La Concurrence des voies de communication

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La Concurrence des voies de communication
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 944-948).

ESSAIS ET NOTICES.
LA CONCURRENCE DES VOIES DE COMMUNICATION


Quel rôle convient-il d’assigner aux voies navigables en présence des chemins de fer ? Doivent-elles être améliorées et complétées par de grands travaux ? Est-ce par la concurrence de l’industrie batelière qu’il faut combattre les dangers du monopole des compagnies ? Ces questions, souvent agitées, mais non résolues, reviennent actuellement à l’ordre du jour ; l’assemblée nationale a institué des commissions et ouvert une enquête pour les élucider. Après les désastres sans précédent qui ont frappé notre fortune, nous ne pouvons plus disposer en faveur des travaux publics que de capitaux très restreints ; au moins faut-il en tirer le meilleur parti possible en les consacrant à des entreprises vraiment productives. Il importe donc plus que jamais peut-être d’examiner les problèmes économiques qui se rattachent à l’industrie des transports.

Les voies de communication se divisent en trois groupes : routes, canaux, chemins de fer. Les routes, qui avaient autrefois une influence prépondérante, ne desservent aujourd’hui que des transactions locales : elles sont encore d’une grande utilité pour les transports à faible distance. N’ayant pour elles ni le bon marché des transports ni la célérité, elles ne peuvent plus figurer qu’au second plan dans les préoccupations du pouvoir central. Les voies navigables et les chemins de fer restent donc seuls en présence pour constituer les grandes artères du mouvement commercial. Le chemin de fer, comparé à la voie navigable, rend des services plus variés, car il se prête au transport des voyageurs en même temps qu’à celui des marchandises, et il offre l’inestimable avantage de la vitesse ; aussi l’existence d’un canal ne pourra-t-elle jamais être invoquée comme un argument péremptoire contre l’utilité d’un chemin de fer riverain. Toutefois la puissance des transports par eau pour le déplacement des grandes masses peut atteindre des limites inaccessibles aux transports sur rails. Sur la voie navigable, le marché du mouvement commercial reste librement, ouvert à la concurrence, et peut offrir au consommateur l’avantage de l’économie ; enfin les bateaux peuvent prendre et laisser du fret en tous les points de leur parcours, tandis que sur la voie ferrée le nombre des gares est forcément restreint. Ainsi, pour le transport des marchandises encombrantes, le chemin de fer et la voie navigable offrent chacun des avantages parfaitement distincts et comparables en importance. Si l’on posait en principe que la concurrence de deux artères de communication aboutissant aux mêmes points fût un bienfait public, c’est sur une large échelle qu’il faudrait améliorer et accroître le réseau navigable.

Reste à savoir si cette concurrence est profitable aux intérêts généraux du pays. Sur ce point, l’opinion publique n’a pas toujours été la même. En 1852, les chemins de fer, qu’on avait accueillis lors de leur création avec inquiétude et méfiance, étaient en faveur, au grand détriment de la navigation ; on doutait fort que cette dernière pût rendre à l’avenir d’assez grands services pour compenser les sacrifices financiers qu’elle avait exigés déjà, et qu’elle réclamait encore. En 1860 au contraire, on présentait la batellerie comme le modérateur indispensable du monopole des compagnies de chemins de fer ; une lettre adressée au ministre des travaux publics par le chef de l’état provoquait diverses mesures administratives et financières destinées à donner à l’industrie batelière les moyens de faire « une juste concurrence » aux voies ferrées. Aujourd’hui les opinions sur cette question de concurrence sont. très partagées, bien qu’au fond la contradiction ne soit qu’apparente. Lorsqu’un chemin de fer et un canal fonctionnent concurremment, ce n’est pas toujours un bien ni toujours un mal ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre. Il y a là une formule à chercher.

La concurrence, en matière de production, ne contribue d’une manière efficace à l’accroissement des richesses que s’il n’y a pas double emploi. Supposons par exemple que deux usines semblables, d’égale importance, soient établies côte à côte et desservent un cercle de localités voisines, au-delà desquelles tout débouché leur est interdit par la force des choses ; supposons encore que la consommation des produits de ces usines atteigne à peu près le maximum possible et que chacune d’elles dispose du matériel nécessaire pour une fabrication égalé ou un peu supérieure à la moitié de ce maximum. La concurrence de ces deux industries amènera d’excellens résultats ; chacune d’elles agira sur l’autre comme un stimulant, les produits seront livrés au consommateur au meilleur marché possible. Supposons maintenant que chacune, de ces usines se propose de doubler son chiffre d’affaires, et augmente en conséquence son matériel et son outillage. Les situations relatives restent les mêmes ; mais les capitaux immobilisés et les frais généraux ont augmenté de part et d’autre, il faut que les usiniers vendent plus cher que précédemment ou qu’ils se résignent au sacrifice des sommes qu’ils viennent de dépenser imprudemment. Par conséquent, perte pour les consommateurs ou perte pour les fabricans, voilà l’effet d’un double emploi surgissant à côté de la concurrence.

En 1852, les chemins de fer suffisaient en général à toutes les demandes du commerce ; l’industrie batelière ne pouvait donc se développer qu’au détriment des voies ferrées. Améliorer ou compléter les voies navigables concurrentes, c’était alors risquer un double emploi, nécessairement onéreux pour la fortune publique. Pendant les années suivantes au contraire, il y eut dans l’industrie des transports un accroissement d’activité si rapide qu’un certain nombre de voies ferrées devinrent, malgré leur puissance de traction, incapables de répondre à elles seules aux demandes du public. C’est alors que la concurrence de la batellerie, sur les canaux voisins de ces lignes insuffisantes, apparut comme un véritable bienfait ; l’amélioration de ces canaux devint une œuvre féconde en résultats économiques. Considérons par exemple la partie de notre réseau navigable qui s’étend sur les départemens desservis par la compagnie des chemins de fer du Nord. Ces canaux et rivières, dont l’ensemble communique par Chauny avec le reste de la France, présentent un développement d’environ 950 kilomètres. Ils desservent les ports de Saint-Valéry, Gravelines, Calais. et Dunkerque, les centres industriels et les houillères du Nord et du Pas-de-Calais, les importans bassins belges de Mons et de Charleroy ; de là des alimens considérables pour l’industrie des transports. Le chemin de fer prend à peu près le maximum de chargement possible ; l’excédant passe à la batellerie et produit un mouvement commercial de 480 millions de tonnes kilométriques. Sur ces voies navigables, le droit de navigation prélevé par l’état produit 1,100,000 francs par an : c’est à peu près ce que coûtent l’entretien et les réparations ordinaires ; il y a donc équilibre entre la recette et la dépense. Les travaux d’amélioration exécutés dans ces dernières années, et les réductions successives du droit de navigation ont eu pour conséquence heureuse un notable abaissement du prix des transports. La tonne de houille de Mons, qui payait en 1855 un fret de 10 fr. 70 cent, pour aller à Paris, ne payait que 6 fr. 40 cent, en 1869. Comme il s’agit d’un parcours de 350 kilomètres, ce dernier prix correspond au faible chiffre de 0 fr. 018 par tonne kilométrique, et pourtant les péniches de Mons, qui font ces transports, ont à supporter les inconvéniens du retour à vide. Par le chemin de fer, la tonne de houille paie 9 fr. 20 cent, de Mons à Paris. On voit que l’industrie batelière rend, dans cette partie de la France, de véritables services, parce que la concurrence des canaux et des voies ferrées n’y est pas accompagnée d’un double emploi.

Les résultats sont tout autres pour les canaux de Bretagne, qui communiquent par Nantes avec le reste du réseau et s’étendent, concurremment avec les voies ferrées des compagnies d’Orléans et de l’Ouest, sur les départemens de la Loire-Inférieure, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, des Côtes-du-Nord et du Finistère. Les centres industriels n’abondent pas dans ces contrées, où l’on ne trouve d’ailleurs aucun bassin houiller ; aussi les chemins de fer n’y récoltent-ils qu’un faible trafic ; quant à la batellerie, elle y végète sur un mouvement commercial d’à peine 20 millions de tonnes kilométriques. L’entretien et les réparations ordinaires de ce réseau, d’environ 650 kilomètres, coûtent annuellement à l’état 450,000 francs ; l’impôt de navigation n’en rapporte que 30,000 ; perte sèche pour le budget, 420,000 francs. Le fret varie, sur ces voies navigables, de 3 à 5 centimes par tonne et par kilomètre ; c’est à peine une économie sur les prix du chemin de fer pour les marchandises encombrantes ; on ne peut donc pas dire que le sacrifice annuel de l’état se transforme en profit pour le public. Nous devons regarder ces canaux de Bretagne comme un héritage actuellement onéreux pour nous ; c’est, pour ainsi dire, une bouche inutile à laquelle nous servons une pension alimentaire. Si, au bout d’un certain nombre d’années, les transactions commerciales prennent dans cette partie de la France une assez grande activité pour que l’encombrement des marchandises commence à se faire sentir sur les voies ferrées, alors le moment sera venu d’améliorer le réseau navigable pour permettre à la batellerie d’abaisser ses prix de transport. Jusque-là, en consacrant nos capitaux à des travaux de ce genre, nous ne ferions qu’aggraver les inconvéniens du double emploi ; ce serait nous imposer des charges nouvelles.

Ces considérations suffiront pour définir le rôle économique qu’il convient d’assigner en présence des chemins de fer à nos voies navigables. La concurrence faite aux voies ferrées par la batellerie commence à devenir profitable au moment où ces voies deviennent insuffisantes pour le transport des marchandises. Tant que la demande des expéditeurs n’atteint pas l’offre possible de la voie ferrée, la concurrence d’un canal est non-seulement improductive, mais onéreuse pour la fortune publique. Concurrence sans double emploi, telle est la formule qu’il s’agissait d’établir ; elle répond aux questions que nous nous sommes posées.

Il nous reste à faire une remarque très générale. En voyant combien la consommation en matière de transports s’est augmentée depuis un quart de siècle, on serait tenté de croire qu’elle est susceptible d’un développement indéfini ; ce serait une erreur. C’est dans notre siècle qu’on a vu l’inauguration du règne de la houille origine d’une grande et féconde révolution industrielle. Au moyen de cette force nouvelle, la production s’est multipliée en même temps que les rails se posaient sur le sol, pour développer et perfectionner le mécanisme des échanges. Sans doute de nouveaux progrès restent à faire : ils constitueront une source de bien-être matériel et moral ; mais, à mesure que les mailles de notre réseau de chemins de fer se resserrent davantage, on se rapproche évidemment d’un maximum d’utilité qui rendrait superflue la création de nouvelles artères » Déjà, les progrès dans l’activité des transports se font avec moins de rapidité ; on tend pour ainsi dire vers un état stationnaire. Il faut, pour ce motif, qu’une grande sagacité préside au choix des nouvelles entreprises, car bien souvent les inconvéniens du double emploi pourraient se faire sentir à côté d’avantages insuffisans pour les compenser.


Félix Lucas.