La Crise de 1871 en Belgique, les causes et les périls de la situation

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La Crise de 1871 en Belgique, les causes et les périls de la situation
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 241-269).
LA
CRISE RECENTE
EN BELGIQUE

Il y a quelques jours, l’attention de l’Europe était tout à coup appelée sur Bruxelles. La Belgique, qui mène d’ordinaire cette existence calme et heureuse des peuples qui n’ont pas d’histoire, était en proie à une agitation profonde dont la gravité augmentait de jour en jour. Des foules tumultueuses remplissaient les rues de la capitale ; elles poursuivaient de leurs clameurs les membres de la majorité sortant de la chambre des représentans, elles criaient : « A bas le ministère ! à bas les voleurs ! » Devant le palais du souverain, elles ajoutaient, il est vrai : « Vive le roi ! » mais elles n’en oubliaient pas moins le respect dû dans un pays libre à l’indépendance de la représentation nationale et à la dignité du pouvoir exécutif.

A l’étranger, on crut que la Belgique se trouvait à la veille d’une de ces crises redoutables qui se terminent par une révolution ou par un coup d’état. Les amis du régime parlementaire s’affligeaient de le voir ébranlé dans un pays où ils le croyaient définitivement assis, consacré par une pratique toujours heureuse de quarante années. Les ennemis de la liberté s’empressaient d’y chercher un argument en faveur du despotisme. L’assemblée de Versailles y vit même une raison, affirme-t-on, pour ne point retourner à Paris. Heureusement toutes ces alarmes ne se sont pas trouvées justifiées. Les ministres qui avaient provoqué cette violente opposition se sont retirés ; d’autres hommes politiques de la même opinion ont pris leur place. L’agitation s’est apaisée comme par enchantement, et la Belgique est rentrée dans son calme habituel. Quoique déjà presque oubliée au milieu des graves soucis qui tiennent les esprits en éveil ou plutôt dans l’anxiété, cette crise mérite une étude plus attentive pour deux motifs. D’abord elle a soulevé un cas de pratique constitutionnelle extrêmement difficile, et tous les pays où le régime parlementaire existe peuvent tirer un utile enseignement de la manière dont la difficulté a été résolue à Bruxelles. En second lieu, elle est le symptôme d’une situation très grave qui n’est pas seulement propre à la Belgique, mais qu’on rencontre, avec des caractères presque identiques, dans la plupart des pays catholiques.


I

Rappelons brièvement les faits, et on comprendra sans peine l’irrésistible mouvement d’opinion qui s’est produit en Belgique. Supposez qu’après la chute du système de Law, quand le célèbre financier venait de se dérober par la fuite aux fureurs de la population, un ministère se fût formé avec quelques-uns des administrateurs de la compagnie d’Occident, et que ce ministère eût nommé gouverneur de province un des administrateurs de la compagnie d’Orient, qu’eût dit la France ? L’exaspération eût été telle que le régent aurait dû choisir entre la perte du pouvoir et le renvoi immédiat d’un semblable ministère. Ce qui se serait passé à Paris en 1719 vient de s’accomplir à Bruxelles en 1871. Voilà en peu de mots l’explication de l’incident. La Belgique avait eu son Law dans la personne de M. Langrand-Dumonceau, fait comte par le pape. Même superposition de sociétés se prêtant mutuellement leur crédit, même engouement de la part de la noblesse, même mélange d’idées justes et d’expédiens injustifiables, même succès vertigineux d’abord et même chute désastreuse bientôt après ; seulement les mirages de la Hongrie tenaient lieu de ceux du Mississipi.

En parlant de Law à propos de M. Langrand, je ne crois point faire tort à celui-ci. Law était un honnête homme. Il est arrivé à Paris avec plus d’un million, et il en est parti pauvre. Il a été un des précurseurs de l’économie politique et de la science financière. Ses principes étaient justes et ses idées fécondes. La Banque de France, les grandes sociétés anonymes, la conversion de la rente, la circulation fiduciaire, tous ces puissans mécanismes de l’industrie et du commerce contemporains ne sont que l’application de ses conceptions. M. Langrand, pour faire réussir en Belgique une nouvelle édition du « système, » s’était appuyé sur deux idées. La première était une idée purement financière, au fond très bonne, si elle avait été mise en œuvre avec habileté et probité. Elle consistait à emprunter en Belgique des capitaux qui, étant abondans, s’y louent bon marché, pour les employer en Hongrie en prêts hypothécaires et en achats de domaines rapportant un grand intérêt parce que le capital y est rare. La seconde idée était plus ingénieuse encore, mais d’une nature si complexe et si scabreuse qu’il vaut mieux l’expliquer que la qualifier. Au congrès de Malines de 1863, un orateur, éclairé par les lumières d’en haut et par celles de la haute banque, s’était écrié : « Les capitaux sont aujourd’hui païens et barbares ; il faut les ranger sous la loi de l’église ; comme les Sicambres, il faut les appeler au baptême. Il est temps de christianiser les capitaux. » C’était l’idée que les jésuites avaient tenté de mettre à exécution à la fin du siècle dernier, quand ils établirent dans plusieurs pays des maisons de commerce et des comptoirs financiers. Concentrer la richesse entre les mains des familles dévouées à l’église, donner aux serviteurs de la foi la direction des ressorts économiques et des sources de la production, c’est réaliser d’une façon sûre, sourde, invisible et conforme aux mœurs d’une époque tout industrielle, le rêve d’omnipotence théocratique caressé par la papauté au moyen âge. Le dessein était vaste ; il sera poursuivi, et avec le temps il finira peut-être par réussir dans certains pays. M. Langrand apporta dans l’exécution une habileté merveilleuse, mais en même temps une avidité de succès qui devait compromettre ses opérations, soit que son génie fût au-dessous de la grandeur de l’œuvre qu’il avait conçue, soit qu’il se laissât entraîner par la soif insatiable de dividendes et de primes de ses associés.

Au début, tout marcha admirablement. Les cultivateurs belges sont à la fois pieux et parcimonieux. Chaque année, ils font leurs pâques et des économies ; en tout, ils obéissent à leur curé. Donc, pour leur faire livrer leurs épargnes, il fallait obtenir l’appui du clergé et des évêques, et pour cela le moyen infaillible était d’obtenir une recommandation du pape ; afin de gagner le pape, il fallait venir au secours de sa caisse, toujours en déficit. M. Langrand trouva une combinaison vraiment sublime. Il fit un emprunt romain au pair, la rente romaine étant cotée à 70 environ ; puis il proposa aux souscripteurs belges de prendre du nouvel emprunt en leur accordant pour chaque titre de rente deux titres de ses sociétés financières faisant prime sur le marché d’une somme supérieure à celle que le titre papal perdait. Excellente affaire pour tout le monde ; le souscripteur secourait l’église, semblait pouvoir réaliser ses actions avec bénéfice, et recevait comme dividende assuré les bénédictions du saint-père ; le grand financier obtenait, lui, l’appui si précieux du Vatican, et écoulait ses actions ; enfin les coffres de Rome n’étaient plus à sec, et la rente romaine se relevait. Le pape, ravi, accorda le titre de comte à M. Langrand, et lui adressa une lettre[1] qui assura le succès de ses sociétés en lui procurant, comme courtiers de placement pour ses titres, les curés et les vicaires des communes rurales. Ceux-ci recommandaient aux bons paysans les lettres de gage des banques hypothécaires et de crédit foncier, croyant servir ainsi la cause de la religion et l’intérêt de leurs ouailles, sans oublier le leur, car ils touchaient une prime. Pour accroître encore son prestige, l’habile financier belge était parvenu, en leur donnant de grosses rétributions et en invoquant le but élevé qu’il poursuivait, à enrôler comme administrateurs de ses sociétés des personnes très haut placées par leur nom, leur fortune ou leur position dans le parti catholique. Le succès fut d’abord prodigieux. Comme on se disputait toutes les actions que M. Langrand émettait, toutes montaient à la bourse. On achetait, on revendait, et on faisait un bon bénéfice. M. Langrand apparaissait comme une sorte de messie, tel du moins que peut le comprendre une époque affamée d’or. Il suffisait de toucher son manteau ou de ramasser les miettes de sa table pour s’enrichir. Un économiste très défiant d’abord, mais ensuite converti par l’effet de la grâce, écrivait que « Dieu même n’offrait pas plus de garanties que Langrand. » Ce dieu de la finance recevait une sorte de culte ; on lui écrivait : « Je vous embrasse, je ne respire que par vous. » C’était Law en décembre 1719. La première affaire donna un bénéfice fabuleux ; elle s’appelait la banque hypothécaire. Elle céda tout son avoir à une nouvelle société du « prédit international, » créée exprès en Angleterre pour le lui racheter. Les cinq ou six fondateurs touchèrent 6 millions et gagnèrent 300 pour 100 en moins d’un an ; c’était le miracle de la multiplication des pains sous une forme appropriée aux besoins modernes. Ceux qui étaient favorisés de cette manne céleste n’y comprenaient rien eux-mêmes ; c’étaient cependant des hommes d’état de haute capacité et d’une probité au-dessus de tout soupçon. Ils disaient : C’est merveilleux en effet, mais ce ne sont pas des feuilles mortes comme celles que le diable, dans la légende, donne pour des pièces d’or ; ce sont de beaux écus sonnans.

Bientôt arrivèrent les déceptions. Les domaines de Hongrie avaient été achetés trop cher ; on voulait les vendre par parcelles, mais les acheteurs ne se présentaient pas ou ne payaient pas. Les annuités des lettres de gage rentraient mal. Les initiés voyaient qu’on marchait vers une catastrophe ; cependant le génie de M. Langrand n’était pas à bout d’expédiens. Grâce à ses hautes relations dans toute l’Europe, il prit pour base d’opération le continent tout entier, la France, l’Italie, l’Autriche, les. Pays-Bas, ramassant partout des capitaux, essayant partout des affaires nouvelles, distribuant de l’argent pour s’assurer l’appui des journaux bien pensans et pour faire triompher dans les élections les candidats de la bonne cause. Quand une société avait épuisé la plus grande partie de son actif en dividendes pris sur le capital, en commissions, en traitemens au noble état-major qui prêtait son nom, on créait une société nouvelle qui reprenait l’avoir de la précédente, et le même manège recommençait. Le public admirait cet inépuisable enfantement de compagnies financières. Il en confondait les noms, mais il souscrivait au hasard. La clientèle était de première volée ; ainsi le prince La Tour-et-Taxis s’engagea pour 17 millions ; l’empereur d’Autriche se trouva lui-même entraîné dans l’affaire comme tuteur du prince. On ne se rappelait pas que Law avait inventé ces actions engendrant par une sorte de parthénogenèse des lignées successives d’autres actions qu’on appelait en leur temps « les mères, » « les filles » et les « petites-filles. » Tout cela ne pouvait pas durer. Les avertissemens des gens bien renseignés, les inimitiés politiques, les haines soulevées en Hongrie par les opérations frauduleuses d’agens subalternes, l’avortement de certaines entreprises très importantes, comme celle du rachat des biens ecclésiastiques en Italie, qui devait se faire avec l’agrément du pape et des évêques, les querelles intestines des administrateurs entre eux, toutes ces circonstances précipitèrent une débâcle inévitable dès le début, et qui n’avait été retardée que par l’extrême habileté du directeur-général et par le persistant aveuglement des souscripteurs. M. Langrand alla habiter Paris, puis Londres. Il promettait de temps en temps de relever le féerique édifice, sitôt bâti, sitôt tombé, qui aurait enrichi tous ses fidèles sans les perfides attaques de ses ennemis. La faillite fut prononcée en décembre 1870. Certains administrateurs trop peu prévoyans furent déclarés responsables, et, par un concordat avec les créanciers, restituèrent presque tous leurs bénéfices. La justice instruit actuellement l’affaire, qui donnera lieu à une série de procès interminables. On ne peut encore apprécier exactement le total des pertes ; on prétend cependant que cette étonnante aventure aura coûté à l’épargne belge plus de 100 millions. Ce qui est plus grave qu’une perte d’argent, des intérêts de l’ordre le plus élevé ont été compromis. Quoique le nombre des personnes réellement coupables soit très restreint, l’éclat a été si grand que l’antique renom de probité dont la Belgique était fière s’est trouvé atteint à l’étranger. Le sentiment religieux, exploité par les ministres du culte pour engager les paysans à livrer leurs économies, a dû être ébranlé dans plus d’une âme naïve, et, quoi qu’en pensent les jésuites, il est toujours fâcheux que la foi serve dans des prospectus financiers d’enseigne et d’appât Enfin le parti catholique, à qui son nom devrait imposer le soin de ne donner que des exemples de haute moralité, a vu plusieurs de ses hommes politiques les plus considérables forcés de se condamner à la retraite, et d’autres nuire encore plus à leur cause en restant sur la scène. La Belgique a donc triplement souffert : dans sa foi, dans sa réputation d’honnêteté, dans la considération de l’un de ses grands partis. Le lecteur, s’étonnera peut-être qu’ayant à faire connaître une crise politique, nous n’ayons parlé que de finance. C’est que la finance, la politique et la religion, dont les champs d’action devraient être toujours rigoureusement séparés, ont été mêlées en cette affaire d’une façon si intime que l’on ne peut faire comprendre l’incident politique sans rappeler d’abord le désastre financier qui l’a provoqué, comme on va le voir.

Les élections de juin 1870 avaient réduit la majorité libérale dans la chambre des représentans à une ou deux voix. A la suite de cet échec, le ministère Frère-Orban ne crut point pouvoir conserver la direction des affaires. Il offrit sa démission, et le ministère d’Anethan se constitua. Celui-ci procéda, sans même réunir le parlement, à la dissolution des deux chambres. Cet acte était peu régulier, car le ministère aurait dû d’abord se présenter devant les chambres et ne les dissoudre qu’après avoir constaté un refus de concours. La dissolution doit être non pas un jeu, mais un moyen extrême de sortir d’une situation sans issue. Il est très étrange de renvoyer devant leurs électeurs de nouveaux élus sans leur permettre même de manifester leur opinion. Il s’est trouvé ainsi que plusieurs, n’ayant pas été renommés, n’ont pu mettre le pied au parlement.

Une faute plus grave au point de vue constitutionnel a été de dissoudre le sénat. Il est naturel que les hommes de parti qui arrivent aux affaires veuillent avoir les deux assemblées à leur dévotion absolue ; mais le souverain doit résister à ce désir autant qu’il le peut, sinon la raison qui a fait établir deux chambres n’existe plus. Si l’une doit être exactement le reflet de l’autre, l’une des deux est un rouage inutile. Le but d’une chambre haute est de constituer un centre de résistance contre l’omnipotence du parti triomphant. On a eu tort de chercher ce point d’appui dans la richesse, au lieu de le demander à la science politique et à l’expérience des affaires ; mais il est bon que cette résistance se trouve quelque part. En Belgique, le sénat est une institution mal conçue ; ses membres sont nommés par les mêmes électeurs qui choisissent les représentans : on a seulement limité leur choix de façon qu’ils ne puissent être représentés comme ils voudraient et devraient l’être. Cependant, comme le mandat de sénateur dure huit ans, on peut dire que le sénat personnifie au moins l’esprit de tradition. Or, si l’on soumet le sénat à des dissolutions fréquentes, il perd cet avantage : le mandat de huit années n’est plus qu’une fiction. On n’a qu’une seconde édition, réduite et non améliorée, de la chambre basse.

Les secondes élections de 1870 apportèrent aux catholiques, par suite d’un système électoral vicieux, une grande majorité dans les deux chambres, quoiqu’ils n’eussent pas obtenu la majorité des votes. Parmi les membres du ministère, plusieurs avaient rempli des fonctions dans les sociétés Langrand, et presque aucun n’avait l’habitude du maniement des affaires publiques. Ils se défendirent très faiblement contre l’opposition. Souvent ils furent réduits à se taire ou à chercher une pitoyable retraite dans la clôture prononcée par une majorité amie. Malgré de fréquentes maladresses et plus d’une faute, ils se seraient maintenus néanmoins ; mais, par un oubli inconcevable de ce qui est dû au sentiment moral du pays, ils nommèrent aux fonctions de gouverneur du Limbourg M. de Decker, ancien ministre et homme d’état estimé des deux partis, qui malheureusement avait pris une part très active dans l’administration des affaires Langrand. Pour échapper aux créanciers, il avait été obligé de faire abandon de ses biens, et il pouvait être compris dans la poursuite des faits ou délits dont la justice continue encore l’instruction. Cette nomination, injustifiable sous tous les rapports, fut l’origine de l’incident du mois de novembre dernier. On a essayé d’en rejeter la responsabilité sur le roi ; mais le bourgmestre de Bruxelles a déclaré dans un banquet public que c’était le ministère qui l’avait proposée, et il paraît certain que le roi l’avait vivement déconseillée.

Une circonstance inattendue vint faire ressortir toute la gravité de la faute commise par le ministère. Les papiers secrets de M. Langrand furent livrés à la publicité par suite de circonstances vraiment extraordinaires. L’habile financier, en quittant Paris au moment où le siège allait commencer, avait laissé tous ses papiers dans l’appartement qu’il occupait. Les curateurs à Bruxelles en furent instruits, et ils parvinrent à faire pénétrer par pigeons dans Paris assiégé une demande d’apposition de scellés, qui fut exécutée au domicile du failli le 1er février 1871. La lecture des documens saisis ayant donné au juge-commissaire de la faillite la conviction que « des manœuvres frauduleuses de toute nature avaient été employées pour s’emparer des capitaux du public, » il crut devoir faire autographier les pièces les plus importantes, afin de faciliter la recherche des délits. C’est à l’aide de ce dossier que M. Bara, ancien ministre de la justice, est venu révéler à la chambre des représentans, dans la séance du 22 novembre, une série de faits qui provoquèrent dans tout le pays et surtout à Bruxelles une explosion d’irrépressible indignation. Ce qui mit le comble à l’exaspération du public, c’est que la majorité, pour épargner ceux de ses membres que la discussion pouvait compromettre, mit fin aux débats en votant la clôture et en autorisant le ministère à ne pas répondre. Alors eurent lieu ces regrettables manifestations qui ont attiré l’attention de l’étranger. Sans doute, elles étaient inspirées par un sentiment honnête, et il faudrait le plaindre, le peuple dont la fibre morale serait assez émoussée pour supporter, sans la plus énergique protestation, d’être administré par des hommes exposés à des poursuites judiciaires ; mais un peuple libre a des moyens de manifester son indignation plus dignes que des attroupemens et des huées. Il peut recourir aux pétitions, aux meetings, aux votes des corps constitués, et même à ces grandes processions organisées avec un mot d’ordre, des bannières et des chefs connus, comme celles qui ont lieu souvent en Angleterre et aux États-Unis.

Pour mettre fin à l’agitation, le ministère accepta la démission de M. de Decker. C’était une satisfaction donnée à de justes susceptibilités, mais elle ne suffisait pas. Le principe de la responsabilité ministérielle exigeait manifestement la retraite du ministre de l’intérieur qui avait nommé M. de Decker, qui avait défendu sa nomination au sein des chambres, et qui le lendemain acceptait sa démission. Le cabinet ne voulut point le comprendre. Il crut ne pas devoir céder devant ce qu’il appelait une émeute. Il ne voulait pas, disait-il, compromettre l’indépendance et la dignité du gouvernement. Cependant les manifestations devenaient de plus en plus vives, la situation s’aggravait, il fallait prendre un parti. Le ministère inclinait vers la répression au moyen de l’armée ; le roi au contraire pensait qu’il valait mieux changer de cabinet que de faire couler le sang. Le dissentiment était complet. Le roi appela au palais un représentant dont le savoir, apprécié au dehors, lui a valu le titre de correspondant de l’Institut de France, M. Thonissen, professeur à l’université de Louvain. Son esprit conciliant, son caractère indépendant et estimé par les deux partis, tout le désignait au choix de la couronne ; mais la majorité catholique déclara qu’elle n’accorderait son appui qu’au ministère d’Anethan, et celui-ci décida qu’il resterait au pouvoir. C’était rendre la tâche de M. Thonissen impossible. Un parti vraiment conservateur n’aurait pas dû agir ainsi. En effet les catholiques semblaient vouloir provoquer une lutte à main armée qui aurait porté un coup terrible au régime parlementaire, comme à la situation que la Belgique occupe aux yeux de l’Europe, et qui aurait laissé entre les deux partis une source de haines irréconciliables. D’autre part, ils forçaient le roi à une de ces interventions personnelles qu’il faut épargner autant que possible à la royauté constitutionnelle. Le roi ne voulait pas employer l’armée contre des foules de bourgeois ordinairement fort paisibles ; il préférait tenter une politique de conciliation et d’apaisement. La majorité, en empêchant le souverain de choisir dans ses rangs des hommes qui auraient été les agens habiles de cette politique, ne faisait preuve ni de sagesse, ni de prévoyance. Le roi cependant ne céda point ; il fit savoir aux ministres que, d’après lui, l’intérêt du pays exigeait leur retraite, c’est-à-dire que, le cabinet refusant de déposer ses portefeuilles, il les lui redemandait. Cet acte du roi provoqua, comme il fallait s’y attendre, une extrême irritation dans le parti catholique, dont les journaux firent entendre des paroles menaçantes pour l’avenir de la royauté. Le Bien public de Gand, journal honnête, qui défend les idées ultra-montâmes avec toute l’intolérance du fanatisme le plus convaincu, publia un article se terminant par ces mots : « il importe aux chefs des peuples de ne pas décourager le dévoûment et l’appui des bons citoyens ; il y a en effet pour les princes un malheur plus irréparable que celui d’être attaqués, c’est celui de n’être pas défendus. » Un représentant, qui rédige seul un journal où il préconise le suffrage universel et attaque les dépenses militaires, M. Coomans, s’était écrié au sein de la chambre : « Nous venons d’assister aux funérailles de la constitution. » La droite applaudit le mot avec fureur ; les journaux catholiques répétèrent la même idée sous toutes les formes en y ajoutant ce commentaire significatif : aujourd’hui lorsqu’une constitution est violée, elle entraîne d’autres institutions dans sa chute. — Les ultramontains se sont toujours montrés beaucoup plus hostiles envers Léopold II, bon catholique semble-t-il, qu’envers son père, protestant ou même philosophe un peu sceptique ; c’est sans doute parce qu’ils espéraient faire du jeune roi un instrument docile, et qu’ils ont été déçus.

Il faut examiner avec quelque attention la révocation du ministère de M. d’Anethau. Cet acte a été considéré comme un vrai coup d’état par ceux qu’il atteignit ; ils ont même assez peu respecté les fictions constitutionnelles pour le faire entendre aux chambres, mettant ainsi directement en cause la prérogative royale malgré ce principe fondamental, qu’aucun acte du roi ne peut être discuté, puisqu’il doit toujours être couvert par la signature d’un ministre, Léopold II n’avait certainement pas violé le texte de la constitution, celle-ci dit en effet : Le roi nomme et révoque les ministres ; mais n’avait-il pas porté atteinte à l’esprit du régime parlementaire, qui exige que le ministère représente la majorité des chambres, et tombe seulement quand celle-ci l’abandonne ? Un souverain qui enlève leurs portefeuilles à des ministres jouissant de la confiance du parlement n’inaugure-t-il pas le régime du gouvernement personnel ? Je pense qu’il faut distinguer. Si le souverain agit ainsi pour faire prévaloir sa volonté, il est incontestablement infidèle à l’esprit du régime constitutionnel, quoiqu’il puisse ne faire qu’user d’un droit que la constitution lui reconnaît ; mais, quand il n’a d’autre but que de satisfaire aux vœux, de la majorité du pays momentanément en désaccord avec la majorité des représentans ou d’apaiser une agitation qui pourrait compromettre la sécurité des institutions établies, dans ce cas il remplit au contraire l’office qui constitue l’un des avantages les plus certains de la royauté. En révoquant le ministère d’Anethan, le roi Léopold II n’avait en aucune manière voulu faire prévaloir sa politique ou sa volonté ; il avait seulement voulu sauver la dignité et l’autorité du gouvernement, compromises par des fautes inexcusables, et mettre fin à des manifestations très naturelles, mais regrettables, sans enlever le pouvoir au parti qui avait la majorité dans le parlement.

Les précédens à l’acte du roi des Belges ne manquent pas dans l’histoire du régime constitutionnel. En Angleterre, à deux reprises différentes (1784 et 1807), le roi George III renvoya le ministère, quoiqu’il fût soutenu par la majorité du parlement. En 1833, George IV retira sa confiance au ministère Melbourne, dont il n’approuvait pas la politique à l’égard de l’Irlande, et il appela aux affaires lord Wellington et Robert Peel, quoique le parti tory ne pût compter que sur le quart des membres dans la chambre des communes. Il fallut une dissolution pour permettre au nouveau ministère de gouverner. Ces laborieuses négociations sont racontées avec détails dans les mémoires de Robert Peel. En Belgique même, le roi Léopold Ier révoqua MM. de Theux et de Meulenaere en 1836 à cause d’une divergence de vues sur la politique étrangère. Il confia le pouvoir au général Goblet, et, M. de Theux ayant refusé de contresigner cette nomination, ce fut M. de Mérode qui le fit. Enfin les événemens de 1857, appréciés à cette époque dans la Revue par M. Guizot, offrent la plus grande ressemblance avec ceux qui viennent de se passer récemment à Bruxelles ; le roi Léopold II n’a fait que suivre exactement la ligne de conduite que son père avait adoptée dans une situation identique. En 1857, le ministère, composé de catholiques modérés, MM. de Decker, Nothomb et le comte Vilain XIIII, avait soumis a la chambre un projet de loi sur la charité qui aurait eu pour résultat de faciliter l’établissement des couvens, déjà si nombreux en Belgique. Les représentans libéraux le combattirent, pendant vingt-sept séances consécutives, avec toute l’énergie d’un patriotisme ardent, effrayé de l’avenir du pays. Ces débats acharnés, les profondes alarmes de l’opinion libérale, provoquèrent une vive agitation. Les rues de Bruxelles se remplirent, à l’heure des séances, d’une foule compacte qui se livrait à des manifestations hostiles envers les représentans catholiques. On prétend que le roi songea un moment à monter à cheval et à se mettre à la tête des troupes pour dissiper les rassemblemens ; le fait est contesté, et en tout cas, s’il conçut cette idée, il y renonça. Comment charger des foules inoffensives, composées presque uniquement de bourgeois aisés et criant : Vive le roi ! À bas les couvens ! Un roi constitutionnel doit s’appuyer sur l’affection de la nation ; il lui faut, à tout prix, éviter que le sang soit versé autrement que pour défendre la vie et la propriété des habitans paisibles. Léopold Ier le comprit. Il écrivit au chef du cabinet une lettre, aussitôt publiée par les journaux, où il définit, avec un suprême bon sens, la règle de conduite qu’un souverain doit suivre en de pareilles conjonctures. « Sans me livrer à l’examen de la loi en elle-même, disait-il, je tiens compte, comme vous, d’une impression qui s’est produite à cette occasion dans une partie considérable de la population. Il y a, dans les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » Les chambres furent ajournées, la loi dite « des couvens » retirée. Les élections communales ayant prouvé la répulsion que les projets du parti catholique soulevaient dans le pays, le ministère crut devoir aussi donner sa démission. Le même personnage politique dont la nomination comme gouverneur du Limbourg a provoqué la crise récente, M. de Decker, motivait sa retraite par des raisons qui prouvaient une grande sagacité. « J’ai la majorité dans les chambres, disait-il, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’appuie sur la majorité de la nation. Or c’est une des positions les plus dangereuses que l’on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentimens et les vœux de la nation. » Sage maxime, dictée évidemment par le souvenir des événemens de 1848, et que les ministres des pays libres ne devraient jamais oublier. Le roi désira connaître l’opinion des hommes d’état étrangers. Il en consulta plusieurs en Angleterre et en France. MM. Guizot et Thiers émirent chacun leur opinion. M. Guizot, dans la Revue, inclinait vers la résistance ; au contraire M. Thiers, dans une lettre adressée au roi, approuva complètement sa conduite, et surtout le retrait de la loi.

En 1871, le roi Léopold II agit comme son père ; seulement il eut moins d’hésitation encore en ce qui concernait l’emploi de l’armée dans les rues de la capitale. Il voulait absolument éviter de recourir à cette extrémité, comme il le dit à M. Thonissen, qu’il voulut d’abord charger de la formation d’un nouveau ministère.

On peut se demander si Léopold Ier en 1857, si Léopold II en 1871, ont sagement agi en cédant devant les manifestations de la foule et en abandonnant un ministère appuyé sur la majorité du parlement, parce qu’il était en butte à l’hostilité d’une partie de la population. N’est-ce pas porter atteinte à la sincérité du régime constitutionnel et humilier la dignité de la couronne ? Si quelques cris poussés dans la rue suffisent pour renverser un cabinet, le pouvoir abdique et le règne de là populace commence. — Sans doute ce danger est réel et il est grand. Ce qui a perdu la révolution française, ce sont les journées, c’est-à-dire les coups de force du peuple de Paris dictant ses volontés à une assemblée terrorisée. Le premier devoir des partis est de savoir être minorité, sauf à reconquérir le pouvoir par les moyens légaux. Quand les partis se disputent la suprématie les armes à la main, au moyen d’insurrections populaires ou de pronunciamientos militaires, c’en est fait des institutions libres ; elles ne sont plus qu’un vain nom, et elles ne tarderont pas à faire place au despotisme, à moins que la nation vouée à une anarchie intermittente, comme au Mexique, ne trouve même plus en son sein assez d’élémens consistans pour faire durer une forme quelconque de gouvernement.

La Belgique, grâce à Dieu, n’en est pas là. Les manifestations récentes à Bruxelles, de même que celles de 1857, étaient pacifiques. Les libéraux n’ont pas songé un moment à employer le fusil ou le pétrole. Les foules qui en 1857 criaient : « à bas les couvens ! » et en 1871 « à bas les voleurs ! » étaient composées presque uniquement de gens aisés et bien mis[2] ; leurs adversaires les ont même appelés des révolutionnaires en gants jaunes. C’était un soulèvement de l’opinion, une émotion profonde, comme en éprouvent tous les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires ; ce n’était pas une émeute. L’Angleterre en a vu de bien autrement sérieuses sans que le régime parlementaire en ait été ébranlé ou déconsidéré. Encore l’an dernier, le chancelier de l’échiquier, M. Lowe, ayant proposé un impôt sur les allumettes chimiques, avec cette ingénieuse devise : ex luce lucellum, une vive agitation envahit les classes laborieuses, qui remplirent de processions les rues aboutissant au parlement, et l’impôt fut retiré.

On comprend et on admirerait volontiers la conduite plus fière de ces hommes d’état qui, forts de leur raison et soutenus par la conscience de leur droit, adoptant l’orgueilleuse devise : yo contra todos y todos contra yo, et qui trouvent une âpre jouissance dans leur impopularité même, résistent jusqu’au bout aux clameurs populaires. Seulement l’expérience a prouvé que c’est ainsi qu’on marche aux abîmes. Le gouvernement parlementaire est un régime bourgeois, d’un tempérament délicat, qui vit de transactions, de concessions et de ménagemens. Ni le point d’honneur chevaleresque, ni l’aristocratique orgueil du stoïcien n’y sont de mise. Le point. d’honneur, — très différent de l’honneur, qui ne devrait être qu’un autre mot pour dire la vertu, — oblige à ne point céder devant l’ennemi, dût-on y perdre la vie. Dans un duel, qui recule est déshonoré. Certaines personnes voudraient voir le point d’honneur régler la conduite des hommes d’état dans la pratique du régime constitutionnel ; c’est une funeste erreur. Quand on n’expose que sa vie, on peut ne jamais rompre d’un pas ; mais, quand la destinée de tout un pays est en jeu, il faut écouter la voix de la raison et les leçons de l’expérience. Monter à cheval et mitrailler des citoyens désarmés plutôt que de laisser tomber un ministère peut paraître digne d’un chevalier ; mais certainement ce n’est pas ainsi qu’on fonde la liberté. Voyez Louis-Philippe, excellent roi et scrupuleux observateur des lois : il conserve le ministère Guizot parce qu’il a la majorité dans les chambres, il ne tient pas compte de la puissante agitation qui trouble le pays ; la chute du ministère entraîne celle du trône. En 1857, Léopold sacrifie un ministère qui a ses sympathies et que soutiennent les chambres ; il achève en paix son long règne, et laisse un trône solidement appuyé sur le respect de tous les citoyens. Les libertés sont illimitées, et cependant jamais il n’a été nécessaire d’y apporter de restrictions. Son fils vient de l’imiter. On s’indigne, on dit que c’en est fait de la constitution ; mais déjà toutes ces exagérations s’effacent, l’agitation est calmée, et le régime parlementaire continue à fonctionner avec autant de régularité qu’auparavant.

Si la constitution belge doit périr, ce n’est pas l’esprit de modération et de transaction qui la fera succomber ; ce sera l’esprit contraire, la violence, l’obstination et le fanatisme. Supposons que je roi, commandant de l’armée, eût permis au ministère d’Anethan de faire usage des batteries que les ministres avaient fait venir à Bruxelles pour défendre leurs portefeuilles et faire taire de désagréables clameurs ; la répression eût été prompte et complète, car la peur rend féroce, et l’artillerie belge est, assure-t-on, la plus perfectionnée de l’Europe. Les canons d’acier fondu eussent « fait merveille, » et les obus à balles eussent nettoyé les rues ; mais la royauté, avec ce sang sur son manteau, eût-elle été plus forte ? Les deux partis, l’un exalté par son sanglant triomphe, l’autre exaspéré par ce massacre inutile, seraient devenus irréconciliables. La lutte aurait changé de caractère ; au lieu d’un débat entre adversaires qui s’estiment, elle serait devenue un combat mortel entre des ennemis acharnés qui n’aspirent qu’à se détruire. Dans un pays libre, il faut des partis, — sans eux, le régime parlementaire ne peut marcher ; mais il faut qu’un lien commun les unisse, et que, malgré leurs divisions, l’amour de la patrie leur dicte dans les circonstances graves une entente nécessaire et des résolutions communes. Quand les partis mettent le triomphe de leur opinion au-dessus de l’intérêt de l’état, il en résulte un antagonisme si profond qu’il conduit à la ruine de la liberté. Jusqu’à ce jour, en Belgique, les deux partis qui se sont unis en 1830 pour la fonder ne sont encore séparés par aucun de ces souvenirs ou de ces griefs irrémissibles qui ailleurs menacent trop souvent de mener à la guerre civile ; mais que le sang coule, et il en sortira des haines furieuses. Plus de ménagemens alors. Le parti catholique, emporté par la logique de ses doctrines et de sa situation, voudra appliquer les décrets du Vatican, et il ne reculera pas devant une compression à outrance. Le parti libéral, pour sauver les libertés modernes, aura recours à tous les moyens et à toutes les alliances. Il est heureux pour la Belgique que son roi l’ait préservée de cette redoutable situation en refusant d’employer l’armée pour une question de portefeuilles.

Le roi Léopold II joint à beaucoup d’esprit, de tact et de bonté le respect le plus scrupuleux du régime constitutionnel ; jamais il ne manque une occasion de faire paraître ce respect dans ses paroles et dans ses actes. Cette conduite a si admirablement réussi à son père, qu’il s’est fait une loi de suivre son exemple. Si jusqu’à présent on a pu lui faire un reproche, c’est de trop céder aux ministres que la majorité de la chambre lui désigne, et d’être ainsi un monarque trop parlementaire. Singulier reproche, dira-t-on, et qu’on n’a jamais fait à aucun souverain ! Pour bien juger ce cas, il faut se rappeler que, dans le gouvernement représentatif, le principal rôle et la très grande utilité de la royauté est de défendre la minorité contre l’oppression de la majorité et de détendre certaines situations critiques qui, sans une intervention du pouvoir exécutif, seraient sans issue. — Dans la crise récente, supposez que la royauté n’eût pas existé ou ne fût pas intervenue, et presque inévitablement on en serait arrivé à des résolutions violentes et à un conflit. Cependant, si le roi a bien fait de révoquer un ministère qui ne voulait pas se retirer quand l’intérêt du pays l’exigeait, il aurait bien fait aussi de résister avec plus de fermeté à certaines nominations regrettables, notamment à celle qui a donné lieu à tout l’incident. Léopold Ier avait un certain tiroir très profond où il ne parvenait pas à retrouver les pièces et surtout les nominations qu’il n’aimait pas à signer. On a pu regretter une ou deux fois que le roi Léopold II n’ait pas encore rencontré ce fameux tiroir dans l’héritage paternel. Sous le feu roi, les ministres s’en plaignaient. Rien de plus naturel. Les hommes au pouvoir croient toujours servir les intérêts du pays en servant ceux de leur parti, puisqu’ils sont convaincus que le triomphe de leur opinion peut seul assurer la prospérité de la nation ; mais précisément parce qu’ils sont hommes de parti, ils peuvent oublier les ménagemens dus à des adversaires politiques et vouloir fixer le pouvoir en leurs mains par des mesures écrasant définitivement la minorité. Il peut être utile et juste que le roi s’y oppose dans les limites qu’autorise la constitution et que la nation tolère. « Je suis convaincu, disait Léopold Ier en 1857, et je le dis à tout le monde, que toute mesure qui peut être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d’une opinion sur l’autre, qu’une telle mesure est un danger. » En politique, il faut réduire ses adversaires à l’impuissance en enlevant à leur opinion l’appui que certaines parties de la population leur accordent, non en les écrasant par la force des lois ou des armes.

Résumons ce qui précède. En révoquant des ministres dont les fautes et les maladresses compromettaient le pouvoir et en les remplaçant par des hommes d’état choisis dans la majorité et dignes de la représenter, le roi Léopold II a suivi la ligne de conduite la plus conforme aux exigences du régime constitutionnel et aux enseignemens de l’histoire du gouvernement parlementaire. Il n’a violé la constitution ni dans son esprit ni dans sa lettre. L’apaisement complet du pays prouve déjà la sagesse de sa résolution, et l’opinion catholique ne peut que se féliciter d’avoir à soutenir au pouvoir des hommes capables au moins de bien gouverner. Les crises de 1857 et de 1871, si heureusement terminées, semblent prouver cette règle très importante de pratique constitutionnelle : lorsque, dans un pays libre, un ministère soulève, chez une grande partie de la population honnête, une opposition assez violente et des manifestations assez hostiles pour qu’elles ne puissent être réprimées sans l’emploi des armes, le pouvoir exécutif doit appeler d’autres hommes à la direction du gouvernement.


II

La crise que la Belgique vient de traverser n’a été qu’une de ces émotions passagères qui troublent de temps en temps l’existence des peuples libres ; la Suisse et l’Angleterre en ont vu bien d’autres. En elle-même, elle n’a rien de grave ; malheureusement elle est le symptôme d’une situation qui recèle de grands dangers pour l’avenir. Ces dangers menacent non pas seulement la Belgique, mais tous les pays catholiques. Ils résultent surtout de deux causes : premièrement de l’esprit tout différent qui anime d’une part les villes, de l’autre les campagnes, — secondement du but que poursuit le clergé catholique.

En tout temps et partout, la façon de penser, de sentir et d’agir des habitans de la campagne a été très différente de celle des habitans de la ville. Le campagnard vit isolé ; son esprit ne s’aiguise point, ses sentimens ne s’enflamment point au contact de ses semblables. Il est rebelle aux idées nouvelles, il les redoute et s’en défie. Le succès de l’industrie qu’il exerce, l’abondance de ses récoltes, dépendent d’influences qu’il ne peut diriger, et par suite il est, comme l’homme primitif, disposé à demander la réalisation de ses vœux à l’intervention des prêtres et à la puissance mystérieuse des sacrifices. Quand la terre est ensemencée, il n’a plus qu’à attendre les effets du soleil et de la pluie, dont il ne dispose pas ; il est ainsi incliné à une sorte de fatalisme. Les procédés de culture ne varient guère ; de là l’esprit de routine et de conservation. Les conditions du travail qu’il accomplit font donc que le paysan est conservateur, superstitieux et soumis au clergé. Dans l’empire romain, les paysans sont restés païens, pagani, le nom l’indique, quand déjà les villes étaient gagnées au christianisme.

Dans les villes au contraire, les idées nouvelles pénètrent rapidement. La discussion, l’échange des pensées, la fermentation intellectuelle qui est naturelle aux hommes assemblés, prédisposent les esprits au changement et au progrès, quand une doctrine saine y exerce son empire. Chaque matin, Athènes demandait : Qu’y a-t-il de nouveau ? Voilà le type de l’esprit qui règne dans les cités. En outre, dans l’industrie manufacturière, le succès ne dépend plus de la faveur des élémens, il dépend de l’habileté de l’homme et de l’application de ses connaissances. On attachera par conséquent plus de prix aux découvertes de la science qui rendent le travail productif qu’aux incantations du prêtre destinées à rendre les élémens propices. Les villes sont donc portées aux nouveautés, peu soumises à l’action du clergé, et par suite, quand ces deux tendances sont poussées à l’excès, révolutionnaires.

Sous la monarchie absolue, l’opposition entre la ville et la campagne ne crée nulle difficulté, car toutes deux sont pliées sous le joug commun ; mais, quand les pouvoirs émanent de l’élection, il peut sortir de cet antagonisme deux partis si hostiles que des agitations incessantes et même la guerre civile en résultent. C’est une des sérieuses difficultés de la démocratie représentative. Les États-Unis y échappent parce que le paysan n’y existe pas. Grâce à un enseignement populaire répandu partout à profusion depuis l’origine, grâce aussi à un culte favorable à la diffusion des lumières, le cultivateur américain est aussi aisé et aussi éclairé que l’habitant des villes. En, Suisse, il n’y a guère de grandes villes. A Genève, la ville est presque tout l’état, comme dans les républiques grecques, et ainsi l’opposition rurale est peu à redouter. Dans les cantons primitifs, avec un régime complètement démocratique, règne un esprit fortement attaché aux vieilles coutumes et hostile aux nouveautés ; seulement, comme il n’y a que des campagnards, la lutte n’est pas à craindre. Elle a cependant éclaté dans le canton de Bâle, et, pour y mettre, un terme, il a fallu diviser l’état en deux demi-cantons, Bâle-ville et Bâle-campague. L’Italie ne connaît pas encore cette cause de troubles parce qu’elle n’a accordé le droit de voter qu’à un petit nombre de citoyens. C’est en France et en Belgique que le danger est surtout apparent. Napoléon III a essayé de gouverner avec l’appui des campagnes, et il y a réussi pendant vingt ans ; mais Paris d’abord et ensuite, à mesure que l’esprit d’opposition s’éveillait, presque toutes les villes ont voté contre les candidats bonapartistes. Les régimens résidant dans les grandes villes ont été gagnés par leur esprit, et ainsi l’empereur s’est trouvé acculé dans une situation très périlleuse dont il n’a cru pouvoir sortir que par une grande guerre, de grandes victoires et d’heureuses conquêtes. L’insurrection de Paris, l’hostilité ou le défaut d’entente entre la capitale et l’assemblée de Versailles, l’antagonisme entre les aspirations républicaines des villes et les projets et les vœux monarchiques de la majorité « rurale » de la chambre, tous les malheurs de la France et la poignante incertitude qui pèse sur son avenir proviennent de l’esprit si différent qui anime les populations des villes et celles des campagnes. La Belgique n’a point passé par d’aussi terribles épreuves, parce que, n’ayant pas le suffrage universel, le gouvernement n’est pas tombé encore d’une façon définitive aux mains des représentans de la campagne. Depuis 1830, et surtout depuis 1848, l’opinion libérale, qui l’emporte dans les villes, a été ordinairement au pouvoir. Or, quand l’opinion des villes gouverne, les troubles ne sont pas à craindre, parce que c’est toujours dans les villes qu’ont lieu les émeutes ou les insurrections qui peuvent renverser les institutions établies. Les campagnes, plus inertes, se laissent gouverner paisiblement par leurs adversaires politiques. Les villes au contraire, plus ardentes et plus remuantes, supportent difficilement que le pouvoir soit exercé par des hommes qui ne pensent point comme elles, et quand une cause de surexcitation arrive, la foule est toujours prête à descendre dans la rue. Alors se présente un grave dilemme. Si on cède, le régime représentatif semble faussé, le droit des majorités méconnu. Si on réprime, c’est la guerre civile, et l’histoire de l’Espagne ou mieux encore celle du Mexique montre qu’une fois engagé dans cette voie, on n’en peut presque plus sortir malgré les efforts les plus dévoués des hommes de bien. C’est comme un cercle vicieux d’insurrections et de répressions sanglantes où les citoyens, en proie à toutes les fureurs des factions, oublient le salut du pays et couvrent le sol de ruines. Alors les nations désespérées demandent au despotisme un repos démoralisant, le seul qu’il puisse donner, heureuses encore si elles peuvent trouver en elles-mêmes les élémens d’un gouvernement stable quelconque, et si elles ne sont pas condamnées à rouler, de révolution en révolution, dans une décadence sans remède.

En Belgique, le parti libéral n’a pas perdu l’espérance de revenir au pouvoir par des voies régulières. Après les élections de juin 1870, qui ont amené les catholiques à la direction des affaires, j’ai entendu dire : C’est le règne des charrues croyant en Dieu qui commence. — Le sentiment religieux est indispensable, l’exercice régulier de la liberté ; mais, si ce sentiment doit servir d’instrument politique entre les mains d’un parti qui voudrait asservir les hommes à l’omnipotence du prêtre et porter atteinte aux conquêtes de l’esprit laïque et de la civilisation moderne, la Belgique à son tour passera par des crises très sérieuses.

Le second danger et le plus grave vient en effet des doctrines et des desseins de l’église catholique. Tocqueville, ce grand et clairvoyant esprit, qui a si admirablement décrit les périls qui menacent les sociétés modernes, n’a pas vu celui-là. Il constate la haine furieuse de la révolution, française contre l’église ; mais il l’attribue à l’alliance que celle-ci avait contractée avec l’ancien régime, et, cette alliance ayant cessé, il pense que l’hostilité cessera en même temps. En ce point, il s’est trompé ; cette opposition n’a fait que grandir, s’envenimer et s’étendre. Elle était bornée à certains groupes d’hommes ; elle a envahi tous les pays soumis à Rome : l’Espagne, l’Italie, la France, la Belgique, et tout récemment les pays catholiques allemands, qui en avaient été complètement préservas jusqu’à, ce jour. Faut-il s’en étonner ? Rome a déclaré que la civilisation et les libertés modernes étaient des fléaux, une peste qu’il fallait extirper. Ces anathèmes sont devenus des dogmes depuis que le pape a été proclamé infaillible. Les peuples se laisseront-ils arracher ces libertés qu’ils ont conquises au prix de leur sang et d’un séculaire effort ? Peut-être, mais non sans lutte. De là ces antagonisme, cette guerre à mort entre l’église et l’esprit moderne. Tocqueville ne l’a point vu, parce que, comme beaucoup de cœurs généreux, il refusait de croire qu’il y eût incompatibilité entre l’église et la liberté. Aujourd’hui malheureusement l’illusion n’est plus possible. Montalembert et Lacordaire sont morts désavoués, le père Hyacinthe et Döllinger sont excommuniés. M. Veuillot exprime la véritable doctrine romaine sanctionnée par l’autorité infaillible du pape quand il dit : « Il n’y a, il ne peut y avoir de catholicisme libéral. Les catholiques libéraux qui sont vraiment catholiques ne sont pas libéraux, et ceux qui sont vraiment libéraux ne sont pas catholiques. » En Belgique, les journaux de l’épiscopat tiennent le même langage.

L’église vise à reprendre la direction suprême de la société civile. Voici sur quelles raisons elle se fonde. La société civile, l’état, reposent sur certaines notions de droit et de morale. Si vous punissez le meurtre, le vol, l’attentat aux mœurs, c’est que vous considérez ces faits comme mauvais et criminels. Si vous établissez la propriété, l’hérédité, la sainteté des contrats, c’est en vertu de certains principes de justice ; mais ces principes du juste et de l’injuste, du bien et du mal, la raison si faible, si incertaine de l’homme n’arrive pas à les découvrir sans les lumières de la révélation. Les opinions humaines, toujours variables et ordinairement contradictoires, ne peuvent décréter ces lois immuables, qui seules doivent servir de base stable à la société. Pour les trouver, il faut recourir à la raison divine, perpétuellement manifestée par l’organe de son vicaire infaillible. C’est donc le pape qui est le juge suprême des lois civiles et politiques : lui seul peut décider souverainement de ce qui est bien et juste ; conséquemment tous les chefs d’état, assemblées, présidons ou rois, lui doivent obéissance. Les nations qui méconnaissent son autorité tomberont dans une irrémédiable anarchie. Si l’on admet ces prémisses, d’une part l’impuissance de la raison humaine pour découvrir ce qui est juste et bien, de l’autre l’infaillibilité papale, je ne crois pas qu’il y ait rien de sérieux à répondre. Le fidèle, à moins qu’il ne s’insurge contre l’autorité de l’église, est ainsi logiquement conduit à reconnaître la souveraineté suprême du pape et de ses délégués les évêques, même dans les affaires civiles.

En Belgique, cette doctrine est plus près de se réaliser que partout ailleurs. Elle s’enseigne dans les collèges des jésuites et à l’université de Louvain, où se forme la plus grande partie de la jeunesse. Un professeur de cette université, écrivain de talent et correspondant de l’Institut, M. Charles Périn, vient d’exposer ces idées dans une étude intitulée les Libertés populaires, où il cherche les conditions de salut des sociétés contemporaines. « Ce que Dieu prescrit, dit M. Périn, et ce qu’il interdit, voilà le devoir et le fond obligé de toutes les lois. L’infaillibilité du pouvoir établi de Dieu pour promulguer et interpréter sa loi donne les garanties essentielles de toute liberté sociale, tandis que l’infaillibilité des pouvoirs humains expose à toutes les servitudes. Si peu de part que prenne l’homme, en vertu d’un droit qui lui serait propre, dans la détermination des principes qui constituent l’ordre spirituel, et l’autorité de ces principes sera amoindrie… Ou bien, à raison de l’incompétence des pouvoirs civils en matière morale, il faudra renoncer à rien réprimer, et ce sera la licence, ou bien il faudra réprimer au nom de la majorité et de sa seule autorité, et ce sera l’arbitraire. » Ainsi, c’est entendu, les laïques et la société civile qu’ils constituent sont incompétens en fait de morale. Il s’ensuit qu’ils ne peuvent ni décréter le droit, ni punir le crime sans les lumières et le contrôle du chef infaillible de l’église. Le pape est donc bien effectivement le souverain des peuples et des rois, et tous doivent lui obéir. C’est la pure doctrine du Syllabus. Il ne faut point s’étonner qu’on l’enseigne à Louvain, puisqu’elle est devenue un dogme.

Au moyen âge, dans sa lutte mémorable avec l’empire, la papauté n’a pas réussi à faire reconnaître sa souveraineté universelle. Aujourd’hui, dans les pays catholiques, elle a toute chance d’y arriver, sans violence, simplement, en tirant un parti habile des libertés qu’elle anathématise. Si le clergé, au moyen du confessionnal, parvient à faire nommer aux fonctions électives les hommes de son choix, il se rend maître de tous les pouvoirs, et par son intermédiaire c’est vraiment le pape qui gouverne, ainsi que le veut M. Périn. En Belgique, le but est presque atteint. Les électeurs de l’opinion catholique obéissent aux ordres des curés, les curés aux ordres des évêques, et les évêques aux ordres du pape. Les représentans catholiques ne sont ainsi que les délégués de l’épiscopat, et le primat de Belgique, l’archevêque de Malines, est le vrai souverain, puisqu’il peut faire agir à son gré la majorité du parlement, qui fait les lois, désigne les ministres et gouverne.

L’épiscopat n’usera point immédiatement de sa puissance pour établir le régime politique que Rome considère comme seul légitime. Les évêques, surtout celui de Malines, M. Dechamps, sont habiles et prudens. Ils savent qu’en abusant de leur pouvoir ils pourraient provoquer dans le pays une réaction en faveur de leurs adversaires. En outre le nombre des hommes politiques qui, quoique appartenant à leur opinion, sont plutôt conservateurs que sectaires, est encore assez considérable pour qu’il faille tenir compte de leur répugnance contre toute mesure extrême. Le ministère actuel est composé d’hommes de cette nuance. Ils se garderont de pousser les libéraux à bout, et au besoin ils résisteront aux exigences excessives du clergé ; mais ces hommes encore imbus des idées de conciliation de 1830 disparaissent. Ils sont remplacés par des élèves ou des amis des jésuites, prêts à tout faire pour assurer le triomphe de l’église. Quand les deux chambres seront peuplées de membres de cette nuance, comme l’espèrent les évêques, c’est alors qu’ils feront adopter des mesures qui réduiront le parti libéral à l’impuissance, et rendront définitif le règne des couvens et des pères de l’ordre de Jésus.

Les hommes du XVIIIe siècle et leurs héritiers n’ont pas vu l’influence décisive de la religion sur la destinée des peuples. Ayant cessé de croire, ils n’ont pas compris l’empire que les croyances exercent. Bien peu d’hommes s’en rendent compte, même aujourd’hui. C’est un des grands mérites de M. Edgar Quinet d’avoir prouvé ce fait par l’histoire de la révolution française et par celle des événemens du XVIe siècle. La constitution de l’état finit par se modeler sur celle de l’église, et, si on met obstacle à ce que cette conformité s’établisse, il en résulte des troubles incessans, une lutte acharnée et une instabilité universelle. Le christianisme, à l’origine, était une démocratie égalitaire et libre où tous les pouvoirs émanaient de l’élection. L’autorité était exercée par des assemblées délibérantes, le conseil des anciens pour chaque église locale, le concile pour l’église universelle ; depuis que le christianisme est devenu le catholicisme, il s’est rapproché successivement, dans une évolution historique de quinze siècles, de l’organisation de l’empire romain. La proclamation de l’infaillibilité du pape vient enfin d’apporter au majestueux édifice son couronnement obligé. Aujourd’hui le gouvernement de l’église présente l’image d’un despotisme aussi parfait et mieux obéi que celui qui existait à Rome sous les empereurs. Le pape nomme les évêques, les évêques nomment les prêtres, et tous doivent une obéissance sans limite au suprême arbitre de la vérité, au maître des consciences. L’élection par le peuple, générale à l’origine, a cédé la place à l’institution par les supérieurs hiérarchiques. Toute délibération a été supprimée, et le concile lui-même, type admirable du régime parlementaire, reste vénérable d’un temps de libre discussion, a été remplacé par la décision papale ex cathedra. Les institutions politiques ont subi un changement parallèle dans les pays catholiques, surtout à partir du XVIe siècle et après le concile de Trente. Les libertés locales et parlementaires ont été anéanties. En Autriche, en France, en. Espagne, la centralisation et le despotisme se sont élevés sur leurs ruines. Au contraire les presbytériens, en même temps qu’ils retournaient aux origines du christianisme, fortifiaient l’autonomie communale, et fondaient des institutions républicaines dans les Pays-Bas, en Angleterre et enfin en Amérique. Un pays catholique qui, comme la Belgique, tentera de fonder un régime de liberté aura donc à soutenir une lutte à mort contre le clergé, parce que l’idéal du gouvernement ne peut être pour celui-ci que le despotisme théocratique. Or il n’est pas certain que les amis de la liberté l’emporteront.

La chaire et le confessionnal, quand le clergé ose s’en servir franchement comme moyen d’influence politique, lui donnent un pouvoir presque irrésistible dans tout pays où la foi est encore vive. La lutte devient même impossible pour les libéraux belges dans les campagnes. Il y a deux moyens de propagande, la parole et le journal. Les libéraux ne peuvent se servir ni de l’un ni de l’autre pour gagner des adhérens à leur cause. S’ils allaient parler au village, ils seraient évités comme des malfaiteurs ou chassés à coups de pierres. L’abonnement à leurs journaux est interdit, et qui les lit ne reçoit point l’absolution. S’ils envoient leurs feuilles gratis, le curé les confisque dans les cabarets, entre les mains du facteur ou dans les maisons particulières. Le café ou l’estaminet qui les recevrait serait dénoncé au prône comme un. mauvais lieu que tout homme honnête doit fuir. Ceux-là seuls qui ne tiennent plus à l’estime ou qui bravent le respect humain osent résister, et ils ne contribuent pas à accroître l’autorité du parti qu’ils soutiennent. Pour faire arriver au moins quelques lueurs jusqu’aux électeurs ruraux, M. Bara propose en ce moment d’envoyer les Annales parlementaires gratuitement à tous les citoyens jouissant du suffrage ; mais les campagnards ne liront point ces longs discours, et le jour où ils prendraient goût à cette lecture, on la leur interdirait. Le livre même ne pénètre plus dans les villes soumises à l’influence du clergé. Dans les cités populeuses, riches, industrielles, de 25,000 à 50,000 âmes, comme Bruges, Courtray, Ypres, Saint-Nicolas, Alost, il n’y a pas un libraire qui ose vendre autre chose que des livres de messe, des récits de miracles et des images de piété, tandis qu’en Allemagne, dans les Pays-Bas et jusqu’en Transylvanie, j’ai trouvé aux vitrines, dans les moindres villes, des publications nouvelles attestant les besoins intellectuels des habitans. Comment les libéraux pourront-ils lutter contre la chaire et le confessionnal sans la parole, le journal et le livre ?

Dans un semblable milieu, les couvens se multiplient à souhait. En 1846, on comptait 779 couvens et 11,968 religieux, c’est-à-dire autant qu’à la fin du XVIIIe siècle, quand Joseph II crut qu’il était urgent d’en réduire le nombre. Le recensement de 1866, le dernier qui ait été publié, portait le nombre des couvens à 1,314 avec 18,162 religieux et religieuses. En dix ans, leur nombre avait doublé, et depuis 1866 l’accroissement ne s’est pas ralenti. Il existe aujourd’hui déjà deux couvens par trois communes, bientôt chaque commune en aura un ou deux. Or ces établissemens disposent d’une grande influence électorale : ils élèvent les enfans ; par les objets de toute nature qu’ils consomment, ils disposent de la voix des boutiquiers. En éludant la loi, ils ont constitué des sociétés perpétuelles qui s’enrichissent sans cesse. La peur du purgatoire est une source abondante de legs pieux, et la confession in articulo mortis arrache aux célibataires des. libéralités considérables qui accroissent chaque année la fortune des corporations religieuses. Leurs maisons s’agrandissent, mais leurs propriétés foncières ne s’étendent pas ; elles attireraient les regards et seraient sujettes aux droits du fisc. Des actions au porteur produisent davantage et échappent à tout contrôle, à toute confiscation. En Hollande, en Allemagne, en France, le nombre des couvens s’accroît régulièrement et rapidement[3]. En Italie même, à peine supprimés comme personnes civiles, ils renaissent sous forme de sociétés en nom collectif. Je n’examinerai pas ici l’influence sociale de ces institutions : je veux seulement montrer que, disposant d’une grande influence politique, elles sont aux mains de l’église de puissans instrumens pour arriver à établir sûrement, par la voie des élections, sa suprématie sur l’état.

Le parti qui obéit au clergé n’a pas uniquement à sa disposition les armes du moyen âge, — la chaire, le confessionnal et les couvens ; — il sait en outre se servir des moyens de lutte employés dans les pays libres et dont il se défiait naguère, les meetings, les associations électorales, les pétitions, les agitations,. la chasse aux suffrages, le canvassing sous toutes ses formes. Dans les villes, les catholiques ont fondé, comme les libéraux, des cercles, des sociétés de musique, des bibliothèques, des conférences, des jeux populaires, des réunions où l’on discute des programmes et où l’on arrête la liste des candidats, dictée d’avance par l’évêque. Ils ne craignent même pas de se coaliser avec les radicaux et les chefs de l’Internationale pour renverser les libéraux conservateurs, appelés doctrinaires. A. la campagne, la chose est plus simple, le curé est le grand électeur. Il a toutes les chances de l’emporter sur ses adversaires. Il est animé par la foi, ou obéit ponctuellement à un mot d’ordre ; il agit avec persévérance, toujours dans les mêmes vues, travaillant pendant vingt ans à se rallier une famille, à renverser un ennemi ou à gagner une voix au conseil communal. Les libéraux sont désunis, et leurs efforts ne durent point. Aujourd’hui ils s’occupent de politique avec ardeur, demain ils ne songent plus qu’à leurs affaires particulières. On voit ainsi d’un côté une force parfois violente, mais ordinairement intermittente, lutter contre une force constante et sans cesse active. A la longue, la seconde doit l’emporter sur la première.

Les couvens envahissent les campagnes et les villes. A Anvers, à Bruges, à Namur, à Gand, ils occupent déjà plusieurs quartiers ; mais ce qui garantit mieux encore l’extension de l’influence du clergé dans l’avenir, c’est qu’il se rend maître de presque tout l’enseignement. Les filles du peuple, de la bourgeoisie et de la noblesse sont toutes élevées dans les couvens, et il est à peu près impossible d’établir des institutions rivales, car l’épiscopat les tue en leur jetant l’anathème. Toutes les femmes sont donc formées par le clergé, et mettent leur influence, qui est énorme, au service de l’église. L’école primaire est sous la main du curé, car il la dirige à titre d’autorité. Dans l’enseignement moyen, les collèges des jésuites ont plus d’élèves que les athénées royaux, et l’université de Louvain en a autant que les deux universités de l’état ensemble. Tant que les libéraux étaient au pouvoir, les établissemens de l’état pouvaient à la rigueur faire contre-poids à ceux du clergé ; mais, si les catholiques restent au ministère, ils peupleront les institutions publiques de professeurs de leur opinion, et alors, à moins que les libéraux ne créent des écoles libres, ce qui est très peu probable[4], l’enseignement tout entier sera soumis à l’église et deviendra l’organe des doctrines du Syllabus.

Le parti libéral de son côté a un grand avantage : il répond aux besoins de liberté qui agitent notre époque, et il a pour alliée la science. Néanmoins, sans une réforme religieuse affranchissant les consciences du joug de Rome, il aboutit à une contradiction qui lui communique une irrémédiable faiblesse. Cette fièvre d’irréligion qui s’était emparée des esprits à la fin du XVIIIe siècle s’est calmée. Le libéral ne pense plus, comme Helvétius ou d’Holbach, qu’un peuple doit vivre sans religion. S’il le disait, il perdrait tout crédit. Donc, pour l’enfant, pour le peuple, pour l’école, il est obligé d’admettre l’intervention du culte ; mais les ministres de ce culte dont il admet la nécessité sont précisément ses adversaires politiques. Ainsi d’une part il appelle le prêtre, et d’autre part il l’attaque avec toute l’énergie et toutes les armes dont il dispose. Quelle force peut sortir d’une situation aussi fausse, aussi contradictoire ? Le libéral a beau dire qu’il respecte la religion et qu’il n’a qu’un but, sauvegarder l’indépendance du pouvoir civil contre les empiétemens du clergé ; la thèse est juste, mais les conséquences fâcheuses de sa fausse situation ne s’en font pas moins sentir.

Il en résulte d’abord que l’atmosphère de la famille n’est pas religieuse. Le père fait pratiquer à ses enfans un culte qu’il croit faux, funeste même, et ainsi la jeunesse entend attaquer sans relâche ces prêtres aux mains desquels pourtant on la remet. Enfin le libéral termine ordinairement sa carrière par une cérémonie religieuse dont il n’admet plus l’efficacité. Est-il possible que des croyances fermes, des caractères fortement trempés, se forment au milieu de cette suite continuelle de faiblesses, de compromis, de contradictions et d’hypocrisies ? Voltaire communiait pour édifier les paysans, et puis, à huis-clos, riait de sa communion et de lui-même ; Jean Huss se laissait brûler pour ne pas mentir à sa conscience. L’exemple du premier affaiblit les âmes, l’exemple du second les trempe pour la vie et pour la mort. Soyons bien persuadés de ceci : l’homme qui croit et qui est prêt à combattre et à se sacrifier pour sa foi finira par l’emporter sur celui qui trouve très spirituel de ne croire à rien et de se moquer de tout.

En Belgique, un parti s’est formé qui veut sortir de l’impasse où est engagé le libéralisme modéré ou « doctrinaire ; » c’est le parti de « la libre pensée. » Secte philosophique encore plus que parti politique, ses adhérens disent : Puisque le catholicisme veut anéantir les libertés modernes et surtout la liberté de conscience, et qu’il avoue ses desseins, le seul moyen de conserver ces libertés est de rompre définitivement avec le culte catholique. Ils s’engagent par conséquent à faire célébrer les naissances, les mariages et les funérailles sans l’intervention d’aucun ministre du culte. C’est l’hostilité contre toute religion positive qui a pris corps en une société d’enterremens civils. Elle compte un certain nombre de membres dans les loges maçonniques, parmi les officiers, les artisans et les hommes du parti radical. Fréquemment dans les journaux on lit l’annonce d’un enterrement fait par les soins de « la libre pensée. » Cette société ne pourra jamais lutter sérieusement contre la suprématie catholique ; elle hâterait plutôt son triomphe, car le clergé en fait un épouvantail pour ramener les fidèles en leur montrant à quel excès d’impiété arrive le libéralisme. « La libre pensée » est, il est vrai, la conclusion logique et pratique du mouvement purement laïque d’opposition contre l’église ; mais jamais un grand mouvement d’opinion ne se fera sur une simple négation. Cela est trop froid pour entraîner, pour échauffer les âmes. Il y a plus : en repoussant tout culte, on se met en opposition avec les instincts les plus profonds du cœur humain, et on peut dire avec sa nature même. Que l’homme descende d’un mollusque ou d’un infusoire, il n’en est pas moins arrivé à être un animal religieux aussi bien que politique. Il ne se résigne pas au néant ; il espère une vie meilleure où. règne la justice, il veut un Dieu et un culte, parce qu’ils sont aussi nécessaires aux besoins de l’âme qu’au salut de la société. L’athéisme n’aura jamais ni grande force d’expansion, ni grande persévérance dans la lutte. Ce n’est donc pas lui qui arrêtera les progrès de l’ultramontanisme. Pour avoir une situation logique qui lui permette de tenir tête à ses adversaires, le libéralisme devrait se rallier soit à une réforme catholique comme celle qu’on tente en Allemagne maintenant, soit à une des nuances du protestantisme libéral. Quand il s’agit d’un besoin inné du cœur humain comme la religion, on ne tue que ce qu’on remplace ; malheureusement les libéraux n’attachent plus grande importance aux débats religieux, et ce n’est point dans le scepticisme ou l’indifférence qu’ils trouveront l’énergie nécessaire pour changer de culte. Ils continueront à rire de leurs chaînes jusqu’au jour où elles seront assez fortement rivées pour les priver de toute liberté. Les catholiques, qui tiennent les âmes par les sentimens les plus intimes et les plus profonds, ont des armes plus sûres que les libéraux, qui doivent faire appel à l’insurrection des passions et à l’incrédulité.

L’issue de la lutte peut rester douteuse tant que le suffrage restreint n’aura encore appelé à la vie politique que la bourgeoisie ; mais si, par suite de l’alliance des catholiques et des radicaux aveugles, le vote universel était établi en Belgique, l’ultramontanisme l’emporterait définitivement. C’est ce que l’on voit déjà dans les provinces flamandes, isolées par leur langue du reste de la nation et de la Hollande par leur foi. Parmi les députés de ces provinces, qui forment la moitié du pays, il n’y en a plus que deux qui soient libéraux, et encore ne sont-ils nommés que grâce à une situation personnelle que le clergé n’a pas osé attaquer. La Belgique a fait deux tentatives pour échapper à la domination ultramontaine, et deux fois elle a échoué. Au XVIe siècle, émancipés par les richesses et les lumières que leur avaient données le commerce et l’industrie, les Flamands avaient brisé le joug ; les Wallons, ralliés aux Espagnols, ont aidé à les asservir de nouveau. Au XIXe siècle, l’industrie s’étant déplacée, ce sont les Wallons qui luttent en ce moment ; mais les Flamands, aujourd’hui complètement soumis à Rome, servent à leur tour d’instrument pour soumettre les Wallons à la suprématie du clergé. Ce que l’on appelle « la question flamande, » à laquelle le réveil des nationalités dans toute l’Europe donne une importance croissante, est une arme de plus que les libéraux ont négligée, et dont les catholiques ont su très habilement tirer parti. Ce point mériterait une étude à part : il suffira de dire que, plus on étendra le droit de suffrage, plus les Flamands auront de pouvoir et montreront d’exigence. Aussi le ministère d’Anethan s’est-il empressé d’abaisser le cens pour les élections communales, où la constitution n’avait point posé de minimum, et les libéraux craignent, aux élections qui auront lieu cette année, de perdre dans les provinces flamandes l’administration des grandes villes qu’ils conservaient encore. Ce serait un coup terrible pour le parti libéral et même pour la nationalité, car il livrerait le pays flamand à la domination absolue du clergé.

Concluons : le danger qui menace l’avenir de la Belgique provient de la puissance croissante du parti de l’église, à qui les couvens, les populations flamandes, le sentiment religieux, la chaire et le confessionnal donnent une influence presque irrésistible. Ce parti, par l’organe de ses journaux, de ses écrivains, de son université, se dit prêt à obéir en tout à Rome et aux doctrines du Syllabus qui condamnent les libertés modernes. Le moment viendra donc où ces libertés seront minées et attaquées en Belgique. Le parti libéral, appuyé sur les grandes villes, tentera-t-il de résister ? La royauté, gardienne de la constitution, s’efforcera-t-elle de protéger la minorité et de défendre l’indépendance du pouvoir civil, et, si elle le tente, réussira-t-elle ? Comme le montrait récemment, l’histoire à la main, un poète national, M. Potvin, depuis le XVIe siècle, tous les soulèvemens populaires ont eu lieu à la voix du clergé. Il a renversé déjà deux trônes, celui de Joseph II et celui de Guillaume Ier, et en ce moment même il ne ménage guère le souverain qui a fait d’un droit constitutionnel, dans l’intérêt de la paix publique, l’usage le plus prudent et le plus indiqué. Tout est à craindre du parti purement clérical qui s’élève, car il n’est pas un parti conservateur, quoiqu’il prenne ce nom. Un parti qui place au-dessus de l’intérêt national une cause qui lui semble plus sacrée, soit la république, soit l’église, est un danger pour l’ordre social, car il n’hésite pas à renverser les institutions établies pour atteindre son but. Je vois avec regret disparaître les deux partis modérés, tous deux amis de la liberté, qui s’étaient entendus pour donner à la Belgique en 1830 une des meilleures constitutions que l’on ait encore trouvées, et ce n’est pas sans effroi que j’aperçois s’avançant à leur place deux partis extrêmes et irréconciliables.

Ce n’est point en Belgique seulement qu’aura lieu ce redoutable conflit ; partout où l’on tentera d’asservir la société civile à l’omnipotence du clergé et du pape, cette entreprise soulèvera une résistance désespérée ; mais c’est en Belgique que cette lutte éclatera d’abord et avec le plus d’acharnement, parce qu’elle sort de l’histoire même du pays, et que le parti ultramontain y est plus près de toucher à la réalisation de ses desseins. La royauté constitutionnelle aura-t-elle assez de force, d’habileté, de fermeté, pour empêcher que des mesures extrêmes ne provoquent des résistances révolutionnaires, et pour maintenir le pouvoir aux mains d’hommes sages préférant le salut de leur patrie à l’accomplissement des volontés de l’église ? La façon dont le roi Léopold II est parvenu à dénouer la crise récente peut donner l’espoir que la Belgique ne verra pas de sitôt se lever le jour des grandes épreuves et des combats décisifs.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Cette lettre est une pièce si curieuse pour l’histoire religieuse de notre temps, que nous croyons devoir la reproduire littéralement.
    A monsieur et cher fils André Langrand-Dumonceau, à Bruxelles, en Belgique.
    « Cher fils, noble homme, salut et bénédiction apostolique.
    « Dans ces derniers jours est venu à nous notre très cher fils le prêtre Jean-Népomucène Danielik, du diocèse d’Erlau, envoyé par vous et vos collègues, lequel très humblement nous a remis votre lettre du 12 de ce mois.
    « Et nous avons appris tant par cette lettre que par ce prêtre lui-même que, par votre initiative et avec d’autres personnes catholiques du royaume de Belgique, il a été fondé des établissemens de crédit foncier afin de favoriser et de développer l’agriculture, l’industrie et le commerce dans les états catholiques, et en même temps d’arracher les familles catholiques des mains avides d’usuriers rapaces en leur prêtant un secours opportun.
    « Nous avons appris également que vous et vos associés, qui sont spécialement chargés de l’administration de ces institutions, vous avez entouré notre personne et ce siège apostolique d’une piété filiale et d’une obéissance remarquable, et que vous et eux avez souverainement à cœur, dans ces temps si malheureux, de protéger et défendre la cause, les droits et la conduite de l’église catholique et de ce siège.
    « En considération de quoi, nous vous adressons à vous, cher fils, et à vos associés des éloges mérités, puisque le but principal que vous vous êtes proposé en fondant avec eux les institutions prémentionnées est d’affranchir les familles catholiques de la nécessité de contracter des engagemens qui, en raison d’intérêt illicite ou pour tant d’autres causes, sont absolument défendus par les lois divines et humaines.
    « En même temps, nous vous exhortons vivement, vous et vos associés dans cette entreprise, de faire en sorte que, grâce à la religion qui vous distingue, ainsi qu’eux, vous dirigiez toujours cette œuvre tout à fait catholique en méprisant entièrement l’appât des richesses, et que votre soumission et votre dévoûment envers notre personne et ce saint-siège s’affermissent et s’augmentent de jour en jour davantage sur leurs bases inébranlables.
    « En attendant, nous demandons humblement à Dieu, très bon et très grand, qu’il daigne bénir vos soins, vos projets et vos travaux communs, afin que ces institutions, dirigées selon la règle de notre très sainte religion, aboutissent au véritable bien de la famille catholique tout entière, en prenant de jour en jour plus d’accroissement.
    « Et comme augure de ces bénédictions, et comme gage de notre affection paternelle envers vous, nous vous accordons du fond du cœur et avec amour, à vous, monsieur et cher fils, et à tous vos associés catholiques dans cette entreprise, notre bénédiction apostolique.
    « Donné à Rome, à Saint-Pierre, le 21 avril 1864, de notre pontificat la 18e année.
    « Pius PP. IX. »
  2. L’un des administrateurs des sociétés Langrand, un ancien ministre, M. Nothomb, étant venu dire à la chambre que les gens qui avaient poussé des huées sous ses fenêtres portaient des bottes éculées, des chapeaux défoncés et des habits troués, M. Bara lui répondit : « Quoi d’étonnant ? ce sont vos actionnaires. » Sans doute quelques gamins se sont mêlés à la foule, ils ont même cassé des carreaux à coups de pierres ; mais tout le dégât a été payé par la ville moyennant la somme de 66 francs, juste 14 fr. de moins qu’en 1857. On le voit, en Belgique, tout se fait à bon marché.
  3. Pour ne citer qu’un ordre, voici l’accroissement du nombre des membres de la compagnie de Jésus. En 1850, on en comptait au plus 4,000. Aujourd’hui, d’après les relevés les plus exacts qu’on puisse obtenir, ils sont 8,837. À propos de l’Italie, je me permettrai de rappeler un souvenir personnel. En Égypte, j’eus la bonne fortune de voyager avec un ancien collègue de Cavour. Sa femme, esprit brillant et juste, me parla longuement de la situation politique de l’Italie. Elle m’expliqua clairement pourquoi le parti clérical n’est presque pas représenté aux chambres. « Les femmes italiennes, me disait elle, obéissent au confesseur en fait de religion, non en politique, et puis nous n’avons plus de couvens. — C’est vrai, lui répondis-je ; mais, comme en Belgique, ils reviendront plus nombreux. — Jamais, s’écria-t-elle, n’est-ce pas, mon ami ? » Son mari répondit avec un fin sourire : « Dans notre village, nous avions un gros couvent s’étalant au soleil. On l’a incaméré ; il y en a maintenant trois petits qui grandissent dans l’ombre. »
  4. A Liège, grâce au dévoûment d’une personne intelligente et riche, la baronne de W…, une institution supérieure pour demoiselles a été fondée récemment ; mais l’évêque a refusé d’y faire donner des leçons de religion : il a mis au ban de l’église les dames patronnesses, et les confesseurs font les derniers efforts pour empêcher les jeunes filles de suivre des cours où la foi est pourtant scrupuleusement respectée. la nomination de M. Delcour, professeur à l’université de Louvain, au ministère de l’intérieur, crée une situation tout à fait anormale pour les universités de l’état. Il tient dans ses mains le sort de ces institutions, lui, le représentant d’une institution rivale dont ses convictions doivent lui faire désirer le succès. Sans doute, il voudra être impartial, mais l’épiscopat le lui permettra-t-il ? Peut-on espérer qu’il fera ce qu’il faut pour attirer des élèves à Gand et à Liège au détriment de Louvain, à qui il appartient ? Le parti libéral aux chambres a déjà attiré l’attention sur cette situation extraordinaire.