver un moyen de manger sans peine, elle nous a laissés comme des chiens ! Elle s’est vendue ! Et l’autre qui n’a eu que le mal d’apporter ses écus pour l’acheter est aussi gueux qu’elle ! C’est une misérable, elle s’est vendue ! répéta-t-il, et ceux de la ville qui ont toujours de l’argent quand il s’agit de débaucher les filles qui sont avec nous autres, il faut en faire un exemple ! C’est comme ça que disent les juges quand ils nous font mettre en prison. Si nous sommes des loups pour tout ce monde-là, soyons loups ! Nous sommes dans notre jeu !

La « trahison » de Lévise ainsi présentée à Volusien le frappa comme une vérité qui se révèle subitement. Ce fut ce qui le poussa mieux que les reproches et les injures.

— Eh bien ! dit-il, allons là-bas ! mais, dans mon plan, il faut d’abord voir Lévise.

— Eh ! continua Guillaume railleusement, commande à l’autre de l’épouser ! S’il le fait, ce sera une bonne farce qu’on lui aura jouée : tu seras son beau-frère !

— Avant de tout manger, s’écria Volusien, taureau rétif qui sentait les aiguillons mais n’y obéissait pas, il faut bien savoir ! Mais maintenant, en avant, entrons dans Mangues, nous sommes dans notre droit ! dit-il comme s’il prenait beaucoup sur lui. Une heure après, ils étaient devant la maison de Louis. Lévise se levait toujours la première. Louis dormait encore quand ils frappèrent à la porte.

Lévise ouvrit vaillamment, et leur demanda ce qu’ils voulaient d’une voix un peu faible, décelant un premier et bien légitime mouvement d’émotion.

— Nous voulons te parler, fais-nous entrer ! dit Guillaume avec sa rudesse habituelle.

Pour rien au monde Lévise ne les eût laissés entrer, faire du bruit dans la maison, attirer Louis par là dans quelque combat.

Leur air sévère, contracté, la mit en colère. Elle était habituée à leur tenir tête, et, depuis qu’elle connaissait Louis, les regardait du haut de sa grandeur. Elle sortit, ferma la porte derrière elle, en mit la clef dans sa poche et marcha vivement vers le coin d’une haie un peu plus éloignée, en leur disant : Si vous avez à me parler, venez là, personne ne nous dérangera.

Ils la suivirent et s’arrêtèrent avec elle, Lévise les regarda avec des yeux résolus et reprit : Eh bien !

Son accent était saccadé, sa contenance raide. La jeune fille était décidée à ne pas plier, à ne pas mentir et à repousser hardiment les reproches, les menaces auxquels elle s’attendait.

Volusien voulait que Guillaume parlât le premier. Celui-ci pensait que Volusien prendrait d’abord la parole, de sorte qu’il y eut un moment de silence et d’attente.

— Eh bien ! dit encore Lévise dont le cœur ne battait plus et qui, au lieu de craindre, se préparait à des réponses rudes et violentes.

L’attitude de la jeune fille augmenta l’irritation de Guillaume. Il y voyait l’hostilité évidente, et le signe d’une séparation complète entre eux et Lévise.

— Qu’est-ce que tu fais là-dedans ? demanda-t-il de sa voix la plus brutale en désignant la maison de Louis.

— J’y sers ! répondit Lévise se tenant droite et plongeant ses regards fermement dans les yeux du braconnier.

— Ce n’est pas vrai ! reprit-il plus haut.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as à dire de plus ? continua Lévise.

Guillaume arracha une branche à la haie comme pour passer sa colère sur quelque chose et se contenir. Il se rapprocha de Lévise.

— Tu t’es vendue ! lui dit-il. Le souffle de ses lèvres arriva jusqu’à la joue de la jeune fille. On eût dit qu’il lui avait lancé quelque objet meurtrissant à la face.

Elle rejeta la tête en arrière avec dégoût et répliqua, ne baissant ni la voix, ni les yeux : — Je me suis vendue ! oui !

Volusien et Guillaume se regardèrent stupéfaits. Ils ne comprirent pas le sentiment d’irréparable éloignement qui poussait Lévise. En disant comme eux : Je me suis vendue, elle brisait toute possibilité de rapprochement, elle les rendait encore plus ennemis, mais aussi encore plus étrangers. Une barrière définitive était dressée entre eux. Qu’à leurs yeux ce fût celle de la honte, Lévise la choisissait pour qu’elle fût plus infranchissable.

— Tu oses le dire ! s’écria Guillaume s’avançant vivement, mais Volusien l’arrêta par le bras.

— Oui, je me suis vendue ! reprit-elle alors avec un enthousiasme plein de mépris, pour vous échapper, pour n’être plus avec vous, pour ne plus vous voir, pour sortir de vos brutalités, de vos idées de méchanceté, de votre vie de bêtes fauves, pour n’être plus moi-même une espèce de brute avec vous et comme vous !…

Guillaume et Volusien ne voyaient là que des insultes. Leur irritation montait.

— Que t’avais-je dit, Volusien ? interrompit Guillaume, que c’était une lâche et qu’elle nous trahissait. Il serra le bras de son camarade à le briser. Volusien était très-sombre.

— Qu’aviez-vous donc fait pour moi ? dit Lévise avec véhémence ; en quoi m’avez-vous protégée, aidée ? Vous m’auriez appris à voler le bien d’autrui comme vous faites, à piller, à boire même si j’avais cédé, en quoi me suis-je perdue ? je l’étais déjà quand j’étais avec vous.

Elle se surexcitait elle-même par ce tableau de sa vie passée !

— Vous êtes-vous jamais occupés de moi ? continua-t-elle, vous êtes-vous jamais inquiétés de savoir si je marchais droit ou non ? m’auriez-vous fait aller à l’église, travailler ? Oui, je travaillais pour vous nourrir, quand vous étiez dans vos paresses, et quand vous rentriez ivres, si je ne vous servais pas comme une domestique, vous me battiez. Oui, toi Guillaume, tu comptais que je serais ta femme ! En vérité, c’était là un beau sort pour moi ! la femme d’un loup, d’un tueur ! tu aurais déjà tué des gens, si tu en avais eu l’occasion !

— Cela arrivera peut-être, cria Guillaume, tais-toi ! tais-toi ! Volusien, fais-la taire, je la tordrais comme une baguette !

Mais la fureur de Guillaume redoublait l’emportement de mépris de Lévise. Celle-ci domina un moment encore le ton retentissant du braconnier avec sa voix de femme élevée jusqu’aux dernières cordes de la colère. Elle fit un geste de dédaigneuse protestation et ajouta :

— Vous ne m’êtes rien, ni Guillaume, ni mon frère, je suis libre de faire ce que je veux, je ne vous crains pas, criez, hurlez, jetez-vous sur moi, comme vous en avez envie, avec votre courage ordinaire, je vous ai dit ce que je pense. Eh bien, oui, j’ai trouvé quelqu’un qui m’aime, qui est bon pour moi, qui m’a rendue bien meilleure, qui m’a élevée au-dessus de ce que j’étais. Oui, je me ferais arracher la langue plutôt que de ne pas le répéter, le crier partout. Oui, je suis son chien fidèle et je garde sa porte. Allez-vous-en, dites-vous que je suis morte, je ne suis plus de votre espèce, je ne vous connais plus, je ne veux pas même savoir que vous existez !

— Tu le sauras pourtant bien ! dit Guillaume qui tremblait de rage d’entendre ce torrent de paroles qui passait sur sa tête, d’être repoussé du pied par cette fille qu’il croyait accabler et à laquelle il ne pouvait faire sentir ni par des coups, ni par des injures, son ignominie.

— Tu le sauras ! puisque tu es pire qu’une fille perdue, mauvaise folle, tu te vautres dans ta honte, tu nous renies, tu te fais gloire de ton infâme conduite, tu n’es qu’une misérable ! tu comptes sur celui qui est là-dedans, tu ne feras pas l’insolente longtemps, je ne sais ce qui me retient de te briser ta figure de…

Il continua par un débordement des dernières injures, jusqu’à s’en épuiser. Les veines de son cou en gonflèrent, ses yeux roulaient, et ses cheveux se dressaient sur son front violet. Lévise poussa une espèce de cri féroce. Les instincts de famille, violemment fouettés par l’outrage, faillirent la lancer comme un chat sauvage sur Guillaume. Lui-même s’en aperçut et il leva les mains pour la saisir. Volusien se jeta entre eux, pâle, plus irrité, peut-être encore plus effrayant, car sa fureur était froide.

— Assez, assez ! cria-t-il d’une voix terrible, le premier qui dit un mot de plus, je foule dessus avec les pieds !

L’intervention subite de Volusien les arrêta. Il n’avait rien dit pendant cette sauvage querelle. Il était resté immobile, la tête penchée à terre, les dents enfoncées dans la lèvre ; il pensait que Guillaume avait raison et que Lévise était une misérable. La colère de Guillaume et de sa sœur, ces flots de paroles furieuses tombant précipitées comme des marteaux sur l’enclume, avaient soulevé peu à peu ses propres sentiments et l’avaient indigné. Il leur en voulait à tous deux parce que tout ce qui avait été dit retombait sur sa tête, reproches de Lévise, outrages de Guillaume à celle-ci, mais il se sentait porté davantage cependant du côté de Guillaume, dont la cause lui était commune, car après tout il aimait mieux rejeter toute responsabilité sur sa sœur, que l’assumer sur lui.

Mais Lévise était acharnée, elle ne voulait plus lâcher prise, il lui semblait qu’elle parlait au nom de Louis, qu’elle combattait pour lui, et elle se serait fait tuer plutôt que de ne pas lui gagner le terrain.

— C’est une femme ! avait dit Volusien à Guillaume.

— Oui, répondit celui-ci, c’est l’homme qu’il nous faut !

— De qui parlez-vous ? s’écria la jeune fille superbe d’ardeur et de folie.

— De ton acheteur ! reprit Guillaume que cette résistance portait au délire, et en même temps il lui cracha à la figure !

Malgré ses efforts, et malgré la chaleur de la lutte qui empêche de sentir le mal, Lévise avait cruellement souffert des insultes de Guillaume. Ce dernier et vil outrage, où le mépris remplaçait l’exaspération, fit déborder la coupe. Il était plus cruel que si le braconnier l’avait battue. Sa force en fut renversée immédiatement. La jeune fille sentit tout à coup combien elle était faible, elle se vit exposée de toutes parts à de pareilles et horribles choses, elle eut peur de tout ce qu’elle avait dit et fait devant les deux braconniers. Son bonheur même d’être auprès de Louis était la cause de sa faiblesse. On l’insultait parce qu’elle aimait Louis ! Elle aurait cru faire reculer le village entier en proclamant le nom de Louis, et c’était là la protection dont ce nom la couvrait. Elle voyait bien qu’elle ne pouvait se défendre ni défendre son « drapeau ! » et qu’elle avait tout perdu. Elle fondit en larmes, se cacha la tête dans ses mains et s’enfuit désespérée vers la maison. Elle avait besoin d’un refuge, elle avait besoin de secours. Que lui avait servi d’être héroïque comme elle avait voulu l’être. Elle referma la porte derrière elle en maudissant la vaillance dévouée qui la lui avait fait ouvrir et elle courut jusque dans la chambre de Louis, éperdue, anéantie, pour pleurer dans les bras du jeune homme, lui demander consolation et vengeance, se cacher et se réchauffer sous son aile comme un pauvre oiseau blessé.

Mais Louis dormait paisiblement quand elle entra. Elle fut encore plus héroïque qu’elle ne l’avait été. Elle se dit qu’elle ne le réveillerait pas. Elle s’assit sur une chaise, le cœur tout déchiré d’être si courageuse, et, tandis que de grosses larmes coulaient de ses yeux, elle contempla avec une tristesse qu’adoucissait l’idée d’accomplir une nouvelle action pleine de dévoûment, le tranquille sommeil de son ami dont elle enviait la quiétude, de son défenseur qui ne veillait pas sur elle quand il l’aurait fallu.

Et pourtant quand la pensée de ce qu’elle venait de subir devenait trop dure par moments : — S’il pouvait se réveiller ! disait-elle tout bas, s’il savait ce qu’ils m’ont fait !

Alors elle avait peur de ne pas résister à l’envie d’aller près du lit et de secouer Louis par l’épaule pour le supplier de la plaindre, de lui dire quelques bonnes paroles, de la rassurer. Il est heureux ! pensait-elle, ah ! que je garde au moins la force de ne pas le tourmenter en lui racontant la lâcheté de Guillaume. Il serait plus malheureux que moi. Et puis ils me le tueraient peut-être !

Ni la fuite, ni les larmes de Lévise n’avaient apaisé les braconniers. Bien qu’il pensât qu’elle le méritait, Volusien avait ressenti jusqu’au fond du cœur le traitement ignoble infligé à sa sœur. Il s’était de nouveau jeté devant Guillaume qui allait la poursuivre.

— Laisse-moi, laisse moi ! mugissait celui-ci, je te dis qu’il faut la tuer. Je veux entrer là-dedans !

Volusien fut obligé de lutter avec lui pour l’arrêter.

— Non, non, lui dit-il, tu ne sais plus ce que tu fais. Je ne veux pas de mauvais coups. Va-t’en, cela me regarde, moi, son frère. Je vais y aller encore une fois. Et puis si on ne me répond pas comme il faut à ce que je demande, je te laisserai faire. Mais va-t’en, je ne veux pas que tu t’en mêles dans ce moment-ci. Tu nous feras couper le cou ! On te tirerait de là-dedans un coup de fusil que tu serais encore dans ton tort !

— Mais si tu avais du cœur, tu l’aurais étendue sur la place et puis l’autre après ! dit Guillaume.

— Enfin dit Volusien qui le tenait au collet, si tu ne veux pas partir et aller m’attendre chez moi, je reste là tant que tu y resteras et je ne te lâche pas !

Enfin Guillaume, après quelques efforts inutiles pour se dégager, répondit en haussant les épaules :

— Voyons, lâche-moi, mon parti est pris maintenant. Quoi que tu fasses, j’exécuterai ce que j’ai dans l’idée·

— Quoi ? demanda Volusien.

— Chacun notre manière, mon garçon ! tu dis que je n’ai pas autant de droits que toi sur ta sœur, moi je dis que c’est la même chose et je le ferai voir. On ne m’appellera pas avaleur de honte.

— Enfin, va-t’en ! dit vivement Volusien, c’est tout ce que je te demande.

— Oui, et toi va faire le bon apôtre, le chapeau à la main devant celui qui t’a déshonoré. Sacrebleu, moi, celui qui m’a volé ma femme et en a fait une… je ne dis pas le mot, puisque tu ne le comprends pas, celui-là… va, mon ami, va lui faire des courbettes, baisse bien l’échine surtout.

Il tourna le dos et s’éloigna à grands pas. Volusien revint à la maison et frappa de nouveau, mais doucement. Lévise tressaillit d’abord, puis elle pensa que ce pouvait être quelque marchand. Elle se retourna vers Louis pour voir s’il dormait profondément, puis elle descendit. Elle regarda encore par la serrure et vit Volusien seul. Elle eut envie de ne pas répondre, mais elle l’entendit demander :

— Es-tu là, Lévise ?

Le ton n’était pas agressif.

— Où est donc Guillaume ? répliqua-t-elle de même.

— Il est parti. Ouvre donc. J’ai à te parler moi tout seul !

Elle entrebâilla la porte :

— Entre, mais à condition que tu parleras doucement, sans esclandre, dit-elle.

Elle était très-embarrassée, car Volusien pouvait faire assez de bruit pour réveiller Louis. Heureusement Volusien était moins dangereux que Guillaume. D’ailleurs le meilleur parti était encore de le laisser entrer. Elle ne voyait aucun moyen humain de maintenir Louis hors de contact avec l’un ou l’autre des braconniers.

Aussitôt que Volusien fut dans l’intérieur, Lévise reprit à voix basse :

— Eh bien, parle !

— Ce n’est pas à toi, dit-il, c’est au monsieur que je veux parler !

La voix de Volusien retentit dans la maison. La pauvre Lévise le supplia :

— Parle bas, tu peux bien me dire ce que tu veux !

— Non, répliqua-t-il, je veux le voir ! où est-il ?

Il haussait le ton davantage, Lévise se plaça devant lui.

— Tu ne le verras pas ! il n’est pas fait pour vous parler !

Sa terrible et inévitable fierté, dès qu’il s’agissait de Louis, excita Volusien.

— Est-ce qu’il n’est pas de chair et d’os comme les autres ? s’écria-t-il, il faudra bien que je le voie, quand même il se serait caché dans une armoire.

— Eh bien ! il ne se cachera toujours pas devant toi ! dit Lévise voyant apparaître Louis au haut de l’escalier.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écria le jeune homme d’un ton hautain en descendant de deux bonds.

Il accourait pour défendre « sa couvée ! »

— Il y a que c’est moi ! dit Volusien, brutal. Vous me reconnaissez ?

— Oui ! répondit Louis d’une voix cassante.

Il n’y avait dans le vestibule qu’un demi-jour. La grande taille de Volusien se détachait en silhouette sur la clarté du dehors, la tête ramassée dans les épaules, tendue en avant, l’œil en dessous et obstiné. On eût dit un bœuf se préparant à donner des cornes sur quelque obstacle.

Louis assez pâle se tenait sur la première marche de l’escalier, droit comme une colonne, prêt à tout, outre d’avoir à s’expliquer ou à se justifier devant le paysan. Il avait d’abord pu croire, d’après ce que Lévise lui avait toujours dit, que Volusien venait demander de l’argent ou apportait quelque message de la part de Guillaume. Mais, à l’air solennel du paysan, à son air d’homme qui va monter à l’assaut, Louis devina bien ce que voulait Volusien. Lévise était entre eux deux, près de Louis, pleine d’angoisse, confiante dans son ami et inquiète pour lui, souhaitant ardemment que son frère fût puni de son audace et éprouvât combien Louis lui était supérieur, et décidée à se jeter devant le jeune homme et à lui faire rempart de son corps si Volusien, excité par la précédente querelle, faisait mine d’user de sa force.

Pour Louis, il ne pouvait se plier à considérer en Volusien un frère qui vient laver le déshonneur de sa sœur. Il ne voyait dans le braconnier qu’un être brutal, grossier, un coquin dont il était insupportable de souffrir la moindre réclamation, la moindre observation, plus même, un ennemi de Lévise. Il eut la pensée de le chasser sans le laisser parler. Mais Volusien reprit brusquement :

— Vous avez fait « fauter » cette fille-là, eh bien ! il faut que vous l’épousiez !

Et on avait beau éprouver du dégoût, on avait beau être plein de dédain et de répulsion pour celui qui parlait, celui-là dominait en ce moment, il était comme un juge ; il fallait répondre. Mais comment répondre ?

Céder, obéir à l’injonction du paysan, paraître le craindre, jamais s’humilier à ce point ! Dire non devant Lévise, lui porter ce coup ! Louis resta paralysé entre deux sentiments également forts, impérieux ! Il regardait Volusien, puis Lévise. À chaque seconde de ce combat l’amour-propre, le féroce amour-propre, l’emportait insensiblement, et il allait y sacrifier sa tendresse pour Lévise dans ce pénible instant, sauf peut-être à faire plus tard, en pleine liberté, ce qu’il voulait refuser, contraint.

Mais ce fut la jeune fille qui vint à son aide. Elle ne savait qu’imaginer pour grandir Louis aux yeux d’autrui. Elle ne voulut pas le voir plus longtemps réduit au silence et obligé de baisser pavillon.

— Eh bien, non ! s’écria-t-elle impétueusement, il ne m’épousera pas ! nous ne sommes pas ses égaux ! — Elle était sincère.

— Ensorcelée, je ne te parle pas ! dit Volusien stupéfait et furieux.

Louis, plein de reconnaissance et d’admiration pour Lévise, se jura sur-le-champ qu’elle en serait récompensée. Il se sentit aussitôt plein de force vis-à-vis du paysan.

— Pas d’insultes ! lui dit-il, vous saviez bien il y a quinze jours que votre sœur entrait ici, elle me l’a dit.

— Je ne savais pas pourquoi ! dit le braconnier embarrassé, mais prenant un ton plus provocateur.

— Votre sœur est-elle venue ici malgré vous, à votre insu ? reprit Louis fortement. Non ! eh bien ! quel droit réclamez-vous maintenant ? Vous avez perdu toute autorité sur elle depuis longtemps. Ce n’est pas votre genre de vie, ni votre bonne réputation, ni vos principes de moralité qui peuvent vous dicter cette démarche. À un brave garçon j’aurais pu répondre oui, mais à vous, je ne réponds même pas.

Louis croyait faire un grand effort de modération en ne le traitant pas plus hautainement. Il ne se contint plus.

— Je considère comme une honte même de vous écouter, ajouta-t-il. Vous êtes poussé par cet autre braconnier, votre camarade. Dites-lui que je me soucie de vous et de lui comme de deux cailloux de la route, et que je ne me donnerai pas la peine de m’occuper de vos colères ou de vos prétentions. Et maintenant, ajouta-t-il, d’un ton bref en montrant la porte avec un geste impérieux, ne remettez plus les pieds ici…

Volusien ne s’attendait pas à être traité avec cette cavalière raideur, et il avait toujours cru qu’il parlerait d’égal à égal. Il avait écouté en faisant un effort pour démêler si véritablement il commettait un acte d’audace illégitime en demandant réparation à Louis. La renonciation fougueuse et inattendue de Lévise au mariage le confondait et le privait de son plus grand ressort. Mais il lui sembla qu’on le bafouait par trop, que Lévise et Louis le prenaient pour un plastron. Il s’était avancé, on se moquait de lui, Guillaume était là, toujours prompt à l’appeler lâche ou stupide. Le sang lui monta aux joues.

— Vous êtes deux coquins, s’écria-t-il, vous vous f… de moi ! ça va finir.

Lévise le prit par le bras et essaya de l’entraîner en criant :

— Mais pars donc ! tu n’as plus rien à faire ici.

Volusien se raccrocha d’une main à la boiserie du vestibule et de l’autre saisissant lui-même fortement sa sœur, il reprit à toute violence :

— Toi, tu vas venir avec moi ! je t’emmène !

Le paysan traîna deux ou trois pas Lévise, qui appela :

— À moi, au secours ! Louis !

Volusien ne se « connaissait » plus à son tour. Louis était dans le même état.

Louis se rua sur le braconnier, lui arracha Lévise et le refoula malgré la force du colosse jusque sur la route, tant son élan fut ardent, extrême. On eût dit qu’une explosion intérieure le lançait comme une bombe.

— Misérable, dit-il, je te brise la tête si jamais tu reparais devant moi !

Il referma la porte avec fracas. Volusien, d’abord étourdi de cette expulsion dont la violente rapidité ne lui avait pas laissé le temps de résister, ramassa une grosse pierre et la lança contre la porte, ne sachant comment se venger.

Louis n’avait plus qu’une pensée, lui ordinairement suspendu entre mille sensations différentes, c’était de tuer le paysan. Il courut à ses pistolets, ouvrit la fenêtre à en briser les vitres, et il coucha en joue le braconnier, qui avait relevé la tête.

Volusien montra le poing en criant :

— Canaille, brigand, nous te donnerons ton compte !

Lévise se suspendit à Louis, et noua ses doigts au poignet du jeune homme. Elle disait haletante :

— Non, non ! laisse-le ! Louis, c’est Volusien !

Le paysan, sentant qu’il ne pouvait plus rien, partit en courant pour rejoindre Guillaume, et tenir conseil avec lui.