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La Chanson française du XVe au XXe siècle/Le Juif errant

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La Chanson française du XVe au XXe siècle, Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 136-140).


LE JUIF ERRANT


Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif errant ?
Que son sort malheureux
Parait triste et fâcheux !

Des bourgeois de la ville
De Bruxelle en Brabant,
D’une façon civile
L’accostèrent en passant.
Jamais ils n’avaient vu
Un homme si barbu.

Son habit tout difforme
Et très mal arrangé
Leur fit croire que cet homme
Était fort étranger,
Portant comme ouvrier
Un simple tablier.

Ils lui dirent : « Bonjour, maître,
De grâce accordez-nous
La satisfaction d’être
Un moment avec vous :
Ne nous refusez pas,
Retardez donc vos pas.

— Messieurs, je vous proteste
Que j’ai bien du malheur ;
Jamais je ne m’arrête
Ni ici, ni ailleurs :
Par beau ou mauvais temps,
Je marche incessamment.


— Entrez dans cette auberge,
Vénérable vieillard,
D’un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part :
Nous vous régalerons
Du mieux que nous pourrons.

— J’accepterais de boire
Plus d’un coup avec vous,
Mais je ne puis m’asseoire,
Je dois rester debout :
Je suis en vérité
Confus de vos bontés.

— De connaître votre âge
Nous sommes curieux,
A voir votre visage,
Vous paraissez fort vieux :
Vous avez bien cent ans,
Vous montrez bien autant.

— La vieillesse me gêne,
J’ai bien dix-huit cents ans,
Chose sûre et certaine,
Je passe encore trente ans :
J’avais douze ans passés,
Quand Jésus-Christ est né.

— N’êtes-vous pas cet homme
De qui l’on parle tant,
Que l’Écriture nomme
Isaac le Juif errant ?
De grâce, dites-nous
Si c’est sûrement vous ?

— Isaac Laquedem
Pour nom me fut donné,
Né dans Jérusalem,
Ville bien renommée :
Oui, c’est moi, mes enfants,
Qui suis le Juif errant.


Juste ciel ! que ma ronde
Est pénible pour moi !
Je fais le tour du monde
Pour la cinquième fois :
Chacun meurt à son tour,
Et moi je vis toujours.

Je traverse les mers,
Les rivières, les ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Les montagnes, les coteaux,
Les plaines et les vallons,
Tous chemins me sont bons.

J’ai vu dedans l’Europe,
Ainsi que dans l’Asie,
Des batailles et des chocs
Qui coûtaient bien des vies :
Je les ai traversés
Sans y être blessé.

J’ai vu dans l’Amérique,
C’est une vérité,
Ainsi que dans l’Afrique,
Grande mortalité :
La mort ne me peut rien,
Je m’en aperçois bien.

Je n’ai point de ressource,
Je n’ai maison ni bien,
J’ai cinq sous dans ma bourse,
Voilà tout mon moyen :
En tous lieux, en tous temps,
J’en ai toujours autant.

— Nous pensions comme un songe
Le récit de vos maux,
Nous traitions de mensonge
Tous vos plus grands travaux :
Aujourd’hui nous voyons
Que nous nous méprenions.


Vous êtes donc coupable
De quelque grand péché,
Pour que Dieu tout aimable
Vous ait tant affligé :
Dites-nous l’occasion
De cette punition.

— C’est ma cruelle audace
Qui cause mon malheur ;
Si mon crime s’efface
J’aurai bien du bonheur :
J’ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.

Allant sur le Calvaire,
Jésus, avec sa croix,
Me dit en débonnaire,
Passant devant chez moi :
Veux-tu bien, mon ami,
Que je repose ici ?

Moi, cruel et rebelle,
Je lui dis sans raison :
Pars, âme criminelle.
De devant ma maison :
Avance et marche donc,
Car tu me fais affront.

Jésus, la bonté même,
Me dit en soupirant :
Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans :
Le dernier jugement
Finira ton tourment.

De chez moi, à l’heure même,
Je sortis bien chagrin,
Avec douleur extrême
Je me mis en chemin :
Dès ce jour-là je suis
En marche jour et nuit.


Messieurs, le temps me presse,
Adieu la compagnie,
Et pour vos politesses,
Je vous en remercie :
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté.

(Cette légende, née au moyen âge, paraît avoir revêtu la forme
ci-dessus vers la fin du xviie siècle.)