Aller au contenu

La Circulation du sang/Traité anatomique sur les mouvements du cœur et du sang chez les animaux/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Richet.
Georges Masson (p. 91-98).

CHAPITRE SIXIÈME

DES VOIES PAR LESQUELLES LE SANG PASSE DE LA VEINE CAVE DANS LES ARTÈRES OU DU VENTRICULE DROIT DANS LE VENTRICULE GAUCHE.

Il est donc probable que les erreurs des anatomistes sur ce sujet ont pour cause l’ignorance des rapports du cœur et du poumon. Le tort fréquent de ces anatomistes, c’est de vouloir parler des organes des animaux et les connaître en n’étudiant que l’homme, et même le cadavre humain, agissant comme ceux qui voudraient connaître la politique, en étudiant la constitution d’un seul pays ; comme ceux qui, connaissant la nature d’un terrain, prétendraient savoir l’agriculture ; comme ceux qui, pour connaître une proposition particulière, voudraient raisonner sur tout.

En effet, si l’on était aussi versé dans l’anatomie des animaux que dans l’anatomie de l’homme, on trouverait sans doute très facilement la solution de cette question qui nous tient tous perplexes.

Chez les poissons, qui n’ont qu’un seul ventricule (car ils n’ont point de poumons), les rapports du cœur et des vaisseaux sont faciles à voir : il y a à la base du cœur une poche pleine de sang, tout à fait analogue à une oreillette, qui envoie le sang dans le cœur : le cœur chasse ensuite le sang par un canal (soit une artère, soit un vaisseau analogue à une artère) : on peut bien discerner ces faits, et on les démontre encore mieux en coupant cette artère : à chaque contraction du cœur le sang en jaillit avec force.

Il en est de même pour tous les animaux qui n’ont qu’un ventricule, ou qui paraissent n’en avoir qu’un, ce que l’on voit sur les poissons. On peut facilement faire ces observations sur les crapauds, les grenouilles, les serpents et les lézards. Il est vrai que ces animaux ont des poumons, puisqu’ils crient. J’ai, sur l’admirable mécanisme de leurs poumons et des organes qui s’y rattachent, recueilli un grand nombre d’observations ; mais je ne veux pas en parler ici. Néanmoins mes dissections m’ont démontré que chez ces animaux le sang était chassé par le cœur des veines dans les artères. La route est large, évidente, et il n’y a ni difficulté ni sujet d’hésitation. Les choses se passent comme sur un homme dont la cloison ventriculaire serait détruite ou perforée, dont les deux ventricules ne feraient plus qu’un seul, et alors le sang pourrait passer des veines dans les artères.

Mais il y a plus d’animaux privés de poumons, que d’animaux qui en sont doués ; il y a plus d’animaux ayant un seul ventricule que d’animaux en ayant deux. Il faut donc en conclure que chez les animaux, il y a ἐπὶ τὸ πολύ (en général) un passage qui permet au sang de passer des veines dans les artères par les cavités du cœur.

J’ai vu de plus que chez les embryons des animaux, et même des animaux qui ont des poumons, cette disposition est encore très évidente.

Chez le fœtus, il y a quatre vaisseaux qui vont au cœur : la veine cave, l’artère veineuse (veine pulmonaire), la veine artérieuse (artère pulmonaire) et l’aorte ou grande artère. Ces vaisseaux ne présentent pas alors les mêmes rapports que chez l’adulte, ce que savent parfaitement tous les anatomistes.

La veine cave se déverse dans la veine pulmonaire avant de s’ouvrir dans le ventricule droit et de donner naissance à la veine coronaire, un peu au dessus du point où elle sort du foie. Cette union est une anastomose latérale, qui a la forme d’une large ouverture ovale, faisant communiquer abondamment la veine cave et la veine pulmonaire. Ainsi le sang passe, comme par un vaisseau unique, de la veine cave dans la veine pulmonaire, et peut couler à plein flot jusque dans l’oreillette gauche et le ventricule gauche. Au-dessus de cette ouverture ovale, et du côté de la veine pulmonaire, se trouve un opercule, semblable à une fine membrane, plus grand que l’ouverture. Cet opercule, en s’accroissant de tous côtés, finit par obstruer tout à fait l’ouverture et l’oblitérer. Cette membrane est disposée de telle sorte qu’en se relâchant elle laisse la voie ouverte au sang qui passe librement dans le cœur et dans les poumons ; au contraire, elle empêche le sang de retourner dans la veine cave. Aussi, chez le fœtus, le sang passe par cette ouverture de la veine cave dans la veine pulmonaire, et de là dans l’oreillette gauche du cœur ; et, une fois qu’il y est entré, il ne peut revenir sur ses pas.

L’autre anastomose de l’artère pulmonaire a lieu lorsque cette artère sortant du ventricule droit se partage en deux rameaux. À ces deux branches vient s’en ajouter une troisième, c’est le canal artériel, qui se dirige obliquement vers l’aorte dans laquelle il s’ouvre. Il en résulte que chez le fœtus on trouve comme deux aortes, soit deux grands vaisseaux par lesquels l’aorte semble naître du cœur. Le canal artériel, chez l’adulte, diminue, s’atrophie et finalement se dessèche et disparaît tout à fait, comme la veine ombilicale.

Le canal artériel n’a point de membrane intérieure qui empêche le passage du sang dans un sens ou dans l’autre ; car il y a, à l’orifice de l’artère pulmonaire, dont ce canal est, ainsi que je l’ai dit, la continuation, trois valvules sigmoïdes qui regardent en dedans et qui cèdent facilement quand le sang passe du ventricule droit dans l’aorte, mais qui, au contraire, fermant tout à fait l’entrée, empêchent le sang de revenir, des poumons ou de l’aorte, dans le ventricule droit. Il est donc légitime de conclure que chez l’embryon le cœur en se contractant chasse continuellement le sang du ventricule droit dans l’aorte par cette voie.

On dit généralement que ces deux anastomoses, d’ailleurs si évidentes et si considérables, étaient uniquement destinées à la nutrition des poumons, et que chez les adultes, la chaleur et le mouvement des poumons exigeant une nutrition plus considérable, ils s’oblitèrent, disparaissent et deviennent imperméables. Mais cette opinion est peu vraisemblable et peu raisonnable, et c’est aussi une erreur que de regarder le cœur de l’embryon comme oisif, sans action et sans mouvement, et de penser que la nature, pour nourrir les poumons, a dû créer au sang ces deux passages. Ne voyons-nous pas au contraire, dans les œufs que couve une poule, et sur les embryons arrachés de l’utérus de certains animaux, le cœur se mouvoir comme chez les adultes ? La nature n’avait donc pas besoin de ces anastomoses. D’ailleurs ce mouvement du cœur chez l’embryon, dont nous avons souvent été témoins nous-mêmes, Aristote aussi l’affirme[1]. Il est, dit-il, dans la nature du cœur de battre, dès les premiers commencements de la vie ; on peut s’en rendre compte et par les vivisections et par l’étude des poulets dans l’œuf. Bien plus, nous pouvons voir que ces vaisseaux, tant chez l’homme que chez les autres animaux, sont libres et ouverts, non seulement pendant la vie intra-utérine, mais encore pendant plusieurs mois et même pendant quelques années, pour ne pas dire pendant toute la vie, comme chez l’oie et d’autres oiseaux encore, mais surtout sur les petits animaux. C’est peut-être ce qui a fait penser à Botal qu’il avait découvert une nouvelle communication du sang de la veine cave dans le ventricule gauche ; et j’avouerai que moi-même je l’ai cru aussi, ayant trouvé cette communication largement établie sur un gros rat adulte.

Ces faits nous font comprendre comment chez le fœtus humain et chez les animaux, où ces communications ne sont pas détruites, les contractions du cœur chassent le sang de la veine cave dans l’aorte par les deux ventricules à la fois.

Le ventricule droit recevant le sang de l’oreillette le chasse dans la veine artérieuse et dans sa continuation, c’est-à-dire dans le canal artériel, de sorte que le sang est chassé dans l’aorte. En même temps, le ventricule gauche reçoit le sang qui a passé de la veine cave dans l’oreillette gauche par le trou ovale. L’oreillette gauche se contracte, et le ventricule gauche par sa contraction chasse le sang dans cette même artère aorte.

Ainsi chez les fœtus, comme les poumons n’agissent pas et ne servent pas plus que s’ils n’existaient pas, la nature fait usage des deux ventricules, comme d’un seul, pour faire circuler le sang, et la disposition pour les fœtus qui ont des poumons, mais qui ne respirant pas n’en font pas usage, est la même que pour les animaux inférieurs qui n’ont pas de poumons. C’est ce qui démontre jusqu’à l’évidence que les contractions du cœur font circuler le sang de la veine cave dans l’aorte : les voies sont aussi larges, le passage est aussi facile qu’il le serait chez l’homme adulte dont les deux ventricules communiqueraient, la cloison ayant été enlevée. Chez la plupart des animaux, chez tous les animaux à une certaine époque, ces voies de passage sont très largement ouvertes et font circuler le sang à travers les ventricules. Et maintenant pourquoi donc pensons-nous que chez quelques animaux à sang chaud (l’homme par exemple), arrivés à l’âge adulte, ce passage du sang ne se fait pas à travers les poumons, comme il se fait chez le fœtus par ces anastomoses nécessaires, alors que les poumons n’ayant aucun usage ne peuvent être traversés par le sang ? Comment peut-il être préférable (et la nature ne fait que ce qui est préférable à tout le reste) que chez l’adolescent la nature ferme ce passage, tandis que chez le fœtus et tous les animaux, la communication est largement établie ? Et pourquoi la nature, au lieu d’ouvrir d’autres vaisseaux pour le passage du sang, a-t-elle complètement empêché ce passage chez le fœtus ?

Nous voici donc arrivés à ce point que, pour savoir quels sont chez l’homme les vaisseaux par où passe le sang de la veine cave dans le ventricule gauche et la veine pulmonaire, on doit, si l’on veut bien faire, chercher la vérité dans les dissections.

On doit aussi se demander pourquoi, chez les animaux plus parfaits, la nature a voulu que, lorsqu’ils sont adultes, le sang passe à travers le parenchyme pulmonaire, plutôt que par ces larges anastomoses, car on ne peut admettre d’autre voie de communication. Peut-être cela tient-il à ce que, les animaux plus perfectionnés ayant un sang plus chaud, leur chaleur, lorsqu’ils sont adultes, les consume et tend à les suffoquer. C’est pourquoi le sang passe et filtre à travers les poumons pour être rafraichi par l’air aspiré, et pour que l’individu soit préservé par là contre l’ébullition, la suffocation ou quelque chose de semblable. Mais, pour déterminer nettement ces fonctions et en donner la raison, ce serait en vérité examiner quelles sont les fonctions des poumons. Il est vrai, j’ai recueilli un grand nombre d’observations sur les mouvements et les fonctions des poumons, sur la respiration, sur le besoin d’air et sur différents phénomènes de la respiration dont j’ai été témoin chez plusieurs animaux. Néanmoins, comme je ne veux pas ici m’écarter de l’étude que je me suis proposée, à savoir celle des mouvements et des fonctions du cœur, pour ne pas troubler cette étude ou chercher à échapper à la solution de ce problème, je me propose d’exposer ailleurs mes idées là-dessus dans un traité particulier, et je reviens aux phénomènes ayant trait à la question que je me suis posée.

Chez les animaux supérieurs et à sang chaud, quand ils sont adultes, je dis que le sang est poussé par le ventricule droit dans l’artère pulmonaire et dans les poumons, que de là il va dans la veine pulmonaire, puis dans l’oreillette gauche, et enfin dans le ventricule gauche. Je vais chercher à prouver : d’abord qu’il peut en être ainsi, et ensuite qu’il en est ainsi.


  1. De respir., lib. III.