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La Cause du beau Guillaume/13

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 317-340).


CHAPITRE XIII


la cause du beau guillaume


Après le charivari, quelques-uns de ceux qui y prirent part allèrent à la Bossemartin.

Guillaume était responsable devant tout le village de la justice à exercer, et voilà que ceux qui n’avaient nul droit à intervenir le devançaient.

Avec sa force, avec sa mission à remplir, avec sa propre cause à venger, il était coupable de retard ! Et tout ce monde le lui reprochait indirectement.

Ce fut plus grave encore lorsque la nouvelle du départ de Louis et de Lévise fut apportée un instant après au cabaret.

La proie aurait pu lui échapper, et il ne l’avait pas prévu !

Cette fois, elle était venue cette nécessité inévitable, il était venu le moment !

Le sang s’était comme refroidi dans les veines de Guillaume, sa chair prenait l’insensibilité de la matière inanimée, il lui semblait qu’il devenait un poids, un instrument de pierre poussé par un levier extérieur d’un mouvement lent, inflexible, impossible à arrêter.

Pâle, le beau Guillaume regarda Volusien d’une façon terrible, despotique. Sous ce regard Volusien n’eut d’autre sentiment que celui d’une obéissance complète. Il sentit impossible d’insinuer dans la volonté du braconnier la plus faible suggestion de pitié, de rémission, d’ajournement.

Guillaume restait dans le cabaret, silencieux et immobile. Tout le monde s’en étonnait.

Le cabaretier lui dit :

— Eh bien Guillaume, tu dors !

Il sortit sans répondre. Volusien le suivit.

— Qu’est-ce que tu te charges de faire ? demanda Guillaume à l’autre.

— J’irai avec toi ! répondit Volusien entièrement absorbé par une attente inquiète des actes de son compagnon.

En rentrant chez Hillegrin, Guillaume alla tout de suite au fusil, le prépara. Il le tint une partie de la nuit entre ses jambes. Tout ce qui se rattachait de près ou de loin à Lévise se déroulait devant lui. Il parla toute la nuit à Volusien de leur enfance passée avec la jeune fille. Volusien en fut assez ému ; ce souvenir du temps où Lévise était tout à fait à eux le désarmait, et lui semblait propre à faire tomber le fusil des mains de Guillaume.

Quand celui-ci se fut bien attaché à faire ressortir les anciennes journées de camaraderie et d’amitié avec la jeune fille, il dit à Volusien : C’est sur Lévise la première que je tirerai !

Volusien crut recevoir un coup de marteau qui remettait ses idées en ordre, il lui sembla que Guillaume avait l’esprit plus juste que lui et qu’il devait se laisser conduire par son compagnon !

Guillaume reprit : Maintenant, nous allons rester tranquillement ici demain. Si par hasard ils partaient dans le jour, il faudra qu’ils passent devant nous.

Les deux braconniers dormirent. Ces idées, toujours les mêmes, tournant cesse dans leur crâne, sans que le corps bougeât, les engourdirent à la fin.

Le lendemain, Guillaume ne parla pas. Sa salive était supprimée, ses mains étaient glacées, ses fibres raidies. Il ne sentait pas qu’il vécût à Mangues, qu’il fût le même homme. Ses yeux, son cerveau, tous ses sens étaient remplis toujours par l’image de cette fenêtre et des deux jeunes gens étendus à terre dans le sang ! image qui se reformait sans cesse et chaque fois lui donnait une joie immense. L’hallucination était si forte que par moments il mettait son fusil en joue.

Guillaume ne ressentait pas d’impatience, le temps n’avait pas de durée pour lui. Il semblait que des rouages régulièrement montés et chargés de se détendre, et de lui donner l’impulsion à l’heure fixée eussent remplacé en lui tous les organes de la vie. Il était absolument absorbé par le spectacle intérieur qui lui donnait les mêmes sensations qu’une action réelle. Il était écrit dans sa tête que la chose « devait » se faire, et sa pensée l’accomplissait et la recommençait d’avance. Il ne raisonnait, ni ne jugeait, ni ne songeait en dehors de cet état singulier. Il savait qu’à un moment qui serait indiqué par l’obscurité complète, il aurait à partir. Mais déjà il était mille fois satisfait par son imagination qui lui montrait la vengeance réalisée. Et ce moment arriva sans que Guillaume eût senti s’il était arrivé promptement ou lentement.

Volusien fut troublé par cette concentration intérieure de Guillaume. Il s’agita et parla beaucoup sans que l’autre y fît attention et entendît autre chose qu’un bruit indistinct à ses oreilles. Volusien répétait à chaque instant : Nous avons raison, il fallait en finir. Nous sommes dans notre droit ! Ce soir on parlera de nous !

Le temps lui parut incroyablement lent. Du reste il n’avait pas le sentiment précis de ce meurtre. Il s’attendait à une chose extraordinaire, mais l’habitude de manier son fusil, celle des aguets nocturnes faisaient qu’il n’avait aucune impression redoutable devant ces apprêts qui lui étaient familiers. Il lui semblait qu’on allait en chasse. Il ne pouvait concevoir l’idée de Lévise morte. Sa lourde intelligence ne le mettait en communication vive avec les faits que lorsqu’ils se produisaient. Il était plus particulièrement effrayé par son compagnon parce qu’il le voyait là sous ses yeux, dans un état mystérieux et inexplicable.

Quand la nuit fut arrivée, Guillaume sembla revenir subitement à lui.

— Allons, dit-il à Volusien d’une voix nette.

— Je suis prêt, répliqua celui-ci.

Si Guillaume lui eût mis un fusil dans la main, il l’eût pris. Si Guillaume lui eût dit : — C’est toi qui tireras, Volusien eût cru qu’il obéirait.

La nuit était noire, Guillaume le fit d’abord marcher rapidement. Quand ils furent près de la maison, les braconniers rasèrent le bord de la route et assourdirent leurs pas. Guillaume tenait son fusil sous sa blouse. Il était redevenu un chasseur ayant l’esprit aussi libre qu’il convient pour bien établir son affût.

En tournant un coin de la haie, Guillaume aperçut la fenêtre éclairée.

— Il y a de la lumière ! dit-il bas à Volusien en l’arrêtant un moment.

Ils se glissèrent très-lentement avec de grandes précautions dans le taillis jusqu’à ce qu’ils fussent en face de la fenêtre. Ils restèrent un moment immobiles.

Volusien maintenant se rendait compte de ce qui allait se passer. Il était bouleversé, son cœur battait et la sueur coula sur son front. Il n’avait qu’à étendre le bras, à ouvrir la bouche pour arrêter Guillaume. Il n’osa pas, il ne le pouvait.

Louis et Lévise allaient et venaient d’une chambre à l’autre. À ce moment, ils soulevaient une malle pour la transporter dans la chambre de la façade, et Louis ayant dit à Lévise : Allons, nous voilà au port ! elle sourit.

Guillaume épaula son fusil et visa. Son œil était rivé à la mire. Ses mains serraient l’arme avec une raideur incroyable.

L’explosion retentit, la vitre éclata en morceaux avec un fracas aigu. Lévise tomba. Louis vit comme à travers un éclair la chute de la jeune fille, puis du sang ! Il s’élança instinctivement à la fenêtre et s’y pencha, hagard, stupide, paralysé, croyant entendre le bruit d’un écroulement énorme, sentant comme un déracinement intérieur de tout son être !

Une seconde explosion roula avec l’écho des prés, et Louis tomba ensanglanté près du corps de la jeune fille.

La tâche de Guillaume était achevée, mais le misérable meurtrier demeura un instant comme ivre. Dans la nuit, cette action paraissait plus horrible, plus lâche. Il lui sembla qu’il ne savait plus pourquoi il les avait tués et qu’ils n’avaient commis contre lui aucune offense, mais que quelque chose dans le ciel allait témoigner contre ce crime, que quelque figure surnaturelle allait se dresser et le précipiter dans le feu ! Puis, saisi d’une terreur sans bornes, il courut de toute sa force vers la maison de Volusien, il se figurait qu’une forme, une ombre le poursuivait.

Volusien éprouvait une terreur égale. Le remords de n’avoir point préservé sa sœur lui montrait la jeune fille renversée à terre et couverte de sang. Lui aussi, il croyait sentir derrière lui le souffle de Lévise qui courait à sa poursuite avec son trou rouge à la poitrine et lui disait : Pourquoi ne m’as-tu pas sauvée ! toi qui m’avais permis d’être dans cette maison.

Les deux braconniers tombèrent chez eux comme des rochers qui roulent du haut d’une pente, et ils fermèrent leur porte à clef et au verrou pour se barricader contre ces fantômes de leur esprit en désordre. Ils écoutèrent, haletants, fous. Cette épouvante d’une punition mystérieuse et surnaturelle se calma, et ils essayèrent de compter aussitôt avec leur conscience, d’envisager le plus ou moins de justice de ce qui venait d’être fait. Mais la pensée que sa sœur était morte devant lui et qu’il aurait pu lui conserver la vie, la pensée que si elle était morte, c’était lui qui avait laissé faire, et qu’il ne voulait pas cependant sa mort, accabla Volusien. Il se dit qu’il s’était laissé aveugler par son compagnon, qu’il n’avait pas mesuré une seule fois la portée de l’action. Il fut pris d’une grande haine contre Guillaume, mais de cette haine d’un être qui a peur de ce qu’il hait. L’idée d’une expiation méritée le saisit aussi.

— Guillaume, s’écria-t-il, tu es un brigand ! si nous mourons sur l’échafaud, nous l’aurons mérité !

Le beau Guillaume se raidissait et luttait avec lui-même pour se justifier, pour chasser l’horreur qui le tourmentait. Il avait accompli son œuvre, il avait fait justice, pensait-il ; pourquoi s’en repentirait-il ? pourquoi, « après », n’aurait-il pas la satisfaction de l’homme qui a fait son devoir, comme « auparavant », il avait la satisfaction de l’homme qui va le faire ?

Aussi cette accusation de Volusien, qui lui paraissait le dernier de qui elle pût venir, le jeta-t-elle dans un accès de rage. Il voulait n’entendre ni en lui-même ni au dehors aucune voix contraire.

— Lâche ! misérable ! femme ! lui répondit-il, j’ai fait mon devoir ! Tout m’est égal maintenant ! Tu es venu avec moi ! Ainsi tu le savais bien. D’ailleurs tu ne me lâcheras pas ! Si on me fait un jugement, tu en seras !

Il s’excitait, comme si des êtres invisibles lui parlaient secrètement, et qu’il pût les réduire au silence par cette conviction, cette assurance !

— Oui ! j’ai fait mon devoir, j’ai fait le tien, s’il fallait recommencer, je recommencerais ! Quand vous seriez cent mille à me dire que j’ai tort, je soutiendrai mon droit !

— Lévise n’avait rien fait ! dit Volusien écrasé et dompté comme toujours par son compagnon, elle était libre, elle n’avait jamais voulu de toi. Ça ne te regardait pas !

— Eh bien ! va donc, va chercher les gendarmes. Range-toi avec eux ! Je te préviens qu’on ne mettra pas la main sur moi sans qu’il en coûte cher. Et toi ! serre ton gosier ! tu pourrais bien aller rejoindre ta sœur ! entends-tu !

— Égorgeur ! boucher ! répliqua Volusien en se redressant, je ne serai pas si facile à abattre que cette pauvre Lévise, ni cet autre pauvre petit homme qui n’était pas beaucoup plus solide qu’elle ! Et puis tu n’es pas caché sous les arbres, ici !

— Mais, hurla Guillaume, tu les as tués tout aussi bien que moi !

— Moi ? répéta Volusien avec une colère effrayée.

— Oui, toi ! et je le prouverai partout !

— Moi, dit Volusien abattu tout à coup, je ne croyais pas qu’ils mourraient, je ne le voulais pas !

Guillaume partit d’un éclat de rire saccadé, sinistre.

— Misérable idiot ! dit-il.

Volusien cacha sa tête dans ses mains. Guillaume sentait qu’il lui était nécessaire de retrouver le sang-froid et, ne pouvant y parvenir, il crispait tous ses muscles. Il aurait voulu contraindre sa cervelle et réfléchir sur la conduite à tenir, et il en était incapable. Il recommença à injurier Volusien et lui parla de son honneur lavé.

— Tu voudras donc toujours me mener, répondit brusquement celui-ci après l’avoir laissé aller un instant, même quand je sens bien que tu es un assassin ! Il fallait au moins tuer le petit monsieur en te battant avec lui ! Eh puis ne me parle plus, laisse-moi, laisse-moi, je te dis !

La pensée que, puisque Volusien se révoltait ainsi contre son influence, il le dénoncerait peut-être et le chargerait revint à Guillaume.

— Enfin, reprit-il, vas-tu aller conter tes peines aux vieilles femmes ? Fais attention ! si on vient prendre des nouvelles ici, tu sais ce qui est convenu, nous n’avons pas bougé !

— Ah ! dit Volusien, qu’on nous coupe le cou ! et que tout soit fini !

— Tu deviens fou !

— Les brigands ne méritent pas autre chose !

Les menaces prirent feu de nouveau.

Cependant, au bruit des deux coups de fusil, quelques gens encore éveillés dans le village, sortirent sur la route, poussés par un pressentiment lugubre. Ceux qui entendirent ainsi les explosions ne s’y méprirent point, et les cinq ou six paysans qu’elles surprirent séparément, chacun dans sa maison, s’écrièrent, sans s’être donnés le mot. On vient de faire un mauvais coup !

Chez tout le monde s’éveilla l’idée d’un crime. On s’attendait à l’événement ! Les plus proches de la maison de Louis y allèrent tout droit. Ils étaient sûrs que c’était là qu’il fallait aller. Les paysans frappèrent d’abord à la porte, puis crièrent : Hé, hé ! là haut !

Ils tentèrent d’enfoncer la porte. N’y réussissant pas, l’un d’eux fit le tour par derrière.

— Il y a de la lumière ! annonça-t-il aux autres avec étonnement.

— C’est singulier, dirent-ils tous, venant le rejoindre.

— Hé, hé ! là haut ! appelèrent-ils encore.

— Le coup est bien fait, allez, reprit quelqu’un.

À la pensée qu’ils allaient voir un terrible spectacle, un frisson courut dans le corps de tous ces hommes.

— Je ne me soucie pas d’entrer là-dedans ! murmura le plus ému.

— Allons, faites-moi la courte échelle, je regarderai par la fenêtre, répliqua un second.

On lui fit la courte échelle. Il s’accrocha à la barre d’appui et jeta un cri :

— Quoi ! quoi donc ? demandèrent effrayés les gens du groupe.

L’homme se laissa retomber sur le sol.

— Ça y est tout de même ! ils sont par terre tous les deux ! dit-il d’une voix basse et presque tremblante.

Un ou deux autres voulurent regarder aussi, grimpèrent sur les épaules de leurs camarades, jetèrent silencieusement un coup d’œil rapide et redescendirent.

— Ce n’est pas beau à voir, dit le dernier.

Le bruit des grelots, le roulement d’une voiture résonnèrent. Bientôt la carriole de l’aubergiste portant son maître, le capitaine et le garçon d’écurie arriva devant la porte.

Les nouveaux venus furent surpris de se trouver entourés par les cinq ou six paysans qui revinrent sur la route en entendant la voiture s’arrêter.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le capitaine.

— Vous venez trop tard ! répondit-on en le voyant prêt à frapper à la porte, ceux qui sont là-dedans sont partis pour…

— Comment, partis ! interrompit-il avec anxiété.

— Vous n’avez donc pas entendu qu’on a tiré deux fois !

Le capitaine resta foudroyé.

— Ah ! les malheureux enfants ! s’écria-t-il, moi qui leur avais dit qu’il n’y avait rien à craindre !

Ils retournèrent tous derrière la maison. Le capitaine se fit hisser par les paysans jusqu’à la fenêtre. La vue des deux corps étendus à travers la chambre lui causa un tressaillement. L’émotion l’arrêta. Puis la vieille décision militaire reprit le dessus. Il enjamba la barre d’appui, et alla aux victimes, les tâta tour à tour. Le sang sortait par flots épais et lents, par gouttes énormes des blessures, puis ruisselait le long des vêtements.

Les paysans entrèrent successivement derrière lui. Il essaya de bander les plaies, à tout hasard, fit transporter les jeunes gens sur la voiture qui ne devait pas être un char funèbre et sur laquelle il croyait les emmener vivants et joyeux. On se dirigea vers la mairie, parlant à haute voix de ce terrible événement. Des fenêtres s’ouvrirent sur le passage du cortège, et, du fond de l’obscurité des voix interrogèrent sur ce qui se passait.

— La Lévise et le petit monsieur qui sont tués ! Nous les ramenons !

— C’est le beau Guillaume ? C’est donc tout frais ? Où allez-vous ?

— À la mairie !

Le long du chemin, un assez grand nombre de personnes se joignirent à celles qui accompagnaient la voiture. Quelques-unes s’étant écriées : C’est bien fait, après tout ! De violentes discussions s’élevèrent.

En avant, le capitaine, se lamentant avec l’aubergiste sur le malheureux sort des jeunes gens, disait : Dussé-je me faire prendre en haine par tout le village, ces maudits braconniers seront punis !

L’aubergiste le quitta pour aller chercher le médecin. Le capitaine réveilla d’abord les gendarmes afin de les emmener avec lui chez le maire, voulant ne pas perdre de temps pour obtenir un mandat contre les braconniers. Ensuite la voiture et le rassemblement s’arrêtèrent devant la maison du maire où s’élança le capitaine. Ceux qui se considéraient comme des notables le suivirent, ainsi que le brigadier de gendarmerie. Le maire, tiré de son sommeil par cette désagréable nouvelle, n’eut d’abord que des paroles violentes contre Louis et Lévise. Le capitaine se fâcha à son tour et l’entraîna presque de force dans la rue où il lui montra les victimes ! L’autre resta morne et stupide.

— Si la surveillance avait été sérieuse, s’écria le capitaine, vous n’auriez pas ces ennuis ! Il faut donner des ordres pour qu’on arrête les braconniers, reprit-il impérativement.

— Eh bien allez ! dit le maire au brigadier ; allez avec vos hommes !

— Je les accompagnerai, s’écria le capitaine ; voyons, il nous faut quelques hommes de bonne volonté ! les coquins doivent être dans les bois. Il y aura une battue à faire !

Comme personne ne répondait à l’appel, l’entreprise paraissant périlleuse, le capitaine s’écria d’une voix tonnante : Vous êtes donc tous des complices ? il n’y en a donc pas un seul qui ait du cœur, ici ?

— Allons, répéta le maire, c’est dans l’intérêt général.

Bagot, qui se trouvait dans le nombre et qui avait une grande haine contre Guillaume, s’avança enfin.

— Moi, j’en suis !

Quatre ou cinq autres, gens vigoureux et qui avaient eu à se plaindre des braconnages, se présentèrent l’un après l’autre. On alluma des torches, les gendarmes et le capitaine prirent la tête, et la petite troupe se dirigea vers la maison de Volusien, à tout hasard, car on ne comptait pas y rencontrer les braconniers. Le médecin arrivait au même moment, et sous sa direction on transporta les corps dans une chambre.

Volusien et Guillaume étaient encore dans le fort de leur querelle quand les pas précipités de la bande conduite par le capitaine frappèrent leurs oreilles. Ils reconnurent la lourde et régulière marche des gendarmes. Le sentiment de la culpabilité, la fureur de n’avoir point pris de précautions, l’emportement excité par les reproches de Volusien, tout porta Guillaume à la violence et à la résistance. Il chargea son fusil et, poussant Volusien par l’épaule : Veux-tu te laisser arrêter ? dit-il rudement.

L’habitude des alertes dans la nuit, celle de manœuvres, de courses pour fuir les gendarmes, entraîna machinalement Volusien ; il se leva, mais il ne s’arma pas !

— Attention, ajouta Guillaume, tâchons de gagner les bois.

On vit la lumière disparaître tout à coup dans la chaumière. On fit une pause. Quel était le dessein des braconniers ?

Le brigadier de gendarmerie ordonna à ses hommes de cerner rapidement la chaumière, et il marcha vers la porte avec le capitaine.

Les braconniers voyaient toutes ces dispositions de siége. On entendit la fenêtre s’ouvrir et, tandis qu’on approchait, une détonation éclata. Personne ne fut blessé et ce fut le signal d’une espèce de bataille rangée. Les gendarmes ripostèrent par une décharge générale. Aussitôt, à la lueur rougeâtre des torches, on vit la porte se mouvoir et les deux braconniers apparaître brusquement sur le seuil, regardant autour d’eux, pour trouver un passage, avec des yeux effrayants. Guillaume coucha en joue tour à tour plusieurs des assaillants qui reculèrent.

Le capitaine et le brigadier s’écrièrent ensemble : En avant ! Néanmoins les gendarmes et les paysans hésitèrent involontairement.

Le mot : au bois ! lancé par la voix rauque et forte de Guillaume répondit.

Mais tout le monde se précipita à la fois vers les braconniers. Le brigadier tomba hardiment sur Guillaume, le capitaine prit Volusien par le collet. Celui-ci ne fit plus de résistance. Guillaume renversa le brigadier d’un coup de crosse sur la tête. Immédiatement il fut saisi par les bras et à la gorge par Bagot et les autres gendarmes. Après une défense terrible, il fut terrassé et garrotté. On les conduisit à la prison tous les deux. Pendant tout le trajet, ils ne dirent pas une parole.

Le médecin avait reconnu que Lévise seule était morte. Louis n’avait qu’une blessure grave mais non dangereuse.

Il ne revint à lui que pour tomber dans le délire de la fièvre qui dura plusieurs jours.

On enterra Lévise le lendemain dans l’après-midi, après que le curé et le maire eurent pris ensemble les déterminations qui parurent les plus convenables dans la circonstance. Lévise eut un convoi nombreux, non d’amis, mais de curieux. Cette mort causa une certaine consternation dans le village, et quelques paysans parlèrent tout haut de regret. Le personnage qui parut le plus affecté fut Euronique qui versa des larmes, un peu à la façon des crocodiles, et qui remplit Mangues de bruyantes lamentations.

On avait écrit au père de Louis. Il se croisa avec la lettre. Ainsi qu’il l’avait annoncé quelques jours auparavant à son fils, il venait de lui-même s’informer des motifs du séjour singulier de Louis dans ce village. Il apprit toute l’histoire qui lui causa peut-être plus de mécontentement que de douleur, parce que son nom allait être mêlé à un procès retentissant.

En effet, le parquet commençait déjà une enquête, et les prisonniers furent transférés au chef-lieu du département où siégeait une cour royale.

La maladie de Louis, cité comme principal témoin à charge contre les braconniers, retarda l’appel de la cause.

Quand la fièvre eut cessé, on jugea qu’on pouvait sans inconvénients transporter Louis à petites journées dans sa famille. Il était dans un chaos de sensations tel qu’il crut se réveiller un matin chez lui sans en être jamais sorti : une espèce de songe finissait. Avait-il réellement habité une petite maison dans un village avec une jeune fille qu’il ne reverrait plus ? Il se débattit au milieu d’un mélange confus d’images. Puis les souvenirs se mirent en ordre et défilèrent un à un. Une grande crise de désespoir eut lieu, la fièvre, le délire recommencèrent. La vie de Louis fut plus gravement compromise par le chagrin que par la blessure du corps. Ensuite l’apaisement du mal physique se fit, et l’amélioration matérielle amena un bonheur tout égoïste, qui prit une part des préoccupations du jeune homme et l’empêcha d’être tout entier à la douleur de son irréparable séparation avec Lévise. La délivrance de la maladie entraînait avec elle l’idée d’une délivrance générale. Le brusque éloignement des lieux dont l’aspect était tout rempli de Lévise, la présence d’autres endroits qui ne parlaient point d’elle contribuaient à diminuer l’émotion que pouvait inspirer à Louis l’apparition de la figure de la jeune fille lorsqu’il l’évoquait. Cette figure était comme voilée et lointaine. La violence, l’étrangeté du choc amenait une transformation totale de l’homme et de sa vie. Le souvenir se trouvait enfoncé dans le coin de son cœur engourdi, ainsi qu’une balle restée dans les chairs, qui fait souffrir parfois, mais point tous les jours. Sa liaison avec Lévise avait créé pour Louis un moment d’ivresse, de trouble, mais non une habitude d’affection impossible à déraciner. Cette liaison avait été courte. Il s’y rattachait la pensée de grands tourments, tourments qui devaient se renouveler avec l’avenir même de la liaison. Louis, par la blessure reçue aux côtés de la jeune fille, par les soucis qu’il avait éprouvés à cause d’elle, payait sa dette à la mémoire de Lévise. Elle était morte ! Elle était donc en repos et à l’abri de tous déboires. Il n’avait pas à s’affliger, à craindre que personne la fît souffrir. Il ne la reverrait plus jamais, mais plus d’inquiétudes, plus d’alarmes pour elle ni pour lui. Il n’aurait plus la terrible angoisse de la savoir torturée, de la savoir en danger, et de la savoir vouée à d’autres peines. Il éprouvait une sorte de langueur triste et heureuse à la fois de n’être plus dans ce monde fantastique et agité de l’amour !

À l’approche du procès, il se tint prêt à ne point se livrer vaniteusement à la curiosité publique, à ne pas remuer trop profondément les cendres de Lévise et à ne point peser sur la condamnation des braconniers, envers lesquels il se sentait une espèce de pitié, comme des gens qui, avec Lévise et lui, s’étaient trouvés le jouet d’un sort fatal.

Sur toute cette portion de son existence, il voulait mettre le sceau comme on scelle des papiers compromettants qu’on ne veut cependant pas détruire. Et il était impatient de se tourner vers d’autres voies, vers d’autres aspects de l’horizon ! Ainsi veut la jeunesse ; ainsi veut surtout l’esprit intelligent, plus mobile, plus avide de nouveauté et plus souple que les autres.

Quant aux braconniers, ils ne nièrent pas le meurtre à l’instruction.

Celui sur lequel la mort de Lévise fit le plus d’impression fut Volusien. Son regret lui donnait l’espoir qu’on ne pouvait le considérer comme coupable. Un acquittement eût grandement soulagé sa conscience. Il comptait pour se défendre sur ce qu’il n’avait pas participé de la « main » à l’assassinat.

D’ailleurs Volusien était abattu, il ne pardonnait pas à Guillaume. Souvent la condamnation lui était indifférente quand il y songeait d’avance. Les seuls liens qu’il eût avec d’autres êtres étaient rompus : ses liens avec Guillaume et Lévise !

Chez le beau Guillaume, l’émotion première de la cruelle action s’effaça peu à peu. Les mobiles qui l’avaient poussé avaient été si forts qu’ils reprirent le dessus. Le braconnier retrouva la conviction et la satisfaction d’une vengeance légitime, d’un service rendu aux paysans. Il se prépara donc non à se justifier, à demander grâce comme Volusien, mais à expliquer et démontrer la nécessité de son œuvre. Sa mise en jugement l’inquiétait et l’irritait autant qu’une injustice. Il se persuadait que tous les habitants de Mangues prendraient son parti et que le curé reconnaîtrait avoir commencé l’attaque contre Louis.

Le jour de la comparution aux assises arriva. Le département était très-remué. Il y avait deux classes en présence, les paysans et les gens riches. L’habileté et la fermeté des magistrats eurent grand’peine à empêcher que la cause ne prît les proportions d’une querelle sociale, du moins dans les esprits. La salle d’audience fut remplie d’une foule appartenant aux deux groupes de la société qui se croyaient intéressés à la condamnation ou à l’acquittement des braconniers.

L’acte d’accusation ne laissa pas de doute qu’il y aurait une condamnation. Un des chefs de la prévention portait sur le crime de rébellion armée à la force publique.

Louis et sa famille s’étaient désistés de toutes prétentions comme partie civile.

Le procès fut moins long qu’on ne s’y attendait et n’occupa qu’une seule audience, témoins et accusés convenant tous des mêmes faits. Bagot, le capitaine, Louis, le cabaretier Houdin et les gendarmes étaient les principaux témoins à charge. À décharge venaient principalement Euronique, Cardonchas, le curé, le maire. Pendant la lecture de l’acte d’accusation, Volusien parut anéanti, Guillaume eut quelques velléités de protester. Son avocat le retint.

Quand on interrogea Volusien, il répondit qu’il avait été entraîné par le désir de venger son honneur, et que d’ailleurs il avait laissé faire Guillaume et n’avait point pris de fusil ni tiré sur les victimes.

On lui objecta ses antécédents de braconnage et surtout sa première conduite vis-à-vis de Lévise qu’il avait laissée entrer en service chez Louis sans la surveiller et sans lui faire de représentations ainsi qu’il résultait du témoignage du jeune Leforgeur, d’après lequel la fille Hillegrin aurait toujours affirmé le consentement de son frère.

Volusien se rejeta sur l’usage de mettre les filles en service, sur ce qu’il avait cru à la sagesse de sa sœur.

— Mais cependant la jeunesse de Leforgeur aurait dû éveiller votre sollicitude. D’ailleurs vous aviez frappé votre sœur lorsqu’elle n’était encore qu’ouvrière chez lui. La déclaration de la femme Cardonchas mentionne ce fait.

Volusien se tut.

— Vous auriez été moins guidé par le mobile de l’honneur que poussé par vos habitudes de brutalité et par les excitations de Guillaume.

Volusien répliqua qu’en effet il avait cru que Guillaume lui ouvrait les yeux tout à coup, mais que cependant ce qui l’avait surtout entraîné à se venger, c’était le refus de Louis d’épouser Lévise, refus accompagné de violences, que néanmoins il ne pouvait se figurer que sa sœur mourrait, qu’il avait accompagné Guillaume sans savoir ce qu’il faisait, qu’enfin le sang n’avait pas été versé par lui.

Il se retourna alors vers Guillaume en disant : Dis la vérité, Guillaume, n’est-ce pas que je n’ai pas tiré ?

— Non, tu n’as pas tiré ! s’écria Guillaume avec une sombre impatience.

L’accusation se porta principalement sur celui-ci.

— Vous n’aviez point les mêmes motifs pour vouloir et poursuivre l’accomplissement du meurtre que Hillegrin, qui pouvait alléguer la séduction de sa sœur !

— C’était ma promise ! dit Guillaume.

— Il est avéré cependant que la jeune fille avait toujours montré un grand éloignement envers vous et qu’elle ne vous avait fait aucune promesse.

— C’est Volusien qui me l’avait promise.

— Oui, mais elle était majeure, son frère ne pouvait disposer d’elle.

Guillaume resta muet un instant, parut très-agité, et enfin cria presque : Je l’avais eue pour maîtresse !

Aussitôt, et cela causa une grande rumeur dans l’auditoire, Volusien se dressa et, le menaçant de la main, lui dit avec une extrême fureur : Tu mens ! tu mens !

On imposa silence à Volusien.

— Cette dernière allégation, dit-on à Guillaume, ne figure point dans votre interrogatoire à l’instruction.

Le braconnier baissa la tête, regarda en dessous, secoua de ses deux mains la barre qui le séparait du prétoire, haussa les épaules et répondit comme un homme qui ne conçoit pas que la justice de sa cause, la nécessité de ses actions ne soient pas évidentes à tous les yeux : Si j’ai tiré, c’est que tout le monde le demandait, je l’ai fait pour tout le monde !

Et il ajouta avec une chaleur sauvage : On est venu nous prendre une fille qui était à nous autres, les paysans, on nous a nargués, on nous a traités comme si nous n’étions pas des hommes : celui-là, il montrait Volusien peut le dire, on l’a jeté à la porte, on a voulu lui casser la tête avec un pistolet, on nous a tous insultés à l’église, et le curé a dit qu’il fallait en finir. S’il y a une justice, j’ai eu raison.

Le président lui adressa quelques paroles sévères pour le ramener au respect et au calme nécessaires, puis discuta un moment avec lui pour lui faire comprendre que le curé n’avait jamais eu l’intention que Guillaume imaginait.

Ensuite on rassembla tous les faits propres à constater le naturel féroce du braconnier et la préméditation du meurtre.

— Eh ! dit Guillaume, je me préparais. J’ai même trop attendu.

On lui représenta qu’il avait cherché à faire retomber sur toute une population une part de la responsabilité de son crime. Cependant le président laissa aux jurés « le soin d’apprécier jusqu’à quel point l’irritation générale dans le village avait pu influencer l’accusé. »

Enfin on argua de la rébellion tentée par les braconniers contre la force publique comme d’un aveu implicite de culpabilité.

— Quand je me suis défendu, répliqua Guillaume, j’étais comme je suis maintenant, attaqué par des gens qui ne servent que contre nous autres.

Il fallut le faire taire par une réprimande très-vive.

— Après tout, dit-il encore, ce que j’ai fait est fait, et on s’en souviendra !

Il se rejeta en arrière et sembla décidé à laisser aller les choses comme si rien ne lui importait au delà.

On appela les témoins, Louis le premier.

Quand il fut introduit pour déposer, il y eut parmi les femmes de l’assemblée un vif mouvement de surprise. Elles comparèrent avec effroi et pitié sa taille frêle à la stature colossale des braconniers. La sympathie se déclara pour sa figure, pâle et émue.

Le jeune homme eut dès son entrée la plus rude secousse qu’il eût encore reçue depuis l’assassinat. Parmi les pièces de conviction étalées devant les juges se trouvaient les vêtements ensanglantés de Lévise ! À cette vue tout Mangues surgit devant lui, et les belles et les pénibles journées, et Lévise l’infortunée, Lévise la victime, Lévise oubliée, abandonnée dans sa tombe par un cœur ingrat, Lévise jetant une de ces plaintes résignées qui autrefois tordaient et brisaient ce même cœur ! ce même cœur qui se brisa de nouveau comme jamais il ne s’était brisé.

On crut que Louis allait tomber. Il fallut le faire asseoir, le soigner pendant un instant. Alors il se rendit compte de l’endroit où il était. Il y avait là des spectateurs, il ne voulut plus à aucun prix donner ses sentiments en spectacle, et il maintint en se raidissant par un grand effort, sa résolution de déposer comme s’il était détaché de tout intérêt dans la cause.

D’un ton d’abord troublé, puis qui s’affermit, il raconta très-brièvement les faits, c’est-à-dire son histoire.

Il termina par ces mots : Je n’ai rien à dire contre les accusés, quant à ce qui me concerne. Je reconnais qu’ils étaient dans leur droit.

Alors le président et le ministère public relevèrent un à un les points qui pouvaient aggraver ou atténuer la criminalité du meurtre.

— Cette déclaration est grave, lui dit-on. N’aviez-vous aucunement l’intention d’épouser la fille Hillegrin ?

Une grande curiosité suspendit l’auditoire élégant à la réponse de Louis.

— J’en avais l’intention ! répondit-il.

— Pourquoi avez-vous déclaré à son frère que vous n’en feriez rien ?

— Il ne me convenait pas de céder devant une certaine brutalité de langage.

— Quelles ont donc été les paroles de Hillegrin ?

— Je ne me les rappelle plus, dit Louis, mais maintenant je reconnais qu’elles étaient telles qu’on devait les attendre de l’éducation de celui qui les prononçait.

On demanda à Volusien comment il avait invité Louis à épouser sa sœur.

— Je lui ai dit qu’il l’épouse, répondit naïvement celui-ci, et il m’a mis à la porte. Ce que venait de dire Louis le confondait. Volusien n’avait plus de pensée !

— Vous avez, dit-on à Louis, manqué de prudence, de sang-froid et de raisonnement. Vous avez semblé prendre à plaisir de provoquer tout un village, vous n’avez pas même respecté le lieu consacré au culte.

Il reconnut cette sorte de provocation. Il reconnut qu’il avait porté le premier coup de bâton dans la lutte avec Guillaume sur la route.

On lui demanda s’il y avait eu des menaces de mort ou paroles indiquant une préméditation de la part des braconniers.

Il répondit n’en point connaître.

Le président termina avec lui par ces mots : Vous avez reçu, monsieur, une bien cruelle leçon. Il est triste que vous n’ayez pas vu plus tôt où conduisent les égarements des passions !

Louis se retira épuisé. Malheureusement il dut rester, le cas pouvant se présenter où l’interrogatoire des prévenus exigerait qu’on lui fît de nouvelles questions.

Les braconniers ne comprirent pas la générosité de Louis. Du reste, ils assistèrent silencieux à toutes les dépositions. Elles étaient d’accord avec leurs aveux, avec celle même du capitaine, qui les chargeait le plus.

Pourtant Guillaume s’écria deux ou trois fois : À quoi sert-il de dire tout cela ? On le sait !

Euronique déclara hypocritement qu’elle aurait reçu mille soufflets de bon cœur si cela avait pu empêcher Lévise de mourir.

Les avocats plaidèrent dans le sens des faits, développèrent les sentiments qui avaient animé un frère, un fiancé provoqués par un séducteur qui se plaisait à tous les scandales.

Le réquisitoire signala légèrement la haine des classes inférieures contre les classes élevées, démontra que Volusien, en approuvant l’entrée en service de sa sœur chez Leforgeur s’était enlevé tout droit de réclamer ensuite au nom de l’honneur, que Guillaume était d’ailleurs le vrai coupable, un homme dangereux, égaré par un faux orgueil, déjà condamné ou poursuivi pour coups et blessures, insista sur se combat livré aux gendarmes, combat qui aurait pu ensanglanter encore cette terrible nuit, et prendre dans les rangs des braves gardiens de la sécurité publique de nouvelles victimes.

Le réquisitoire conclut à l’application de la plus forte peine pour Guillaume et admit des circonstances atténuantes pour Volusien.

Le jury les admit pour tous deux ; le tribunal condamna Guillaume à dix ans de travaux forcés et Volusien à cinq ans de réclusion.

À la question usuelle : Accusés, n’avez-vous rien à ajouter à votre défense ? Guillaume répondit avec une sourde fureur : Cela m’est égal ! mais j’aurais voulu que l’autre n’en soit pas revenu.

Volusien s’écria, en portant les mains à son front par un geste désespéré : C’est toi qui as tout fait !

Le lendemain matin, Louis, horriblement torturé par les émotions de cette journée, partit pour l’Allemagne, d’accord en ce voyage avec sa famille, que ce procès avait irritée contre lui.

Louis revint au bout de quatre ans. Il s’établit à Paris. Il avait changé de nom et se montra un archéologue à la fois savant et artiste.

À cinquante ans, c’était un homme plein de talent, mais aussi de manies, de troubles, de faiblesses et de passions, attaquant violemment dans des factums ses confrères qui ne pensaient pas comme lui, se plaignant, se décourageant, criant quand ils lui répondaient, puis revenant à la charge. Il mangea une moitié de sa fortune à faire des fouilles en Afrique pour gagner la victoire dans une controverse. Il avait vis-à-vis des femmes jeunes une allure inquiète, troublée, qui fut un mystère longtemps dans les salons où il allait ; mais à Paris tout se sait, et l’aventure de sa jeunesse finit par être connue de tout le monde. Jamais du reste il n’en parla et il ne lui en fut parlé.


Novembre 1859. Décembre 1861.