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La Comtesse d’Albany/01

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La Comtesse d’Albany
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 257-292).
II  ►
LA
COMTESSE D'ALBANY

I.
LOUISE DE STOLBERG ET CHARLES-EDOUARD.

Die Gräfin von Albany, von Alfred von Reumont, 2 vol. Berlin 1860.

Le dernier héritier d’une race royale tragiquement tombée du trône d’Angleterre, une jeune princesse allemande sortie d’un couvent de Belgique pour être la compagne de ce roi sans royaume, un illustre poète italien qui devient amoureux de cette reine et qui l’enlève à son mari, un peintre du midi de la France qui finit par hériter du prince et du poète et entre les mains duquel se réunissent tous les souvenirs de cette histoire, tels sont les personnages du drame que j’ai à raconter. Le prince est ce hardi prétendant, Charles-Edouard, dont la jeunesse fut si héroïquement aventureuse ; la jeune femme est la princesse Louise de Stolberg, reine d’Angleterre, comme elle s’appelait d’abord, comtesse d’Albany, comme l’appelle l’histoire ; le poète est Victor Alfieri ; le peintre se nomme François-Xavier Fabre.

Par quel concours de circonstances des personnes de conditions si diverses se sont-elles trouvées réunies dans ce romanesque imbroglio ? Quel a été le rôle de chacune d’elles ? Comment cet épisode se rattache-t-il à l’histoire générale ? Quel jour nouveau peut-il répandre sur la société européenne à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre ? Ces questions et bien d’autres encore s’offrent d’elles-mêmes à la pensée quand on prononce le nom de la Comtesse d’Albany. On connaissait déjà les principaux détails de ces aventures, Alfieri en parle dans ses mémoires, la bibliothèque et le musée de Montpellier en conservent de curieux témoignages ; plusieurs écrivains anglais ou français, italiens ou allemands, ont esquissé le portrait de la comtesse et raconté quelques pages de sa vie : personne encore n’en avait tracé un tableau complet comme vient de le faire un éminent historien diplomate, le dernier représentant de la cour de Berlin auprès de l’ancien grand-duc de Toscane, M. le baron Alfred de Reumont.

M. de Reumont est un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire de l’Italie moderne. Attaché pendant bien des années à la cour de Florence par ses fonctions diplomatiques, il était presque devenu Toscan et Italien. On comprend qu’un ministre, un chargé d’affaires de Prusse ne dût pas avoir des occupations très urgentes à la cour d’un grand-duc de Toscane ; la principale mission de M. de Reumont, à ce qu’il semble, était de représenter auprès de la société italienne la studieuse curiosité de l’esprit allemand. Nul ne pouvait mieux remplir cette tâche : disciple de M. Léopold Ranke, il avait, comme lui, le goût des recherches patientes et des découvertes historiques. On sait avec quel bonheur M. Ranke a fouillé les archives vénitiennes, avec quel art il a renouvelé maintes parties de l’histoire moderne, grâce aux relations des envoyés du conseil des dix ; c’est surtout la connaissance approfondie des documens diplomatiques qui a fait à M. Léopold Ranke une place originale parmi les historiens de nos jours. Les leçons et l’exemple d’un tel maître avaient très bien préparé le savant diplomate berlinois aux études que lui indiquait si naturellement son poste en Italie. Interroger les bibliothèques, compulser les archives, pénétrer dans les dépôts les plus secrets, ce fut la grande affaire et la joie de M. de Reumont. L’Italie entière a été l’objet de ses recherches : on a de lui des pages fort intéressantes sur plusieurs épisodes de l’histoire du saint-siège au XVIe et au XIXe siècle, il a consacré deux volumes à la peinture de Naples sous la domination espagnole ; mais c’est surtout Florence qui était le théâtre et l’objet de ses investigations. Au moment où de jeunes érudits florentins, les fondateurs de lArchivio storico italiano, travaillaient avec tant de zèle à la renaissance de la critique historique dans leur pays, M. de Reumont était heureux de s’associer à leur œuvre et d’en propager le succès. On a remarqué souvent dans la Gazette d’Augsbourg des analyses très bien faites des publications de lArchivio ; c’était le ministre de Prusse à Florence qui signalait à l’Allemagne ce noble foyer d’études trop peu connu de la France et du reste de l’Europe[1].

Lui-même il contribuait pour une part importante à cette vaste enquête historique ; la Toscane du passé et la Toscane contemporaine, la Florence des trois derniers siècles et la Florence de nos jours lui avaient livré tous leurs secrets. Il aimait à étudier les détails inconnus, les épisodes laissés dans l’ombre ; il prenait plaisir à mettre en scène les personnages dont la biographie se rattache à l’histoire générale ; les diplomates, les artistes, les savans, les théologiens, les membres étrangers ou nationaux de l'Academia della Crusca, fournissaient des occasions heureuses à sa fine et précise érudition ; souvent il s’amusait à recomposer les annales d’une famille, à suivre la généalogie d’une race illustre, et après avoir raconté les aventures des Colonna, des Borghèse, des Strozzi, des Trivulce, des Barberini, il allait chercher jusque dans le XIIIe siècle les ancêtres des Bonaparte de Toscane. Je le répète, c’était Florence qui l’intéressait entre toutes les cités italiennes ; si les événemens politiques l’obligeaient à quitter la ville de Dante et de Galilée, si par exemple en 1849 il suivait le pape à Gaëte avec le corps diplomatique, il s’empressait de revenir à Florence dès que son devoir le permettait, et après avoir raconté ses souvenirs, après avoir peint l’exil de Pie IX ou l’occupation de la république de Saint-Marin par les corps francs de Garibaldi, il reprenait bien vite ses chères études d’érudition et d’art sur la société florentine depuis la renaissance jusqu’à nos jours. Tous ces tableaux si curieux ne remplissent pas moins de six volumes ; l’auteur les a intitulés Études pour servir à l’histoire d’Italie, et il en fait hommage à M. Léopold Ranke. « Mon ami, dit-il à l’illustre historien, dans vos études sur l’Italie vous avez tracé les grandes routes ; moi, je n’ai fait que suivre les sentiers. J’espère pourtant que ces investigations de détails ne seront pas inutiles à l’histoire des idées et des mœurs. » La critique a confirmé ces paroles. Si les sentiers de M. de Reumont ne nous conduisent pas vers les lieux où s’accomplissent les événemens décisifs de l’histoire, les personnages qu’il y rencontre nous expliquent bien des secrets de la société italienne. Désormais, pour connaître exactement les traditions de la péninsule, il faudra quitter plus d’une fois les routes royales et s’engager avec le diplomate allemand dans les chemins oubliés.

Parmi les épisodes qui attiraient M. de Reumont, il en est un qui semble lui avoir inspiré une prédilection particulière. L’histoire de la comtesse d’Albany, on le devine, a été pendant bien des années l’objet de ses recherches et de ses méditations. Ce ne sont plus des fragmens qu’il rassemble, c’est tout un livre, un livre en deux volumes, consacré à la veuve du dernier des Stuarts. Documens mis au jour ou restés inédits, traditions publiques, traditions privées, jugemens des écrivains de l’époque et souvenirs des témoins survivans, l’auteur a tout réuni avec un soin religieux. Il a la prétention d’être complet. À mon avis, il l’est beaucoup trop ; un peu plus d’art en telle matière aurait mieux convenu que cette accumulation de détails souvent inutiles et de textes quelquefois sans valeur. Ce n’est pas ainsi que procède M. Léopold Ranke, et M. de Reumont lui-même dans ses précédentes études savait se montrer plus sobre. Le diplomate en maints endroits a fait grand tort à l’historien, M. de Reumont connaît si bien les lois de l’étiquette, il a un respect si profond de l’aristocratie européenne, qu’il lui en coûte de rencontrer sur son chemin un personnage considérable sans lui faire aussitôt mille cérémonies. Il le salue, il énumère ses titres, il expose sa généalogie. On pourrait citer tel chapitre de ce livre qui ressemble à un article de l'Almanach de Gotha. Malgré ces défauts, l’ouvrage de M. de Reumont mérite une attention sérieuse, et l’on doit des remercîmens à l’auteur pour le soin qu’il a pris de recueillir ainsi toutes les informations, de confronter tous les témoins. Si nous pouvons dessiner d’un trait sûr la physionomie de la royale comtesse, si nous parvenons à entrevoir toute la vérité derrière les voiles mystérieux qui la couvraient plus qu’à demi, n’oublions pas que ce guide savant et scrupuleux a bien simplifié notre tâche.


I

Au mois d’août de l’année 1771, le prince Charles-Edouard, qui se trouvait alors à Sienne, fut mandé subitement à Paris par M. le duc d’Aiguillon, ministre des affaires étrangères. On sait que Charles-Édouard, fils du prétendant, petit-fils de Jacques II, arrière-petit-fils de Charles Ier, était alors le dernier des Stuarts, ou du moins le dernier représentant de leur cause, son frère cadet, le duc d’York, ayant quitté le monde pour l’église et reçu à l’âge de vingt-deux ans le chapeau de cardinal. Charles-Edouard, accompagné d’un seul serviteur, part de Sienne le 17 août ; il traverse Florence, Bologne, Modène, et, dépistant les espions que l’Angleterre entretenait autour de lui, il fait répandre le bruit qu’il se dirige vers la Pologne, où l’appelaient des parens de sa mère, Marie-Clémentine Sobieska. Quelques jours après, il arrive à Paris. Un de ses cousins du côté gauche, le duc de Fitz-James, est chargé de le voir secrètement et de lui transmettre les propositions du cabinet de Versailles. L’héritier des Stuarts recevra du gouvernement français, une rente annuelle de deux cent quarante mille livres à la condition de se choisir une compagne et de l’épouser au plus tôt. Pour lui épargner les embarras du choix, on a bien voulu se charger de ce soin ; l’épouse qu’on lui propose est la princesse de Stolberg, dont la sœur vient de se marier précisément avec le fils aîné du duc de Fitz-James. Ces Fitz-James, il est vrai, étaient des bâtards de Jacques II ; mais le chef de cette branche quasi-royale était ce fameux Benwick, un émule de Vendôme et de Villars, un vaillant défenseur de la France contre l’Europe coalisée, et qui, nommé maréchal par Louis XIV, mourut en soldat sous Louis XV au siège de Philipsbourg. À coup sûr, il était bien autrement légitimé par ses victoires que ces enfans naturels du grand roi dont les princes du sang n’avaient pas dédaigné l’alliance. Il n’y avait donc rien dans cette combinaison qui pût empêcher Charles-Edouard d’accepter cette rente de deux cent quarante mille livres et de se prêter aux plans de la politique française.

Quels étaient ces plans ? Quel genre de services pouvait rendre Charles-Edouard ? Il est indispensable pour le savoir de rappeler sa vie en peu de mots. On était déjà bien loin du temps où le jeune prince avait pu soulever une guerre civile en Angleterre, et, par cette diversion inattendue, servir si énergiquement le succès de nos armes. En 1745, ayant vingt-cinq ans à peine, il aborde en Écosse et paraît au milieu des clans. Sept officiers seulement l’accompagnent, et il n’a pour toute ressource qu’une cinquantaine de mille francs, dix-huit cents sabres, douze cents fusils ; quelques semaines après, il commande une armée de montagnards qui va grossissant d’heure en heure. Le voilà bientôt maître d’Edimbourg, et il écrase dans les plaines de Preston-Pans les troupes du général Cope (2 octobre). « Un enfant, dit le grand Frédéric, un enfant débarqué eu Écosse sans troupes et sans secours force le roi George à rappeler ses Anglais, qui défendaient la Flandre, pour soutenir son trône ébranlé. » On connaît les tristes suites de cette expédition commencée d’une manière si héroïque et si brillante, on sait l’impuissance des efforts de Charles-Edouard, sa défaite à Culloden (27 avril 1746), sa fuite, ses aventures, les dangers continuels auxquels il dispute sa vie. Voltaire, ému de tant de courage et de malheurs, nous l’a montré errant à travers les Orcades, passant d’une île à l’autre pour échapper à la poursuite acharnée du duc de Cumberland, tantôt gagnant une île déserte et obligé de cacher sa barque derrière les rochers du rivage, tantôt enfermé de longs jours au fond d’une caverne, souffrant de la faim, exténué de fatigue, abattu par la maladie, attendant en vain des secours de France, ne recevant d’Angleterre que des nouvelles désastreuses, et le cœur déchiré par les cris de ses partisans, sur lesquels l’odieux Cumberland, le vaincu de Fontenoy, exerce d’épouvantables vengeances. Ce que l’on connaît beaucoup moins, c’est la seconde partie de sa vie dans la retraite que les événemens lui imposèrent. Le 10 octobre 1746, il avait débarqué sur nos côtes de Bretagne, à Roscoff, près de Morlaix, avec un petit nombre de ses compagnons ; arrivé bientôt à Paris, accueilli comme un héros par la cour et la ville, il n’avait pu obtenir toutefois que le gouvernement de Louis XV lui vînt ouvertement et efficacement en aide pour une seconde expédition en Angleterre. Ses tentatives auprès de la cour d’Espagne ne furent pas plus heureuses. Frédéric le Grand, qui admirait son courage, ne pouvait accorder une complète sympathie à sa cause, et c’est vainement aussi qu’il tourna les yeux de ce côté. Il restait donc à Paris, sombre et morne, sinon découragé, lorsqu’un coup inattendu vint anéantir ses dernières espérances. Louis XV, par le traité d’Aix-la-Chapelle, consentait à interdire le séjour de la France au vaincu de Culloden. Le petit-fils de ce Jacques II à qui Louis XIV avait accordé une si magnifique hospitalité dans le château de Saint-Germain était expulsé de nos frontières sur l’ordre de la dynastie de Hanovre. Le roi, pour atténuer l’odieux d’une telle mesure, lui offrait en Suisse, à Fribourg, un établissement digne de sa naissance. « Je ne veux point partir, répondait Charles-Edouard ; je ne céderai qu’à la force, et ce ne sera pas sans avoir résisté. » Il se sentait soutenu par l’opinion. Le dauphin, père de Louis XVI, les plus nobles seigneurs de la cour, tous les écrits généreux se révoltaient contre cette clause si peu française. Le jeune prince avait barricadé son hôtel, et jurait d’y soutenir un siège, s’il le fallait, comme Charles XII à Bender. En attendant, il bravait l’ennemi ; on le voyait souvent à l’Opéra, et chacun admirait sa bonne mine et sa fierté. C’est là qu’il fut arrêté le 11 décembre 1748 par le duc de Biron, commandant des gardes françaises, au milieu des murmures de la foule. Saisi et garrotté comme un malfaiteur, le héros de Preston-Pans fut livré à M. le comte de Vaudreuil, commandant supérieur de la gendarmerie, qui le fit incarcérer au château de Vincennes. Quelques jours après, on le conduisait à la frontière.

« Depuis ce temps, dit Voltaire, Charles-Edouard se cacha au reste du monde. » Cette vie cachée eut encore ses angoisses et ses épreuves. Pendant bien des années, il chercha en vain une demeure hospitalière. Chassé d’Avignon, on le croit du moins, par le gouvernement pontifical, qui redoutait les menaces de l’Angleterre, il disparut subitement. S’était-il réfugié en Espagne, en Allemagne, en Pologne ? Quelque seigneur de France, en dépit des ordres de Louis XV, lui avait-il donné un asile ? On se perdait en conjectures, et toutes les recherches étaient inutiles. Une chose certaine, c’est que, changeant sans cesse de séjour comme de nom et de costume, il voulait surtout échapper à la surveillance de la maison de Hanovre. On a su plus tard qu’en 1750 il était allé secrètement en Angleterre, qu’il avait passé plusieurs jours à Londres, qu’il avait en une conférence dans une maison de Pall-Mall avec une cinquantaine de jacobites, au nombre desquels se trouvaient le duc de Beaufort, le lord Somerset et le comte de Westmoreland ; on croit même qu’il renouvela cette visite deux ou trois ans après. Cette vague tradition a été consacrée par Walter Scott ; le grand romancier, dans son Redgauntle, a raconté ces dernières et mystérieuses tentatives du prétendant, comme il avait peint dans Waverley l’éclatante levée d’armes de 1745. Au milieu de cette vie errante, Charles-Edouard avait auprès de lui une compagne dont ses amis avaient essayé vainement de le séparer. Miss Clémentine Walkinshaw était fille d’un serviteur dévoué de Jacques III et filleule de Marie-Clémentine Sobieska ; le jeune prince la trouva en Écosse au milieu de ses aventures guerrières. Jeune, belle, ardemment aimée, elle ne résista pas à un amour qu’environnaient tant de prestiges. Lorsque Charles-Edouard, après tous ses malheurs, fut revenu sur le continent, miss Walkinshaw s’empressa de le rejoindre et s’attacha fidèlement à ses pas. On la prenait pour sa femme légitime ; elle portait son nom, faisait chez lui les honneurs, et pendant son séjour à Liège, en 1753, elle lui donna une fille qui fut appelée Charlotte Stuart. Les partisans du prince déploraient cette situation ; comment pouvait-il oublier ainsi ses devoirs, au lieu de préparer le succès de sa cause par un mariage digne de lui ? Ajoutez que miss Clémentine était suspecte aux principaux chefs jacobites. Sa sœur était attachée à la maison de la princesse de Galles, et l’on affirmait que bien des plans, bien des secrets de Charles-Edouard et de ses amis avaient été livrés par elle au gouvernement anglais. Trahison ou légèreté, peu importe, la compagne de Charles-Edouard était devenue odieuse à son parti. La chose alla si loin, qu’un des agens les plus dévoués des Stuarts, l’Irlandais Macnamara, fut expressément chargé par ses compagnons d’aller faire des représentations au prince et d’exiger de lui, au nom de tout un parti, l’éloignement de sa maîtresse. Charles-Edouard était fier ; cette injonction, si respectueuse pourtant, et dont la liberté même attestait un tendre dévouement à sa personne, l’irrita profondément. « Je ne reconnais à personne, dit-il, le droit de se mêler de mes affaires personnelles. On ne profitera pas de mes infortunes pour me faire la loi. C’est pour moi une question d’honneur. J’aimerais mieux voir ma cause à jamais perdue que de faire le moindre sacrifice à ma dignité. » Macnamara, en se retirant, ne put contenir l’expression de sa douleur et de son blâme. « Quel crime, lui dit-il amèrement, quel crime a donc commis votre famille pour avoir ainsi de siècle en siècle attiré la colère du ciel sur tous ses membres ? »

Quelques années plus tard, cette rupture, qu’il avait si obstinément refusée à ses amis, s’accomplissait d’une autre façon, et au grand détriment de sa dignité. Il n’avait pas voulu quitter miss Walkinshaw, miss Walkinshaw le quitta. Le 22 juillet 1760, — ils habitaient alors une maison de campagne dans le pays de Liège, non loin du château de Bouillon, — la compagne de Charles-Edouard partit secrètement avec sa fille et se rendit à Paris. La cause de ce départ est demeurée assez obscure : les uns prétendent que le prince, naturellement violent et de plus en plus aigri par le malheur, se livrait souvent à des brutalités indignes ; selon d’autres, le père et la mère n’avaient pu se mettre d’accord sur l’éducation de leur fille, miss Clémentine voulant la placer dans un couvent, et Charles-Edouard exigeant qu’elle restât auprès de lui. Il est permis de croire que ces deux motifs étaient également vrais lorsqu’on voit miss Walkinshaw s’établir à Paris, confier son enfant à une communauté de religieuses, et invoquer pour elle-même la protection de l’autorité française. Ce fut un coup terrible pour Charles-Edouard. Blâmé par ses amis, abandonné de la femme qui était depuis quinze ans associée à sa fortune, privé si cruellement des caresses de sa fille, la solitude lui devint odieuse. Son père même, celui qu’on appelait le prétendant ou le chevalier de Saint-George, celui qui prenait encore le nom de Jacques III et qui avait à Rome une espèce de cour, son père, le roi de la Grande-Bretagne, s’était déclaré contre lui, car il avait encouragé la résolution de miss Clémentine Walkinshaw, et il lui fournissait les secours dont elle avait besoin. Ainsi ce téméraire jeune homme qui avait commencé si brillamment la conquête d’un royaume et dont le nom était encore associé à tant de poétiques légendes dans les montagnes d’Ecosse, se voyait par sa faute abandonné de tous les siens. Furieux et impuissant, sa raison se voila, son courage s’éteignit ; pour s’étourdir, il chercha de lâches consolations dans l’ivresse. Qui aurait pu reconnaître chez ce malheureux abruti par le vin le vaillant capitaine de Preston-Pans, l’héroïque fugitif des Orcades ?

Il est malheureusement impossible de révoquer en doute cet avilissement de Charles-Edouard. Au printemps de l’année 1761, l’ambassadeur d’Angleterre auprès de la cour de France, lord Stanley, écrivait ces mots : « J’apprends que le fils du prétendant se met à boire dès qu’il se lève, et que chaque soir ses valets sont obligés de le porter ivre-mort dans son lit. Les émigrés eux-mêmes commencent à faire peu de cas de sa personne… » Ces grossières habitudes, qui ne le quittèrent plus, éloignèrent en effet un grand nombre de ses anciens partisans. Son père, son frère le cardinal eussent essayé en vain de le rappeler au sentiment de lui-même ; il passait des années entières sans leur donner signe de vie. À la mort de son père, en 1766, il quitta sa résidence du pays de Liège ; il vint présider à Rome cette petite cour organisée un peu puérilement par Jacques III, et qui ne rappelait guère, faute d’argent, celle de Jacques II à Saint-Germain. La responsabilité nouvelle qui pesait sur lui, ce titre de roi qu’il portait, les marques de dévouement que lui prodiguait encore son entourage, la présence et les conseils de son frère, rien ne put l’arracher à l’ivrognerie. Il signor principe, ainsi l’appelaient les Romains, continuait à chercher dans le vin l’oubli de ses infortunes, et une fois ivre il battait ses gens, ses amis, les lords et les barons de sa cour, comme il battait à Preston-Pans les soldats du général Cope. Un jour, en 1770, le duc de Choiseul, qui avait songé un instant à la restauration des Stuarts, fait exprimer au prétendant le désir de lui parler très confidentiellement à Paris. Charles-Edouard arrive, et rendez-vous est pris pour le soir même, à minuit, dans l’hôtel du duc de Choiseul. La conférence doit avoir lieu en présence du maréchal de Broglie, chargé de soumettre au prince le plan d’une descente en Angleterre. À l’heure convenue, le duc et le maréchal sont là, munis d’instructions et de notes ; Charles-Edouard ne paraît pas. Ils attendent, ils attendent encore, espérant qu’il va venir d’un instant à l’autre. Une demi-heure se passe, l’heure s’écoule. Enfin le maréchal s’apprête à prendre congé de son hôte quand un roulement de voiture se fait entendre dans la cour. Quelques instans après, Charles-Edouard entrait dans le salon, mais si complètement ivre, qu’il eût été incapable de soutenir la moindre conversation. Le duc de Choiseul vit bien qu’il n’y avait rien à faire avec un prétendant comme celui-là, et dès le lendemain il lui donna l’ordre de quitter la France au plus tôt.

Tel était l’homme que le duc d’Aiguillon faisait venir à Paris l’année suivante, en 1771, et à qui il offrait, au nom de la France, une pension de 240,000 livres, s’il consentait à épouser sans délai la jeune princesse de Stolberg. Puisqu’on ne pouvait faire de Charles-Edouard un chef d’expédition capable de tenir l’Angleterre en échec, on voulait du moins qu’il laissât des héritiers, que la famille des Stuarts ne s’éteignît pas, que le parti jacobite fût toujours soutenu par l’espérance, et que ces divisions de la Grande-Bretagne pussent servir à point nommé les intérêts de la France. Le duc d’Aiguillon ne s’adressait plus, comme le duc de Choiseul, au héros d’Edimbourg et de Preston-Pans ; il lui disait simplement : « Soyez époux et père… » Égoïstes calculs de la politique ! Le ministre de Louis XV s’était-il demandé si Charles-Edouard, avec ses habitudes invétérées d’ivrognerie, n’était pas, à cinquante et un ans, le plus misérable des vieillards, et si une âme pouvant encore aimer habitait les ruines de son corps ?

II

La jeune femme que le duc d’Aiguillon destinait à ce vieillard n’avait pas accompli sa dix-neuvième année. Louise-Maximiliane-Caroline-Emmanuel, princesse de Stolberg, était née à Mons, en Belgique, le 20 septembre 1752. Elle appartenait par son père à l’une des plus nobles familles de la Thuringe, et se rattachait par sa mère, fille du prince de Hornes, à l’antique lignée de Robert Bruce, qui donna des rois à l’Ecosse du moyen âge. Son père, le prince Gustave-Adolphe de Stolberg-Gedern, étant mort dans cette bataille de Leuthen où le grand Frédéric défit si complètement le prince de Lorraine et le maréchal Daun malgré la supériorité de leurs forces, la princesse se trouva veuve bien jeune encore avec quatre filles, dont la dernière n’avait que trois ans. L’impératrice Marie-Thérèse n’oublia pas la famille du général qui était mort sous ses drapeaux ; elle accorda une pension à sa veuve et assura le sort de ses filles. Il y avait alors dans les possessions flamandes de la maison d’Autriche des abbayes pourvues de dotations considérables, et dont les dignités, c’est-à-dire les revenus, appartenaient de droit à la plus haute aristocratie de l’empire. On choisissait les abbesses, les supérieures, parmi les princesses des maisons souveraines, et pour mériter le titre de chanoinesse il fallait montrer dans sa famille, tant en ligne maternelle que paternelle, au moins huit générations de nobles. Les filles de la princesse de Stolberg obtinrent tour à tour cette distinction, qui leur procura de riches mariages, car les chanoinesses de ces abbayes ne faisaient pas vœu de renoncer au monde ; elles trouvaient au contraire dans cette singulière alliance avec l’église une occasion de briller plus sûrement parmi les privilégiés de la fortune. Élevée d’abord dans un couvent, Louise de Stolberg fut bientôt chanoinesse comme ses sœurs, et chanoinesse de l’abbaye de Sainte-Vandru, dont la supérieure était la princesse de Lorraine Anne-Charlotte, sœur de l’empereur d’Allemagne François Ier, belle-sœur de l’impératrice Marie-Thérèse. Dès l’âge de dix-sept ans, la jeune chanoinesse attirait tous les regards dans cette société d’élite. Si elle était Allemande par la naissance et par le nom, elle était surtout Française par le tour de ses idées, et tous les prestiges de la grâce étaient encore embellis chez elle par une merveilleuse vivacité d’esprit. Instruite sans pédantisme, passionnée pour les arts sans nulle affectation, Louise de Stolberg semblait faite pour régner avec grâce sur l’aristocratie intellectuelle de son époque, dans les plus pures régions de la société polie.

Sans doute elle ne connaissait de la vie de Charles-Edouard que sa période héroïque, la période de 1745 à 1748, lorsque le duc de Fitz-James vint lui offrir la main de l’héritier des Stuarts. Comment une telle offre ne l’eût-elle point séduite ? « C’était une couronne qu’on lui présentait, dit M. de Reumont, une couronne tombée assurément, mais si brillante encore de l’éclat que lui avaient donné plusieurs siècles sur un des premiers trônes de l’univers, une couronne illustre autrefois et consacrée de nouveau par la majesté de l’infortune, par le dévouement de ses serviteurs, par le hardi courage de l’homme qui avait essayé de la ressaisir tout entière. »

L’affaire fut menée secrètement. La mère de la princesse ne demanda pas l’autorisation de l’impératrice Marie-Thérèse, craignant que la politique autrichienne ne s’opposât à un mariage qui devait nécessairement irriter l’Angleterre ; elle se rendit à Paris avec sa fille, et c’est là que le mariage fut contracté par procuration le 28 mars 1772. Le duc de Fitz-James avait reçu tous les pouvoirs de Charles-Edouard pour signer l’acte en son nom. La jeune femme, accompagnée de sa mère, se rendit ensuite à Venise et s’y embarqua pour Ancône. C’était dans la Marche d’Ancône, à Lorette, que le mariage devait être célébré ; mais, des difficultés étant survenues, une grande famille italienne établie non loin d’Ancône, à Macerata, la famille Compagnoni Marefochi, offrit au prince son château pour la cérémonie. Charles-Edouard s’y était rendu en toute hâte dès qu’il avait appris le départ de sa fiancée, chargeant un de ses amis, lord Carlyll, d’aller recevoir la princesse à Lorette et de la conduire à Macerata. La célébration du mariage eut lieu le 17 avril 1772. C’était, chose singulière, un vendredi saint. Monseigneur Peruzzini, évêque de Macerata et de Tolentino, bénit l’union des fiancés dans la chapelle du château en présence d’un petit nombre de témoins. Charles-Edouard n’avait oublié aucun de ses titres ; ce vieillard, usé par l’intempérance, qui s’agenouille péniblement sur ces coussins de velours auprès de cette jeune femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds, éblouissante de grâce et de beauté, c’est Charles III, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, défenseur de la foi. Les témoins étaient sir Edmond Ryan, major au régiment de Berwick, Mgr Ranieri Finochetti, gouverneur-général des Marches, Camille Compagnoni Marefochi et Antoine-François Palmucci de Pellicani, patriciens de Macerata. Une médaille fut frappée pour perpétuer le souvenir de cet événement ; sur l’une des faces, on voyait le portrait de Charles-Edouard, sur l’autre celui de la jeune femme, et la légende, inscrite aussi sur la muraille de la chapelle, portait ces mots en latin : Charles III, né en 1720, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, 1760. Louise, reine d’Angleterre, de France et d’Irlande. 1772.

Deux jours après le mariage, le soir de Pâques, les nouveaux époux quittèrent le château de Macerata et se dirigèrent à petites journées vers Rome, où ils firent leur entrée le 22 avril. Ce fut presque une entrée royale. Charles-Edouard, depuis six ans, était en instance auprès de la cour de Rome pour obtenir la reconnaissance de son titre de roi, comme son père l’avait obtenue naguère du pape Clément XI. Espérant toujours que le souverain pontife finirait par lui accorder cette faveur, dont Jacques III avait joui pendant quarante-huit ans, il n’avait rien négligé pour maintenir son rang dans une occasion aussi solennelle. Quatre courriers galopaient devant les équipages ; puis venaient cinq voitures attelées de six chevaux, la première, où se trouvaient le prince et la princesse, les deux suivantes, réservées à la maison de Charles III, les deux dernières au cardinal d’York et à ses gens. Une foule immense se pressait sur leur passage ; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de ces spectacles, et l’on peut dire que l’entrée de Charles III avec sa jeune femme dans la capitale du monde catholique fut un des événemens de l’année 1772, événement d’un jour, et bien vite oublié. Ce bruit, cet éclat, ce concours du peuple, tout cela ne valait point pour Charles-Edouard un simple mot tombé de la bouche du pape. Vainement fit-il notifier au cardinal secrétaire d’état l’arrivée du roi et de la reine d’Angleterre ; on n’était plus au temps de Clément XI, et le sage Clément XIV, assis alors sur le siège de saint Pierre, ne voulait pas exposer le gouvernement romain à des difficultés graves pour l’inutile et dangereux plaisir de protester contre les arrêts de l’histoire.

Lorsque le président de Brosses, en 1739, visitait la ville de Rome, il pouvait dire à propos du fils de Jacques II, père de Charles-Edouard : « On le traite ici avec toute la considération due à une majesté reconnue pour telle. Il habite place des Saints-Apôtres, dans un vaste logement. Les troupes du pape y montent la garde comme à Monte-Cavallo, et l’accompagnent lorsqu’il sort… Il ne manque pas de dignité dans ses manières. Je n’ai vu aucun prince tenir un grand cercle avec autant de grâce et de noblesse[2]. » En 1772, il n’y avait plus à Rome de roi d’Angleterre reconnu par le saint-siège, il n’y avait plus de garde papale à la porte de son hôtel, plus de cortège militaire pour l’escorter par la ville ; le prétendu Charles III était simplement Charles Stuart, ou bien encore le comte d’Albany, comme il se nommait lui-même dans ses voyages. Quant à la reine Louise, le peuple romain, pour ne pas lui enlever tout à fait sa royauté, l’appelait la « reine des apôtres, » du nom de la place où était situé le palais Muti, occupé depuis un demi-siècle par les descendans de Charles Ier. Elle aurait pu être la reine des salons de Rome, s’il y avait eu à Rome des salons ou le roi et la reine d’Angleterre eussent pu maintenir leur rang. Plus tard, auprès d’un des rois de la poésie, la princesse Louise retrouvera sa royauté perdue ; elle aura une cour d’écrivains et d’artistes, elle distribuera des grâces, et le chantre des Méditations, jeune, inconnu, d’une voix timide, ira lire et faire consacrer ses premiers vers dans le royal salon de la comtesse d’Albany. En attendant ces jours de fête, les prétentions de Charles-Édouard la condamnaient à l’isolement.

Est-il vrai, comme le dit M. de Bonstetten, qui la vit en 1774 dans le palais de la place des Apôtres, est-il vrai qu’elle trouvât les Romains bien ennuyeux ? Ce qui causait surtout son ennui, c’était la vie de Rome telle que la lui imposait sa situation de reine non reconnue. De 1772 à 1774, ce fut une pauvre cour que la cour du palazzo Muti. « On y voit, dit M. de Bonstetten, trois ou quatre gentilshommes avec leurs femmes, amis fidèles à qui le prétendant raconte pour la centième fois ses aventures de la campagne d’Ecosse. La reine, de moyenne taille, est blonde, avec des yeux d’un bleu foncé ; elle a le nez légèrement retroussé et un teint d’une blancheur éclatante, comme celui d’une Anglaise. Sa physionomie, aimable et vive, a quelque chose d’espiègle et de provoquant. » Se figure-t-on bien cette jeune femme espiègle dans cette cour de vieux jacobites ? Elle riait de son rire le plus franc, dit encore M. de Bonstetten, lorsque Charles-Édouard racontait qu’il avait été obligé de se déguiser en femme pour échapper aux espions du duc de Cumberland. Je veux bien que l’histoire fût plaisante ; à la longue cependant, l’intérêt devait s’affaiblir. Tandis que ces éternelles narrations occupaient la cour solitaire du palais Muti, la société romaine offrait un spectacle plein de vie et de mouvement. C’était l’époque où se préparait la suppression des jésuites. Jamais la diplomatie n’avait été plus active, plus brillante, jamais elle n’avait joué à Rome un rôle si curieux et si considérable. À sa tête marchaient les deux ambassadeurs d’Espagne et de France, don Joseph Moñino, le futur comte de Florida-Blanca, et ce sémillant cardinal de Bernis, qui, dans ses fêtes magnifiques, enseignait si spirituellement à l’aristocratie romaine les élégances de Paris et de Versailles. L’enthousiasme des arts, le culte des grands monumens du passé, étaient toujours la passion d’une société d’élite. Le pape Clément XIV, malgré la simplicité de ses goûts, avait servi efficacement cette passion tout italienne : c’est à lui qu’appartient l’honneur d’avoir commencé l’établissement de ce musée incomparable, la gloire du Vatican. Des fouilles importantes accomplies sous son règne avaient arraché à la poussière des siècles les plus précieux trésors. Jean-Baptiste Visconti, inspecteur des antiquités et directeur des fouilles depuis la mort de Winckelmann, était le conseiller de Clément XIV, on pourrait dire son secrétaire d’état au département des beaux-arts. Il avait pour auxiliaire son propre fils, Ennio Quirino Visconti, qui, à peine âgé de vingt ans, étonnait les maîtres de l’érudition italienne par l’étendue de son savoir, la sagacité de sa critique, et la justesse de son goût. Auprès d’eux brillaient Stefano Borgia, érudit et antiquaire du premier ordre, Jean Bottari, si curieusement initié à l’histoire des peintres italiens, le premier qui ait entrepris de rectifier, de compléter les biographies de Vasari, et à qui l’on doit en outre une collection si intéressante des lettres, des artistes ; Benoît Stai, qui avait poétiquement traduit dans la langue de Virgile les systèmes de Descartes et de Newton ; les doctes et spirituels jésuites Raymond Cunich et Jules-César Cordara, le premier tout occupé d’Homère, le second qui venait de raconter avec enthousiasme l’expédition de Charles-Edouard en Écosse. D’habiles artistes tenaient dignement leur place à côté de ces savans hommes : il suffit de citer Raphaël Mengs, Pompeo Batoni, Paolo Pannini, Angelica Kaufmann, talens ingénieux et brillans qui représentaient en ses directions variées la peinture du XVIIIe siècle, tandis que l’architecture était honorée encore par des maîtres tels que Simonetti et Antonio Selva. Seule, la littérature d’imagination est insignifiante dans cette période. N’oublions pas toutefois que c’est précisément l’heure où la plus illustre des improvisatrices modernes, Corilla Olympica, est couronnée au Capitole. Non, la société romaine ne manquait point de mouvement ni d’éclat. Si la reine Louise avait pu se nommer dès lors la comtesse d’Albany, si elle avait pu se mêler sans prétentions royales à la vie des salons, nul doute qu’elle eût porté un jugement plus favorable sur les Romains, et qu’elle eût commencé plus tôt le règne si poétiquement gracieux que lui réservait l’avenir. Malheureusement elle ne voyait tout cela qu’à distance. Comment ne pas soupçonner son impatience et son dépit ? Enfin, Dieu merci, cette Rome ennuyeuse où il lui est impossible de jouer un rôle, elle va la quitter à la fin de l’année 1774. Un grand jubilé devait être célébré l’année suivante ; Charles-Edouard ne pouvait se résigner à la pensée que, dans une telle occasion, au milieu de ces cérémonies solennelles, il lui faudrait renoncer pour lui et pour sa femme aux honneurs de la souveraineté. Assister au jubilé sous le nom de comte d’Albany, c’eût été constater sa déchéance dans la capitale du catholicisme. Il dit adieu à Rome et alla s’établir à Florence.


III

Florence ou Rome, c’était même chose pour ce singulier prétendant, qui ne savait plus ni vouloir un trône ni se résigner à l’avoir perdu. Ce qu’il cherchait, en Toscane comme dans les états du saint-siège, c’était un souverain disposé à reconnaître son titre de roi d’Angleterre. Or le grand-duc de Toscane en 1774 était le second fils de Marie-Thérèse, le frère de l’empereur d’Allemagne Joseph II, celui qui devait lui-même, sous le nom de Léopold II, porter, seize ans plus tard, la couronne impériale. C’était un prince philosophe, nourri des idées du XVIIIe siècle, les acceptant toutes, bonnes ou mauvaises, à la fois libéral et despote, avide d’illustrer son nom par des réformes et nivelant des institutions qu’il fallait seulement rectifier, esprit imprudent, impatient, mais généreux, et sous qui la Toscane, éclairée par les disciples de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, a devancé plusieurs conquêtes de la révolution française. Un adversaire aussi résolu de la société du moyen âge ne pouvait pas éprouver de sympathies pour la cause du petit-fils de Jacques II ; toutes les tentatives du prétendant sur ce point furent absolument vaines : Pierre-Léopold n’eut pas même de rapports personnels avec Charles-Edouard.

Faut-il attribuer à cette humiliation les rechutes vulgaires du prétendant ? Pendant les premières années de son mariage, il semblait avoir adopté un genre de vie plus digne de sa naissance ; peu de temps après son établissement en Toscane, on voit sa santé s’altérer de nouveau et ses goûts d’autrefois s’afficher sans vergogne. C’était décidément à l’ivresse qu’il demandait l’oubli de ses espérances trompées. Il n’allait plus au théâtre sans emporter une bouteille de vin de Chypre ; étendu ensuite dans un fauteuil, il s’endormait si profondément que ses domestiques avaient grand’peine à le porter jusqu’à sa voiture. Sa santé, on le pense bien, était singulièrement compromise par de tels désordres. Atteint d’hydropisie, ses forces diminuaient sans cesse, et déjà le mal avait envahi la poitrine. On voudrait savoir quel a été le rôle de la princesse auprès d’un tel mari, on voudrait savoir si elle a exercé quelque influence sur sa conduite, si elle a tenté de relever son cœur, de le rappeler au sentiment de lui-même, si elle a essayé enfin de guérir le malade avant de s’en détourner avec dégoût. Par malheur, ces renseignemens nous manquent. La seule chose certaine, c’est que le comte d’Albany (tel était désormais le titre qu’il était réduit à porter) devint odieux à sa compagne. Ses chagrins, ses humiliations, les désordres de sa vie, l’horreur qu’il s’inspirait à lui-même, les remords qui l’obsédaient au réveil, tout irritait cette âme inquiète et la poussait à des violences qui aggravaient encore ses fautes. « Il maltraite sa femme de toutes les manières, » écrivait un diplomate anglais, sir Horace Mann, à la fin du mois de novembre 1779.

Deux années avant cette date, un jeune gentilhomme piémontais, ardent, enthousiaste, fou de poésie et ignorant comme un Vandale, venait d’arriver à Florence pour y apprendre cette belle langue toscane ; à peu près inconnue dans son pays. Après une jeunesse errante et toute remplie d’aventures, après maints voyages d’un bout de l’Europe à l’autre, cet écolier échappé de l’académie de Turin, ce fougueux adolescent qui avait parcouru la France, l’Angleterre, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Russie, l’Espagne, le Portugal, toujours occupé d’intrigues et de chevaux, était revenu dans sa patrie ennuyé, ennuyeux, à charge à lui-même et aux autres, condamné enfin, personne n’en doutait, à finir bientôt par le suicide ou la folie, lorsque tout à coup, du sein de ses dissipations, un immense désir de gloire s’empara de son âme et l’affranchit de la servitude. Tel était le comte Victor Alfieri, purifié enfin de ses souillures, racheté d’un long esclavage tour à tour ténébreux ou burlesque, amoureux de la poésie dramatique, enivré des premiers sourires de la Muse, impatient d’inscrire son nom à côté des noms immortels de l’Italie, lorsqu’il vint à Florence en 1777, âgé de vingt-huit ans à peine, et y rencontra, ce sont ses paroles, un amour digne de lui, qui l’enchaîna pour toujours.


« A peine, dit-il en ses Mémoires, m’étais-je établi tant bien que mal à Florence, pour essayer d’y séjourner un mois, qu’une circonstance nouvelle m’y fixa et pour ainsi dire m’y enferma bien des années. Cette circonstance me détermina pour mon bonheur à m’expatrier à jamais, et je trouvai enfin dans des chaînes d’or, dont je me liai moi-même volontairement, cette liberté littéraire sans laquelle jamais je n’eusse rien fait de bon… Pendant l’été précédent, que j’avais tout entier passé à Florence, j’y avais souvent rencontré, sans la chercher, une belle et très gracieuse dame. Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais, plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus point, cet été-là, me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très agréable ; des yeux très noirs et pleins d’une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un tel éclat qu’il était difficile, à sa vue, de ne pas se sentir tout à coup saisi et subjugué. Elle avait vingt-cinq ans, un goût très vif pour les lettres et les beaux-arts, un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques pénibles et désagréables qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. Il y avait là trop de prestiges pour que j’osasse les affronter.

« Mais dans le cours de cet automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à en courir le danger, et je ne fus pas longtemps à me sentir pris, presque sans m’en apercevoir… Toutefois, encore chancelant entre le oui et le non de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m’en allai à franc étrier jusqu’à Rome, voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit que mon sonnet sur Rome, que je fis, une nuit, dans une pitoyable auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l’œil. Aller, rester, revenir, ce fut l’affaire de douze jours. Je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna pas de ces nouvelles chaînes dont j’étais déjà enlacé plus qu’à demi ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de les river pour toujours. L’approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s’annonçait heureusement pour moi par des symptômes bien différens de ceux qui avaient marqué l’accès des trois premières. Dans celles-ci, je n’étais pas ému, comme dans la dernière, par une passion de l’intelligence, qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant contre-poids, formait, pour parler comme le poète, un mélange mystérieux et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se déployer à la cime de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne s’éteindra en moi qu’avec la vie. Ayant fini par m’apercevoir au bout de deux mois que c’était là la femme que je cherchais, puisque, loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles et rapetisser pour ainsi dire mes pensées, j’y trouvai au contraire un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien, j’appris à connaître, à apprécier un trésor si rare, et dès lors je me livrai éperdument à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque, après dix années entières, à l’heure où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans la triste saison des désenchantemens, de plus en plus je m’enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle, et j’oserai dire, j’oserai croire qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle. »


Avant de jouir si complètement de ce bonheur, avant de soutenir ce cœur d’élite et d’y trouver lui-même un appui, Alfîeri eut de cruelles épreuves à traverser. On devine bien qu’une âme aussi fougueuse, chez qui une passion éperdue se trouvait si intimement associée à un ardent amour de la gloire, devait marcher droit à son but, décidée à briser tous les obstacles. D’abord, pour vivre auprès de cette poétique créature, devenue si vite la confidente de son cœur et l’inspiratrice de son génie, il fallait qu’il renonçât pour toujours à son pays natal. Personne n’ignore ce qu’était le Piémont il y a quatre-vingts ans, une monarchie militaire, un gouvernement despotique, hostile ou indifférent aux lettres, occupé seulement de poursuivre ses desseins avec une ténacité inflexible, on pourrait dire un pays barbare au sens italien du mot, ou bien encore une Macédoine forte et âpre située au nord de cette Grèce latine amollie par une civilisation si brillante. Parmi les lois tyranniques qui composaient le code du Piémont, il y en avait une qui défendait aux sujets du roi de s’absenter de ses états sans une autorisation écrite. Un autre règlement portait ces mots : « Il sera également interdit à qui que ce soit de faire imprimer des livres et d’autres écrits hors de nos états, sans la permission des censeurs, sous peine d’une amende de soixante écus ou autre châtiment plus grave et même corporel, si les circonstances le rendent nécessaire pour l’exemple de tous. » Il fallait donc qu’Alfieri cessât d’être Piémontais, s’il voulait suivre sa vocation d’écrivain, ou que, demeurant attaché à son pays, il renonçât à la libre expression de ses pensées. Certes, il l’a dit assez haut, il se serait dépiémontisé avec joie. Que de difficultés cependant ! Que de sacrifices à faire ! Il hésitait encore, combinant les moyens les plus sûrs ou attendant l’occasion la plus propice. Dès que son âme appartint à la comtesse d’Albany, plus d’hésitation, il brisa immédiatement tous ses liens. « À quelque prix que ce fût, s’écrie-t-il, je jurai d’abandonner pour toujours le nid malencontreux où j’étais né. » Il lui en coûta les deux tiers de sa fortune ; qu’était-ce que cela pour cette âme impétueusement amoureuse ? L’officier piémontais allait devenir un poète toscan auprès de la belle et royale comtesse.

Ce n’était point assez cependant de s’affranchir de la tyrannie du Piémont, il y avait d’autres obstacles au bonheur que rêvait l’ardent poète. Impatient de s’établir à Florence, Alfieri semble oublier que la comtesse d’Albany appartient à un autre ; qu’importe ? il aime, il est aimé. Les habitudes de la vie italienne lui permettront d’être le cavalier servant de ladorata donna dont il parle avec une tendresse si chaste et une si respectueuse ardeur. Ne lui dites pas qu’il est imprudent d’affronter de pareilles tentations, que sa poésie, messagère d’amour et de douleur, rendra le tourment plus cruel, que Paul et Françoise de Rimini furent moins exposés qu’il ne va l’être : vains conseils ! l’obstacle même irrite le fier jeune homme, et comment reculerait-il devant son amour en voyant tout ce que souffre la comtesse ? L’adoration de ce poète enivré, ce culte d’une âme d’élite pour la Béatrice qui l’inspire, l’épanouissement de ce génie encore si inculte la veille et qui prend tout à coup un grand vol, ce sont là des consolations si douces pour cette jeune femme, hélas ! enchaînée à un époux infirme et ivrogne. À ses yeux, à sa physionomie, aux paroles joyeusement émues qui tombent de ses lèvres, Alfieri voit bien qu’elle est heureuse et qu’une vie nouvelle a commencé pour ce cœur si cruellement sacrifié jusque-là ; aura-t-il la force de s’éloigner ? osera-t-il lui refuser un bonheur qui est déjà confondu avec le sien ? Non, dût-il, pour savourer ce bonheur, subir en même temps mille tortures, dût-il éprouver auprès d’elle toutes les agonies de la mort, il ne la quittera point. Le voilà donc en visite réglée auprès de la royale comtesse, le voilà installé, pour ainsi dire, à titre de sigisbeo, de cavaliere servente, mais toutefois surveillé de fort près et obligé d’assister, le désespoir dans l’âme, aux brutalités du descendant des Stuarts. « Charles-Edouard, écrit à cette date le diplomate anglais, sir William Wraxall, est devenu bourru, violent, d’un commerce insupportable, surtout dans son intérieur ; son ivrognerie en fait un objet de pitié, et trop souvent de mépris, pour ceux qui le connaissent. » Alfieri écrivait de son côté, en parlant de cette malheureuse période : « Mon amie était condamnée à une captivité où elle se mourait d’heure en heure. » Au milieu de ces angoisses, limmense amour du poète se traduisait dans ses œuvres : tantôt c’étaient des poésies où s’épanchaient en liberté les secrètes émotions de son cœur, tantôt c’étaient des drames qu’il composait d’après les plans de son amie. Vingt-deux ans avant que Schiller écrivît sa Marie Stuart au nom d’une sympathie générale pour les victimes humaines, Alfieri concevait la sienne dans un sentiment tout semblable, et il devait ses plus nobles inspirations à l’héritière infortunée de cette race tragique.

C’est aussi à cette période qu’appartiennent plusieurs de ses meilleures créations, la Conjuration des Pazzi, Don Garcia, Oreste, Rosemonde, Octavie, Timoléon, et ce poème, malheureusement trop peu historique, où il raconte, sous le titre d’Etruria vendicata, l’assassinat du duc Alexandre par Lorenzino de Médicis. L’amitié, ainsi que l’amour, secondait ce brillant essor du poète. L’abbé Caluso, qu’Alfieri avait connu à Lisbonne et pour lequel il s’était pris d’une affection si vive et si profonde, ce Montaigne vivant, comme il l’appelle, le plus fin des critiques, le plus aimable des penseurs, un des hommes qui ont le plus contribué, selon le témoignage de Vincent Gioberti, à la culture libérale de l’Italie du nord, l’excellent abbé Caluso venait d’arriver à Florence. Ami de ce brillant gentilhomme qu’il avait vu si inquiet à Lisbonne et si dégoûté de lui-même, il l’encourageait à se retremper dans une généreuse ambition ; confident de la comtesse, il l’aidait à créer un poète. Créer un poète ! Oui, je crois qu’elle a mérité cet éloge ; les meilleures pages d’Alfieri doivent être rapportées à la comtesse d’Albany, comme les œuvres les plus pures de l’ardent et tumultueux Immermann portent manifestement l’idéale empreinte de la comtesse d’Ahlefeldt[3].

Beaux jours, heures lumineuses, si l’ange inspirateur n’eût été enfermé dans un cachot et gardé à vue par le plus intraitable des geôliers ! Se figure-t-on Béatrice battue et outragée par l’un de ces personnages violens pour lesquels il y a un cercle particulier de l’enfer ? J’imagine que le deuxième cercle, destiné aux gourmands, devait renfermer aussi les ivrognes ; peut-on se représenter la messagère du monde idéal soumise à quelqu’un de ces grossiers personnages ? Certainement Dante l’aurait délivrée. Alfieri, gentilhomme et poète, crut remplir deux fois son devoir en brisant les chaînes de la jeune femme. Il raconte en ses mémoires qu’il dut s’adresser à l’autorité, c’est-à-dire au grand-duc lui-même, pour assurer l’évasion de la comtesse d’Albany et la soustraire aux violences de Charles-Edouard. La scène est vive, dramatique, mais on comprend que l’auteur de Marie Stuart, mêlé si directement à une aventure qui fit scandale en Italie, n’en veuille parler qu’à mots couverts. Le ministre protestant Louis Dutens, celui-là même à qui l’on doit une savante édition de Leibnitz, a complété le récit du poète dans le recueil de ses souvenirs intitulé Mémoires d’un voyageur qui se repose. Louis Dutens, qui avait quitté la France pour se soustraire aux persécutions religieuses, avait séjourné longtemps en Italie, d’abord comme attaché à l’ambassade anglaise auprès de la cour de Turin, puis comme chargé d’affaires de l’Angleterre dans la même résidence ; sa mission terminée, il parcourut les divers états italiens, et s’arrêta quelque temps à Rome et à Florence. Il habitait précisément cette dernière ville, quand arriva le singulier épisode qui mit en émoi toute la société de la péninsule. Louis Dutens, qui a eu le tort de raconter sa biographie en style un peu romanesque, est pourtant un esprit grave, un observateur attentif, et il n’y a aucune raison de suspecter son témoignage.

Il était convenu, — je résume la narration du ministre anglais, — il était convenu entre la comtesse et Alfieri qu’elle devait prendre enfin un parti décisif et chercher un asile hors de la maison conjugale. Le grand-duc, informé du projet, l’approuvait sans réserve. Une amie de la comtesse, Mme Orlandini, qui descendait de la famille jacobite du marquis d’Ormonde, était dans la confidence, ainsi que son cavalier servant, gentilhomme irlandais, nommé Gehegan. Le difficile était de déjouer la surveillance du comte, qui ne la quittait pas un instant, et la mettait littéralement sous clé chaque fois qu’il était obligé de sortir sans elle. À la promenade, à la messe, partout, on le voyait à ses côtés, comme un gardien hargneux. Enfin on tomba d’accord sur le plan ; chacun apprit son rôle, et au jour fixé, à l’heure dite, la petite comédie fut enlevée avec un merveilleux ensemble. Un matin, Mme Orlandini vint déjeuner chez la comtesse et lui proposa, en sortant de table, d’aller faire une visite au couvent des Dames-Blanches (le Bianchette), pour y admirer certains travaux d’aiguille, véritables merveilles d’élégance. « Volontiers, dit la comtesse, si mon mari le permet. » Le comte n’y voit nul obstacle ; on monte en voiture, on part, on arrive au couvent, non loin duquel on rencontre M. Gehegan, qui se trouvait là comme par hasard. La comtesse et Mme Orlandini descendent les premières, et franchissent les degrés du seuil. Elles sonnent ; la porte s’ouvre et se referme immédiatement sur elles. Parbleu ! monsieur le comte, s’écrie M. Gehegan, qui les suivait, ces religieuses sont d’une exquise politesse : elles viennent de me jeter la porte au nez ! » Charles-Edouard s’avançait d’un pas traînant. « Attendez, dit-il, je saurai bien me faire ouvrir. » Il monte les marches du perron, et frappe le seuil d’une main impatiente. Personne ne répond à cet appel ; il frappe encore, il frappe à coups redoublés : même immobilité dans le vestibule. Il est évident qu’on lui refuse l’entrée du cloître. Alors sa colère éclate, il secoue si violemment et marteaux et sonnettes qu’il faut bien que l’abbesse intervienne. La voilà qui ouvre le guichet. « Monsieur, dit-elle sans s’émouvoir, la comtesse d’Albany a cherché un asile dans ce couvent ; elle y est sous la protection de son altesse impériale et royale la grande-duchesse. »

Dire la stupéfaction et la fureur de Charles-Edouard, ce serait chose impossible. Rentré chez lui, il s’adresse au grand-duc ; mais toutes ses plaintes, toutes ses prières, toutes ses protestations sont vaines : Pierre-Léopold aimait la justice sommaire et ne rendait pas compte de ses actes. Pendant ce temps, la comtesse d’Albany, qui n’avait pas l’intention de finir ses jours dans le couvent des Dames-Blanches, faisait de son côté des démarches couronnées d’un meilleur succès. La scène que nous venons de raconter se passait dans la première semaine du mois de décembre 1780 ; le lendemain ou le surlendemain, la comtesse écrivit à son beau-frère, le cardinal d’York, lui demandant sa protection et un asile à Rome. Le plus pressé pour elle était de quitter Florence, où elle pouvait craindre tous les jours quelque tentative désespérée du comte. Voici ce que le cardinal lui répondait le 15 décembre. Il faut citer cette lettre tout entière avec ses incorrections de style et son orthographe ; on y verra ce que la société italienne pensait de cette singulière aventure. N’oublions pas que, parmi les défenseurs de la comtesse, celui qui porte ici la parole est certainement le moins suspect ; le cardinal Henry d’York est le propre frère de Charles-Edouard, comte d’Albany.


« Frascati, ce 15 décembre 1780.

« Ma très chère sœur, je ne puis vous exprimer l’affliction que j’ai soufferte en lisant votre lettre du 9 de ce mois. Il y a longtemps que j’ai prévu ce qui est arrivé, et votre démarche, faite de concert avec la cour, a garanti la droiture des motifs que vous avez eus pour la faire. Du reste, ma très chère sœur, vous ne devez pas mettre en doute mes sentimens envers vous, et jusqu’à quel point j’ai plaint votre situation ; mais, de l’autre côté, je vous prie de faire réflexion que, dans ce qui regarde votre indissoluble union avec mon frère, je n’ai eu aucune autre part que celle d’y donner mon consentement de formalité après que le tout était conclu, sans que j’en aie eu la moindre information par avance, et pour ce qui regarde le temps après l’effectuation de votre mariage, personne ne peut être témoin plus que vous-même de l’impossibilité dans laquelle j’ai toujours été de vous donner le moindre secours dans vos peines et afflictions. Rien ne peut être plus sage ni plus édifiant que la pétition que tous faites de venir à Rome dans un couvent, avec les circonstances que vous m’indiquez : aussi je n’ai pas perdu un moment de temps pour aller à Rome expressément pour vous servir et régler le tout avec notre très saint-père, les bontés duquel envers vous et envers moi je ne saurais vous exprimer. J’ai pensé à tout ce qui pouvait vous être de plus décent et agréable, et j’ai eu la consolation que le saint-père a eu la bonté d’approuver toutes mes idées. Vous serez dans un couvent où la reine ma mère a été pendant du temps, le roi mon père en avait une prédilection toute particulière. On y sait vivre plus que dans aucun couvent de Rome. On y parle français : il y a quelques religieuses d’un mérite très distingué. Monseigneur Lascaris en est à la tête. Votre nom de comtesse d’Albany vous mettra à l’abri de mille tracasseries, sans déroger en rien au respect qui vous est dû, et sur ma parole, vous en recevrez des marques de tout côté. Pour ce qui regarde votre sortie pour prendre l’air, qui est trop nécessaire à votre santé, le saint-père a eu la bonté de me laisser l’arbitre sur cet arrangement-là, moyennant quoi vous pouvez être tranquille sur ce point comme sur beaucoup d’autres choses qu’il ne me convient pas de traiter en détail avec vous. Il suffit que vous soyez sûre d’être en bonnes mains, et que je ne me retire jamais de confesser au public l’assistance que je vous dois dans votre situation, étant sûr et très sûr que vous ferez honneur aux conseils ou avertissemens que je pourrai prendre la liberté de vous donner dans quelques occasions, et qui sûrement n’auront d’autre objet que votre vrai bien devant Dieu et les hommes. On écrit très fort au nonce par cet ordinaire, pour régler avec la cour où vous êtes les moyens de votre départ sûr et tranquille : il faut vous en rapporter à eux. Je m’imagine que, vous viendrez avec Mme de Marzan et au surplus deux filles de chambre. Enfin, ma très chère sœur, tranquillisez votre esprit ; laissez-vous régler par ceux qui vous sont attachés, et surtout ne dites jamais à qui que ce soit que vous ne voulez jamais entendre parler de retour avec votre mari. N’ayez pas peur que, sans un miracle évident, je n’aurais jamais le courage de vous le conseiller ; mais comme il est probable que le bon Dieu a permis ce qui vient d’arriver, pour vous émouvoir à la pratique d’une vie édifiante par laquelle la pureté de vos intentions et la justice de votre cause seront justifiées aux yeux de tout le monde, il peut se faire aussi que le Seigneur ait voulu, par le même moyen, opérer la conversion de mon frère. Il est vrai aussi que, si je n’ose me flatter du second, j’ai un vrai pressentiment du premier, qui me console infiniment dans le comble de mon chagrin. Adieu, ma très chère sœur, ne pensez à rien. Monseigneur Lascaris, Cantini et moi, pensons à tout ce qui est nécessaire. Je suis plein de sentimens pour vous.

« Votre très affectionné frère,

« HENRY, cardinal. »


Le lendemain, 16 décembre, un bref du pape Pie VI, adressé à la comtesse d’Albany, lui annonçait que les dispositions du cardinal étaient complètement approuvées, et qu’un asile sûr attendait la royale fugitive dans le couvent des ursulines. La comtesse quitta aussitôt le cloître des Dames-Blanches et prit la route de Rome. Ce ne fut pas toutefois sans des appréhensions très vives : on savait la fureur du comte, on connaissait la violence de son caractère, et il fallait bien avouer qu’il ne manquait pas de bonnes raisons en ce moment pour se faire justice à lui-même. N’avait-il pas des serviteurs prêts à tout ? Ne pouvait-il rattraper sa proie ? Dans cette espèce de lutte ouverte entre le grand-duc et lui, son honneur n’était-il pas doublement engagé ? On craignait en un mot que le partisan de 1745 ne retrouvât sa vigueur juvénile pour cette expédition d’un nouveau genre ; il fallait donc être en mesure d’empêcher un coup de main. Un soir, au tomber de la nuit, une voiture sortit du cloître des Dames-Blanches, emportant la belle réfractaire ; une escorte de cavaliers armés galopait à ses côtés ; sur le siège étaient Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés en cochers et le pistolet au poing. Ils occupèrent ce poste pendant plusieurs lieues, et ne revinrent à Florence qu’après avoir laissé la jeune femme à l’abri de tout péril. Le voyage en effet s’accomplit sans accident, et la comtesse, arrivée à Rome, fut reçue avec les plus vives marques d’affection et de respect par son beau-frère le cardinal.

Alfieri, dans ses mémoires, se garde bien de raconter ce singulier épisode ; il revendique pourtant avec assurance l’honneur d’avoir fait son devoir. « On a pu, dit-il, me noircir à cette occasion, on a pu forger contre moi des calomnies que je ne m’abaisserai pas à relever ; quiconque est dans le secret de l’aventure trouvera qu’il n’était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire et de la mener à bonne fin, comme je crois l’avoir fait, » La comtesse une fois réfugiée en lieu sûr, Alfieri fut bien obligé, par convenance au moins, de rester quelques mois à Florence. Ce qu’il y souffrit des tourmens de l’absence, il l’a dit lui-même avec sa vivacité habituelle. Florence n’est plus pour lui « qu’un désert. » Il y est seul, sans secours, impuissant à vivre, « comme un aveugle qu’on abandonne. » La gloire, même n’a plus d’aiguillons pour exciter sa torpeur : c’était la vue de la comtesse, c’étaient ses paroles, ses encouragemens, qui enflammaient son génie ; séparé d’elle, qu’allait-il devenir ? « Il est donc bien clair, ajoute-t-il, que si dans cette affaire j’avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur, que celui de ne plus la voir. » Enfin, au mois de janvier 1781, incapable de supporter plus longtemps ce douloureux séjour, il se décide à partir ; il voyagera, il ira voir Naples, et pourquoi Naples ? Vous le devinez sans peine, c’est que Rome est sur sa route. Les agens secrets de Charles-Edouard en penseront ce qu’ils voudront ; est-il possible de traverser Rome sans s’y arrêter au moins quelques jours ? Il s’y arrête, et sa première visite est pour le couvent des ursulines ; mais c’est lui-même qu’il faut laisser parler : « J’arrivai, je la vis (ô Dieu ! mon cœur se brise encore rien que d’y penser !), je la vis captive derrière une grille, moins tourmentée peut-être qu’elle ne l’était à Florence, mais, par d’autres motifs, tout aussi, malheureuse ! Hélas ! n’étions-nous pas séparés ? Et qui pouvait savoir quand nous cesserions de l’être ? Du moins, à travers mes larmes, c’était pour moi une consolation de songer que sa santé allait se rétablir peu à peu, de penser qu’elle pourrait respirer un air plus libre, dormir d’un sommeil paisible, ne plus avoir sans cesse à trembler devant l’ombre invisible, odieuse, d’un époux ivre, — qu’elle pourrait vivre enfin… Cette idée me rendait moins cruels et moins longs les jours horribles de l’absence, lorsque d’ailleurs il fallait bien m’y résigner. » Il se résigna donc, non pas sans des frémissemens de colère ; il se résigna même à solliciter les autorités romaines, à courtiser le cardinal d’York, pour obtenir la permission de voir la comtesse. Le gentilhomme altier, le poète impatient du joug s’imaginait vraiment avoir des droits sur la femme de Charles-Edouard, et il s’indigne des difficultés que rencontre sa pétition, comme s’il était victime de quelque monstrueuse injustice. Il faut voir avec quel dédain il traite ces frères, comme il les appelle, l’héritier du trône de Charles Ier et le cardinal d’York, au moment même où il déclare qu’il n’en veut pas dire de mal : « Si j’ai pu, dit-il, abaisser devant eux l’orgueil de mon caractère, que l’on juge par là de mon immense amour pour Mme d’Albany ! »

Obligé pourtant de quitter Rome, il continue son voyage et s’établit à Naples, le désespoir dans l’âme. Adieu, la poésie, adieu les rêves de l’artiste ! Ces figures à peine ébauchées qui déjà lui souriaient de loin, ces créations entrevues à demi dans la première aube de l’imagination qui s’éveille, un voile sombre les recouvre à ses yeux. À Naples comme à Florence, Alfieri sent que sa muse l’abandonne. Une seule pensée, une seule occupation remplit ses longues journées d’exil : écrire à la comtesse et attendre, pour les mouiller de larmes, les pages tracées de sa main. « Chaque jour, dit-il, je m’en allais, solitaire, parcourir à cheval ces belles plages de Pausilippe et de Baïa, ou encore vers Capoue et Caserte, les yeux presque toujours baignés de larmes, et tellement anéanti que mon âme pleine d’amour et de douleur n’éprouvait pas même le désir de s’épancher en vers. » Pendant ce temps, la comtesse s’arrangeait de manière, à ne plus dépendre de son beau-frère le cardinal. Ce n’était pas pour édifier la ville de Rome par un renoncement absolu aux choses du monde qu’elle avait cherché un refuge dans les états du saint-père ; si elle voulait reconquérir son indépendance, aliénée un instant par calcul autant que par nécessité, il fallait que sa position de fortune lui permit de ne rien devoir ni au comte, ni au cardinal, ni au pape. Ce fut à la reine de France qu’elle s’adressa. Autrichienne de naissance, elle songea naturellement à la fille de cette Marie-Thérèse qui avait été la bienfaitrice de sa jeunesse ; le grand-duc de Toscane, qui l’avait protégée si efficacement contre son mari, n’était-il pas le frère de Marie-Antoinette ? Mille raisons la décidaient à invoquer l’assistance de la jeune reine ; elle parla du fond du cloître, et sa voix fut entendue. Son existence assurée désormais, la comtesse fut plus libre pour demander et plus forte pour obtenir ce que j’appellerai son émancipation ; la tutelle de Pie VI et du cardinal d’York ne pouvait être qu’une ressource de circonstance pour l’amie d’Alfieri. Dès la fin de mars 1781, la comtesse sortait du couvent des ursulines et s’installait provisoirement dans le palais du cardinal, lequel passait presque toute l’année dans son évêché de Frascati. Elle ne devait pas tarder à reprendre sa liberté tout entière. Le 12 mai suivant, Alfieri était auprès d’elle, et à force de sollicitations, de servilités, de petites ruses courtisanesques (c’est lui-même qui parle ainsi), à force de saluer les éminences jusqu’à terre, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature, à force de flatter et de se plier à tout, lui qui jusque-là n’avait jamais su baisser la tête, toléré enfin par les cardinaux, soutenu même par ces prestolets qui se mêlaient à tort et à travers des affaires de la comtesse, il finit par obtenir la grâce d’habiter la même ville que la gentilissima signora, celle qu’il appelle sans cesse la donna mia, lamata donna.

La comtesse demeurait donc chez son beau-frère, dans ce splendide palais de la Cancellaria, construit au XVe siècle par Bramante pour un des neveux de Sixte IV ; Alfieri habitait la villa Strozzi, sur une des sept collines, non loin des thermes de Dioclétien. Le jour, inspiré par le spectacle grandiose qui se déroulait sous ses regards, embrassant dans une immense étendue les ruines de la ville éternelle et les solitudes de la campagne, il se livrait avec enthousiasme à ses travaux poétiques. Le soir, il descendait dans la ville, il allait chercher de nouvelles inspirations auprès de celle qui était pour lui la poésie elle-même, puis il retournait joyeux dans son désert. « Vainement, dit-il, eût-on cherché dans l’enceinte d’une grande ville un séjour plus riant, plus libre, plus champêtre, mieux assorti à mon humeur, à mon caractère, à mes occupations. » Il y passa deux années ; deux années de bonheur paisible et de ravissement spirituel.. C’est alors qu’il écrivit sa Mérope, qu’il fit jouer son Antigone dans les salons du duc de Grimaldi, ambassadeur d’Espagne, qu’il dicta, recopia, corrigea ses quatorze premières tragédies, et, prenant le parti d’en livrer quatre à l’impression, aborda enfin, non sans angoisses, les grandes épreuves de la publicité. Quand ce n’étaient pas des ducs et des duchesses qui représentaient ses personnages, il lisait lui-même ses drames en présence de la société la plus sensible aux émotions du beau, et il arrivait parfois que sa parole vibrante, ses vers métalliques, ses pensées républicaines et altières éveillaient au sein de l’auditoire ému un génie qui s’ignorait encore. Un jour, dans ce brillant salon de Mme Maria Pezzelli, où se réunissait tout ce qu’il y avait à Rome d’esprits lettrés, où écrivains et artistes se mêlaient familièrement aux prélats et aux grands seigneurs, le poète, lisant sa Virginie, laissait éclater la sombre ardeur de son âme ; un jeune homme l’écoutait et sentit naître en lui, au souffle de cette voix, une puissance inconnue. C’était Vincenzo Monti, le même qui devait plus tard faire si bon marché de sa conscience au milieu des vicissitudes de son pays, mais qui, exalté alors et comme grandi par l’enthousiasme d’Alfieri, écrivit, tout jeune encore, non-seulement la plus originale de ses œuvres, mais une des meilleures productions de la scène italienne, le drame d’Aristodème. Ainsi se déployait l’activité du poète en ces fécondes années ; ainsi la comtesse d’Albany, enfermée hier dans un couvent, condamnée la veille chez son royal époux à la plus odieuse tyrannie domestique, redevenait souveraine par le cœur, et protégeait cette gloire naissante qui déjà remplissait l’Italie.

Prenons, garde cependant que les extases du poète ne nous fassent illusion. Ce bonheur dont il parle en un langage presque mystique, c’était un bonheur illicite, et qui ne pouvait durer. Il eût été vraiment trop étrange, même dans l’Italie du XVIIIe siècle, que les amours d’Alfieri trouvassent un Éden si commode dans le palais de ce cardinal, qui, par convenance au moins, était tenu de veiller sur la femme de son frère. Alfieri a beau s’indigner contre les prêtres qui se mêlent de ses affaires dans des vues toutes mondaines, il a beau flétrir les cafards, qui, en blâmant sa conduite, font la satire de la leur : il faut bien reconnaître que les hommes qui le condamnaient, autorisés ou non, ne faisaient que répéter fidèlement les premiers murmures de la conscience publique. « La conduite de cette dame à mon égard, dit-il en termes assez peu délicats, était plutôt en-deçà qu’au-delà de ce qui se pratiquait communément à Rome. » Qu’importe cette singulière excuse ? Ce qu’on ne voyait pas à Rome au milieu du relâchement général des mœurs, ce qui donnait aux aventures de la comtesse d’Albany un caractère particulièrement fâcheux, c’étaient les circonstances qui avaient accompagné sa fuite, cette intervention du grand-duc de Toscane, cette espèce de coup d’état, comme l’appelle si justement M. Villemain, et un coup d’état sollicité par qui ? Par le plus ardent ennemi du pouvoir absolu, par un homme que la seule pensée d’un acte arbitraire remplissait de fureur, et qui allait sans le moindre scrupule profiter de celui-là,. On n’avait songé d’abord qu’aux malheurs de la comtesse, aux violences de son mari ; quand on la vit si heureuse, si sereine, si triomphante, et peut-être un peu altière déjà dans cette félicité qui bravait l’opinion, quand on vit les premiers rayons de la gloire d’Alfieri resplendir sur le front de la jeune femme, on trouva que le roman, si intéressant au début par les infortunes de l’héroïne, finissait trop vite et trop bien. On se demanda si la punition infligée au comte d’Albany n’était pas excessive, et, la sévérité morale des uns venant en aide à la jalousie mondaine des autres, les murmures éclatèrent.

Il ne dissimulait pas ses plaintes en effet, le vieillard abandonné. Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion, aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et, apprenant les longues visites d’Alfieri au palais du cardinal, il sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. Il suppliait son frère de faire cesser un tel scandale, et bien des voix à Rome se mêlaient à la sienne. Alfieri, au milieu de ces récriminations irritées, est bien obligé de reconnaître que ces plaintes étaient justes. « J’avouerai, dit-il, pour l’amour de la justice, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti avaient bien les meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu’elles ne sortissent pas des bornes de l’honnêteté. » Le soulèvement de l’opinion devint si vif, les hostilités du cardinal furent si menaçantes, que l’amant de la comtesse d’Albany fut obligé de quitter Rome. A-t-il pris spontanément ce parti, comme il l’affirme, pour prévenir la sentence pontificale ? A-t-il été chassé par un ordre exprès de Pie VI, de ce même pape à qui il avait offert (si lâchement, dit-il) le premier recueil de ses tragédies, et qui l’avait accueilli avec tant de bonté ? Il y a des doutes sur ce point ; ce qui est certain, c’est que le 4 mal 1783 Alfieri fut obligé de dire un long adieu à celle qui était plus que la moitié de lui-même. « Des quatre ou cinq séparations qui me furent ainsi imposées, ajoute-t-il, celle-ci fut pour moi la plus terrible, car toute espérance de revoir mon amie était désormais incertaine et éloignée. »


IV

Alfieri, chassé de Rome, recommence sa vie errante. Il va d’abord à Sienne chez son fidèle ami Francesco Gori Gandinelli. Les grands souvenirs de la poésie nationale l’attirent ensuite vers les lieux consacrés : il cherche l’âme de Dante à Ravenne, il visite à Arqua le tombeau de Pétrarque et celui d’Arioste à Ferrare. Pendant ces pèlerinages, la poétique fureur qui le possède va s’exaltant de plus en plus ; ivre d’admiration pour les quatre grands maîtres italiens et impatient de se placer auprès d’eux, s’il rencontre sur sa route un journal dans lequel ses premières tragédies sont librement appréciées, il traite la presse littéraire avec une violence où l’on sent à la fois l’orgueil du patricien et l’irritabilité d’une âme en peine. Enfin, allant de ville en ville, « toujours pleurant, rimant toujours, » il voit à Masino son cher ami de Lisbonne, l’excellent abbé Caluso ; il voit aussi les deux maîtres de ce style facile et souple qu’il s’efforçait d’atteindre, Parini à Milan et Cesarotti à Padoue ; il revient ensuite en Toscane, y fait imprimer un nouveau choix de ses tragédies, puis, incapable de supporter sa douleur, il veut se distraire en changeant de place et part soudain pour l’Angleterre. Son amour pour la comtesse d’Albany et sa passion pour les vers s’étaient développés ensemble ; séparé de son amie, il sentait sa troisième passion, celle des chevaux, reprendre invinciblement le dessus et triompher de la poésie. « Passion effrontée ! dit-il gaiement. Que de fois les beaux coursiers, dans la tristesse et l’abattement de mon cœur, ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers ! De poète je redevenais palefrenier… » Il était poète encore lorsque, débarqué à Antibes, il allait mêler ses larmes brûlantes aux flots de la Sorgue, en face du sombre rocher de Vaucluse, délicieuse solitude, dit-il, car il n’y a vu que l’ombre du souverain maître d’amour, et le souvenir de Laure de Noves lui a rappelé Louise d’Albany. C’est bien le poète aussi, le poète toscan irrité, le petit-fils de Dante et l’héritier de ses colères, qui maudit en passant l'immense cloaque parisien, et les écrivains ignorans qui de toute la littérature italienne comprennent tout au plus Métastase, et le jargon nasal de ce pays, ce qu’il y a de moins toscan au monde. Fou d’enthousiasme ou de fureur, nous reconnaissons l’auteur d’Antigone et de Virginie ; mais bientôt, quand il arrive à Londres, il ne songe plus qu’aux belles têtes de chevaux, aux fières encolures, aux larges croupes, et son grand souci est de faire traverser le détroit à ces quinze nobles bêtes dont il va enrichir ses écuries.

Pendant qu’il court le monde, la comtesse d’Albany passe l’été et l’automne à Genzano, dans une retraite enchantée d’où elle aperçoit devant elle les sommets du mont Albano et à ses pieds le lac de Némi,

Le beau lac de Némi qu’aucun souffle ne ride.


C’est là qu’elle recevait les lettres d’Alfieri, c’est de là qu’elle envoyait ses consolations à cette âme impétueuse. Si nous ne possédons pas cette correspondance où tant de choses sans doute nous seraient révélées, on montre du moins à Florence un document assez bizarre qui appartient précisément à cette date, et n’a pas besoin de commentaire. C’est un cahier renfermant une série de sonnets adressés pour la plupart à la comtesse, avec ce titre étrange : Sonetti di Psipsio copiati da Psipsia in Genzano, il di 17 ottobre 1783, anno disgraziato per tutti due. Psipsio, Psipsia, pourquoi ces noms ? Il y a là une énigme que personne encore n’a devinée, mais ce détail offre peu d’intérêt ; la seule chose à signaler ici, c’est le témoignage de leurs sentimens mutuels pendant ces années de séparation et d’exil.

Au commencement de l’hiver, la comtesse d’Albany revint à Rome, ou de graves événemens l’attendaient. Le roi de Suède, Gustave III, visitait alors l’Italie, et bien qu’il voyageât sous le nom du comte de Haga, c’est-à-dire incognito, sans pompe, sans bruit, occupé seulement d’étudier les monumens et les musées, il se mêla cependant, comme tout le monde, des affaires de la comtesse d’Albany. Il avait eu une entrevue le 1er décembre à Pise avec Charles-Edouard ; il avait reçu ses confidences, et n’avait pu retenir ses larmes en voyant à quelle misérable situation était réduit l’héritier de tant de rois. Après l’avoir décidé à renoncer pour toujours à son rôle de prétendant, il s’était fait un devoir d’assurer le repos de ses derniers jours, il avait écrit à Louis XVI pour le prier d’améliorer la position pécuniaire du malheureux prince, et cette lettre, remise au roi de France par l’ambassadeur suédois, M. le baron de Staël-Holstein, avait déjà obtenu un résultat favorable. Il lui restait encore à régler les rapports de Charles-Edouard avec sa femme, à mettre fin, d’une manière ou d’une autre, à une situation qui était le scandale de l’Italie et de l’Europe. Gustave III, dès son arrivée à Rome, au commencement de l’année 1784, eut des conférences à ce sujet avec la comtesse d’Albany et le cardinal d’York. Que se passa-t-il dans ces conférences ? Quel fut le rôle du cardinal, quelle l’attitude de la comtesse ? On ne sait, mais il est clair que ni l’un ni l’autre ne pouvait entretenir le roi de Suède dans les illusions qu’il s’était faites. Gustave apprit là bien des choses dont il ne se doutait point, et, voyant qu’il fallait renoncer à l’espoir de ramener la comtesse, il conçut aussitôt le projet de faire prononcer la séparation légale des deux époux. Le 24 mars 1784, il annonçait à Charles-Edouard le résultat de ses démarches ; on devine aisément, d’après la réponse du prince, les révélations et les conseils que renfermait cette lettre. Voici ce que l’héritier des Stuarts s’empressait d’écrire, trois jours après, à son ami le roi de Suède, ou plutôt le comte de Haga. De tels documens veulent être cités avec une fidélité scrupuleuse ; ce ne sont pas des modèles de style ou de correction qu’on y cherche.

« Monsieur le comte, j’ai été on ne peut pas plus sensible à la vôtre obligeante de Rome, du 24 mars, je me mets entièrement dans les bras d’un si digne ami que vous êtes, monsieur, car je ne connais personne à qui je puisse confier mieux et mon honneur et mes intérêts. Tâchez de terminer cette affaire le plus tôt possible. Je consens pleinement à une séparation totale avec ma femme, et qu’elle ne porte plus mon nom. En vous renouvelant les plus sincères sentimens de reconnaissance et d’amitié, je suis votre bon ami,

« C. D’ALBANIE[4]. »


Les conditions de la séparation furent réglées par le roi de Suède et le cardinal d’York. La comtesse abandonna la plus grande partie de son douaire, et la cour de France, pour faciliter cet arrangement, lui assura une rente annuelle de 60,000 livres. Ces conventions une fois arrêtées, et le pape ayant autorisé la séparation a mensa et thoro, Charles-Édouard signa la déclaration que voici :


« Nous, Charles, roi légitime de la Grande-Bretagne, sur les représentations qui nous ont été faites par Louise-Caroline-Maximilienne-Emmanuel, princesse de Stolberg, que pour bien des raisons elle souhaitait demeurer dans un éloignement et séparation de notre personne, que les circonstances et nos malheurs communs rendaient nécessaires et utiles pour nous deux, et considérant toutes les raisons qu’elle nous a exposées, nous déclarons par la présente que nous donnons notre consentement libre et volontaire à cette séparation, et que nous lui permettons dores en avant de vivre à Rome, ou en telle autre ville qu’elle jugera le plus convenable, tel étant notre bon plaisir.

« Fait et scellé du sceau de nos armes en notre palais à Florence, le 3 avril 1784.

« Approuvons l’écriture et le contenu ci-dessus.

« CHARLES R. »


La comtesse d’Albany (car elle continua de porter ce nom) profita bientôt de sa liberté pour quitter Rome ; mais, n’osant pas encore braver l’opinion publique au point de se retrouver avec Alfîeri dans quelque ville d’Italie, elle lui donna rendez-vous en Alsace ; Elle était allée passer la chaude saison au pied des Vosges ; ce fut là, dans une jolie maison de campagne non loin de Colmar, que les deux amans se retrouvèrent. Le poète y demeure deux mois, et aussitôt voilà les tragédies qui reprennent l’avantage sur les coursiers aux fières encolures. L’inspiration et même, pour parler plus simplement, le désir de se mettre à l’œuvre, le désir de prendre la plume et de tenter quelque chose, étaient intimement attachés pour Alfieri à la présence de la comtesse, Encore palefrenier la veille, il redevient poète tout à coup dans la villa de Colmar. C’est là qu’il compose Agis, Sophonisbe, Myrrha, c’est là qu’il écrira ses deux Brutus et la première de ses Satires. L’année suivante en effet, aux premiers beaux jours de l’été, le poète et son amie, volontairement séparés pendant l’hiver, accourront de nouveau l’un vers l’autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si bien à tous les yeux. On sait avec quelle ivresse Alfieri parle de cette période dans l’histoire de sa vie ; on se rappelle sa douleur quand la comtesse, encore soigneuse de sa renommée, revient passer l’hiver dans les états du pape, s’établit à Bologne, et oblige son compagnon à choisir une autre résidence ; on se rappelle aussi ses transports au moment où le mois d’août, trois ans de suite, le ramène à Colmar ; on se rappelle ces explosions d’enthousiasme, ce réveil d’activité poétique, cette soif de gloire qui le tourmente, sa joie de faire imprimer ses œuvres à Kehl dans « l’admirable imprimerie de Beaumarchais, » puis ses deux voyages à Paris, son installation avec la comtesse dans une maison solitaire, tout près de la campagne, à l’extrémité de la rue du Montparnasse, et tous les soucis que lui donne la publication de ses œuvres complètes chez Didot l’aîné, « artiste passionné pour son art. » Tous ces détails sont racontés dans l’autobiographie du poète, nous n’avons pas à y revenir ici ; mais ce qu’Alfieri ne pouvait pas dire, et ce qui est pourtant un épisode essentiel de cette histoire, ce sont les dernières années de Charles-Édouard, ces années d’abandon et de malheur pendant lesquelles le triste vieillard, si longtemps dégradé, se relève enfin, et retrouve à sa dernière heure une certaine dignité vraiment noble et touchante.


V

Lorsque Charles-Edouard eut signé la déclaration qui le séparait de sa femme, se sentant plus isolé que jamais, il eut la pensée de faire venir auprès de lui sa fille naturelle, l’enfant qu’il avait eue de miss Walkinshaw, et qui, âgée alors de trente et un ans, vivait avec sa mère dans l’abbaye de Notre-Dame de Meaux. Il y avait vingt-quatre ans qu’il était éloigné d’elle. Soit indifférence, soit ressentiment contre miss Walkinshaw, soit peut-être respect des convenances vis-à-vis de sa femme légitime, il ne paraît pas qu’il ait gardé pendant ce long espace de temps des sentimens bien paternels pour l’enfant qu’on lui avait arraché. Enfin, abandonné de tous, car il s’était brouillé avec le cardinal pour de misérables questions d’argent, livré pendant ses maladies à des soins mercenaires, seul dans le monde et voyant approcher l’heure suprême, il songea tout à coup à cette enfant, devenue sans doute une gracieuse femme, et qui pouvait rendre un peu de joie à son foyer désert. Au mois de juillet 1784, il la reconnut pour sa fille par acte judiciaire, après quoi il la légitima, en vertu de ses droits princiers, sous le nom de duchesse d’Albany ; puis, grâce à l’entremise de M. de Vergennes, ministre des relations extérieures, il obtint que ces deux actes fussent enregistrés par le parlement de Paris avec l’approbation de Louis XVI. Le prince, dans cette déclaration, ne pouvait prendre son titre de roi ; on sait que, l’année précédente, Louis XVI avait signé ce glorieux traité de Versailles qui réparait, à dix ans de distance, nos humiliations et nos désastres du traité de Paris : il eût été inconvenant et puéril de choisir un tel moment pour jeter cette espèce de défi à l’Angleterre. Le comte d’Albany signa simplement Charles-Edouard Stuart, petit-fils de Jacques II, roi de la Grande-Bretagne, et l’acte fut enregistré au parlement le 6 septembre. Toutes ces choses réglées, il s’empressa d’en faire part à sa chère fille, et la pria de se rendre le plus tôt possible à Florence.

La duchesse d’Albany arriva chez son père le 5 octobre, accompagnée d’une dame française mariée à un officier irlandais, Mme O’Donnell, et d’un noble écossais, lord Nairn. Charles-Edouard la reçut avec une joie bien sentie. Il avait fait renouveler pour elle l’ameublement de sa maison, et il sembla qu’il voulût changer aussi sa façon de vivre. La fille, par sa seule présence, réformait les habitudes du père. Elle avait une dignité naturelle et discrète dont il était malaisé de ne pas subir le charme. Toute la haute société de Florence s’empressa de lui rendre visite en son palais, et bientôt des fêtes, des bals, que la jeune femme présidait avec grâce, égayèrent la noble résidence, assombrie naguère par tant de douloureux souvenirs. Si toutes relations étaient impossibles entre Charles-Edouard et le grand-duc de Toscane, d’autres personnes souveraines se firent un devoir de témoigner leurs sympathies au pauvre ressuscité et à sa douce directrice. À Pise, où elle passa l’hiver de 1784, la duchesse d’Albany reçut l’accueil le plus cordial de la reine Caroline de Naples et de la grande-duchesse Marie-Louise, fille du roi d’Espagne Charles III. Au mois d’octobre de l’année suivante, elle eut une entrevue à Pérouse avec le cardinal d’York, qui avait refusé jusque-là d’établir aucune correspondance avec elle et laissait obstinément toutes ses lettres sans réponse, tant il était irrité contre son frère pour je ne sais quel règlement d’intérêts. Elle le vit, elle toucha ce cœur intraitable, et finit par réconcilier les deux frères. À cette grâce bienfaisante du dévouement filial personne ne pouvait résister. Pie VI lui-même, malgré son peu d’estime pour Charles-Edouard, écrivit des lettres tout amicales à celle qui consolait ses vieux jours et qui relevait l’honneur de son nom.

Cependant la santé du prince allait s’affaiblissant toujours. Il était trop tard pour qu’un changement de vie pût guérir un mal invétéré. Il payait cruellement la peine de ses vices au moment où il les effaçait par son repentir. Son intelligence se voilait, il restait souvent des heures entières sans connaissance. On crut que la douce atmosphère de Rome lui vaudrait mieux pendant l’hiver que la froide bise des Apennins. Il quitta Florence le 2 décembre 1785, pour ne plus y revenir. Sa faiblesse était si grande, qu’il lui fut impossible de faire le voyage autrement qu’à petites journées, il faut presque dire pas à pas. Dès son arrivée à Rome, il parut se réveiller de sa torpeur. Réconcilié avec le cardinal, qui était venu le chercher jusqu’à Viterbe, affectueusement accueilli par le pape, il habitait de nouveau le palais où il était né, et maintes impressions de son enfance, maints souvenirs de sa jeunesse, semblaient aiguillonner en lui l’homme d’autrefois. Ce ne fut qu’un éclair ; le voile qui flottait sur sa pensée devint bientôt plus épais et plus noir. Un voyageur qui le vit souvent vers cette époque, le Milanais Joseph Gorani, raconte qu’il le trouvait à l’ordinaire étendu de tout son long sur un canapé, tantôt dormant, tantôt les yeux ouverts et fixes, presque toujours étranger à ce qui se passait autour de lui. Les soins dont il était entouré, la décence et le bon ordre de sa maison, attestaient pourtant l’action continue d’une influence sereine et bienfaisante que le malheureux n’avait jamais éprouvée avant ce dernier séjour à Rome.

Au milieu de ses engourdissemens, il avait parfois des accès d’une sensibilité délicate et ardente, surtout quand il était question de l’Ecosse et de ses braves highlanders. Peu de temps après son installation à Rome, un visiteur anglais, M. Greathed, l’ami de Charles Fox, ayant été introduit auprès de Charles-Edouard, amena la conversation sur les événemens de 1745. « Ils étaient seuls, dit M. de Reumont, dans la chambre du prince… D’abord Charles-Edouard resta sur la réserve, ce souvenir ainsi évoqué lui causait manifestement une impression pénible ; mais son interlocuteur continuant toujours, il sembla se débarrasser tout à coup d’un poids qui l’accablait : une flamme s’alluma dans ses yeux, une vie extraordinaire anima sa physionomie ; il commença le récit de sa campagne avec une énergie toute juvénile ; il parla de ses marches, de ses combats, de ses victoires, de sa fuite à travers mille dangers, du dévouement absolu de ses Écossais, du sort épouvantable réservé à un si grand nombre d’entre eux… Arrivé à ce point de son récit, l’impression que fit sur lui, après quarante années, le souvenir des souffrances de ses partisans fut si vive, si violente, que ses forces l’abandonnèrent, la parole mourut sur ses lèvres, et il tomba sans connaissance. »

Joseph Gorani, dans ses notes de voyage, raconte un fait de même nature, et qui prouve bien ce redoublement d’exaltation, de sensibilité à la fois généreuse et maladive pour tout ce qui se rattachait à l’héroïque période de sa vie. Nous avons raconté son arrestation à l’Opéra de Paris en 1748 ; lorsque le comte de Vaudreuil accomplit cette indigne mission qui arrachait des cris de douleur et de honte à Voltaire, il avait auprès de lui son jeune fils ; or il y avait entre le père et le fils une ressemblance extraordinaire qui s’accusa plus fortement encore avec les années. En 1787, M. de Vaudreuil le fils visitait Rome avec la duchesse de Polignac, l’amie de la reine Marie-Antoinette, la gouvernante des enfans de France. « Il eut, dit Joseph Gorani, l’indiscrète pensée de se présenter chez Charles-Edouard, et la duchesse d’Albany, ignorant ces détails, l’introduisit, elle-même dans le salon de son père. » Dès qu’il entra, le prince, à l’aspect de cet odieux visage dont les traits étaient si cruellement gravés dans sa mémoire, crut voir se dresser en face de lui toutes les apparitions des mauvais jours. L’émotion était trop poignante, le vieillard s’évanouit. Certes ce n’était plus ce personnage vulgaire qui contait ses aventures après boire et chez qui le héros s’était changé en roi de comédie. On sent un cœur ici, on voit un homme qui se relève pour espérer encore et pour souffrir. Il espérait toujours en effet, contre toute espérance. Précisément vers cette époque, au moment où il ne lui restait plus qu’un dernier souffle, il avait placé sous son lit une cassette renfermant 12,000 écus, destinés, disait-il, à son retour en Écosse. Cette folle pensée, si on la juge au point de vue moral, n’est-elle pas un trait qui nous touche ? Il comprenait qu’une seule période de sa vie avait été véritablement digne d’un homme ; il voulait mourir debout, son drapeau à la main, pour effacer les misères de son passé.

Il était trop tard pourtant, même au point de vue moral. Ces retours d’émotions généreuses et de viriles ardeurs étaient entremêlés d’abattemens qui annonçaient une crise suprême. Le 7 janvier 1788, il fut atteint d’un coup de sang ; d’autres attaques survinrent, et après trois semaines de souffrances il expira, le 30 janvier, entre les bras de sa fille. Son corps fut exposé dans la maison mortuaire. On avait placé sur le cercueil un sceptre et une couronne, avec la décoration de l’ordre de la Jarretière. L’inscription funéraire ne contenait que ces mots : Carolus III Magnœ Britanniœ rex. La dépouille mortelle fut transportée à Frascati, dans l’évêché du cardinal d’York, qui fit célébrer solennellement le service funèbre avec tout l’appareil usité pour les rois. L’année suivante, le 14 novembre 1789, la duchesse Charlotte d’Albany, fidèle jusqu’à la mort à sa sainte et douloureuse mission, allait retrouver son père au fond de la tombe.

Si nous avions à poursuivre ici l’histoire du dernier Stuart, il faudrait signaler la proclamation par laquelle le cardinal d’York, revendiquant le trône de ses aïeux, se déclara substitué, malgré son titre de prince de l’église, aux droits de son frère aîné Charles III, et prit le nom de Henri IX, proclamation dont le pape Pie VI loua la forme judicieuse et sensée dans une lettre au cardinal Negroni. Il faudrait signaler aussi la médaille frappée à Rome à cette occasion, étrange monument historique où l’on voit d’un côté le portrait du cardinal avec cette inscription en latin : Henri IX, roi de Grande-Bretagne, de France et d’Irlande, défenseur de la foi, cardinal, évêque de Frascali, et sur le revers ces mots : Non desideriis hominum, sed voluntate Dei. 1788. Un sujet plus sérieux nous attire ; laissons-là cet incident qui mérite à peine une mention, et cherchons ce que devient l’épouse infidèle de Charles-Edouard. La comtesse Louise d’Albany était à Paris depuis quelques semaines, en compagnie de l’auteur d’Antigone et de Marie Stuart, lorsqu’elle apprit la mort du prince dont elle portait le nom. Qu’éprouva-t-elle en recevant ce message ? Fut-ce pour la brillante pécheresse l’occasion d’un remords, d’un regret, d’un retour sérieux et attristé sur elle-même ? Y a-t-il enfin une conclusion morale à la première partie de cette histoire ?

Oui, l’adultère a beau s’entourer de mille excuses et se parer de tous les prestiges de la poésie, l’heure de la punition finit toujours par sonner. Sous une forme ou sous une autre, le juge invisible sait atteindre les coupables. Certes on ne peut blâmer la comtesse d’Albany de s’être soustraite aux mauvais traitemens de Charles-Edouard ; dès le jour où il viola tous ses devoirs, Charles-Edouard n’avait plus de droits sur elle. Une fois libre cependant, une fois arrachée à ce joug odieux, comment absoudre la femme qui ne sut pas se respecter ? Selon le cours ordinaire des choses, de telles fautes le plus souvent sont punies par la faute même ; le désenchantement, le dégoût, l’abandon, voilà presque toujours le réveil qui suit ces illégitimes transports. C’est le châtiment que des romanciers habiles nous ont tant de fois montré dans leurs meilleures peintures ; ce n’est pas le seul toutefois, et la Providence, en ses combinaisons infinies, a des ressources d’imprévu que nous ne soupçonnons pas. Le grand poète qui a créé le monde moral et qui y déroule tant de tragédies secrètes est toujours nouveau et toujours infaillible. Ce châtiment dont je parlais tout à l’heure, la comtesse d’Albany paraît y avoir échappé ; tout porte à croire qu’elle a été heureuse selon les hommes, qu’elle n’a pas connu les lendemains cruels de l’ivresse, qu’Alfieri n’a pas ressenti ou bien a su dissimuler avec soin les amertumes du désenchantement ; rien ne rappelle ici l’histoire d’Adolphe et d’Ellénore. Est-ce à dire que Mme d’Albany ait pu braver impunément la loi commune ? Non, certes. Elle a subi une autre espèce de châtiment, un châtiment non moins grave pour une créature d’élite. C’était un esprit noble, un cœur au-dessus du vulgaire ; elle eut la douleur de voir ce prince, si héroïque à vingt-cinq ans et dégradé longtemps par une infortune supportée sans courage, se relever à la fin sous une tendre et généreuse influence ; elle eut la douleur de voir la fille naturelle remplir avec un dévouement pieux le devoir qui appartenait à la femme légitime et qu’elle eût été si capable de mener à bien. La duchesse Charlotte, en réveillant l’âme du vainqueur de Preston-Pans, a humilié la comtesse Louise. Voilà quel fut le remords de Mme d’Albany. Alfieri l’indique, mais en termes trop vagues : « Au mois de février 1788, mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari, arrivée à Rome, où il s’était retiré depuis plus de deux ans qu’il avait quitté Florence. Quoique cette mort n’eût rien d’imprévu à cause des accidens qui pendant les derniers mois l’avaient frappé à plusieurs reprises, et bien que la veuve, désormais libre de sa personne, fût très loin d’avoir perdu un ami, je vis, à ma grande surprise, qu’elle n’en fut pas médiocrement touchée, non poco compunta. » Ces paroles sont une faible traduction de la vérité, bien qu’elles nous permettent de l’entrevoir ; la comtesse d’Albany, en nous ouvrant son cœur, nous y eût montré certainement autre chose. Il y avait dans les destinées si différentes de la duchesse Charlotte et de la comtesse Louise un contraste éloquent, une leçon douloureuse et amère qu’un poète, un moraliste, un peintre des passions humaines aurait dû mieux comprendre, et qu’il eût comprise sans nul doute, s’il n’avait pas été si directement intéressé dans cette aventure. La punition de l’orgueilleux Alfieri, nous le verrons, fut d’avoir un successeur qui ne le valait point ; la punition de la comtesse fut de sentir au plus profond de son âme l’humiliante leçon que lui infligeaient les dernières années de Charles-Edouard. Cette pensée la tourmentera, je le sais d’avance, dans ce frivole et voluptueux Paris de 1788, où elle vient peut-être, fille du XVIIIe siècle, pour tâcher d’affermir en son cœur l’indifférence morale et le dédain de l’éternelle loi religieuse. C’est là qu’il faut la suivre.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié cependant les excellentes pages de M. Ampère sur l’Archivio storico italiano. Voyez, dans la livraison du 1er septembre 1856, l’étude intitulée l’Histoire et les Historiens de l’Italie.
  2. Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, t. II, p. 94, édit. Didier, Paris 1860.
  3. Voyez, sur le poète Immermann et la comtesse d’Ahlefeldt, la Revue du 15 avril 1858.
  4. Charles-Edouard signait comte d’Albanie, et sa femme comtesse d’Albany. Cette différence d’orthographe est-elle simplement fortuite ? ou bien ne serait-ce pas après la séparation que la comtesse aurait modifié ainsi le nom de pure fantaisie que son mari s’était donné ? M. de Reumont ne nous fournit aucun renseignement sur ce point.