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La Croisière du « Dazzler »/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 135-144).

CHAPITRE XV

DE BONS MATELOTS DANS UN MAUVAIS MOUILLAGE

Tout l’après-midi, le Dazzler fut ballotté en tous sens sur son ancre et, à l’approche de la nuit, traîtreusement, le vent se modéra. Cette accalmie et l’exemple de Pete-le-Français encouragèrent la bande des pirates à tenter une incursion nocturne. Ils choisirent avec soin leur mouillage et jetèrent des ancres de secours.

Pete-le-Français commanda aux deux jeunes gens de descendre dans le youyou et, au risque de chavirer, ils prirent une seconde ancre qu’ils laissèrent tomber presque à angle droit avec la première. Pete-le-Français laissa filer une grande longueur de chaîne et de câble, de sorte que le Dazzler recula d’une trentaine de mètres. Il fatigua dès lors beaucoup moins.

À l’abri dans le cockpit, Joë promena son regard sur une mer démontée. Sans protection contre le gros temps, les bancs d’huîtres se trouvaient en plein dans la baie, et le vent, sur une longueur d’au moins douze milles, soulevait de si fortes vagues qu’à tout moment il menaçait de coucher les mâts des bateaux de pêche déjà si secoués par la houle.

Un peu avant la tombée de la nuit, un bout de voile se montra du côté du vent, grandit, et bientôt on distingua nettement l’énorme grand-voile du Reindeer.

« Quel idiot ! s’écria Pete-le-Français, se précipitant hors de sa cabine pour mieux voir. Un de ces jours, je vous le prédis, cet imbécile recevra une balle dans la peau, Paf ! comme ça ! et cette fois plus de Nelson, plus de Reindeer, plus rien ! »

Joë interrogea des yeux Frisco Kid.

« Comme il le dit, répondit celui-ci. Nelson devrait au moins prendre un ris, et même deux. Mais le voilà, toutes voiles au vent, comme s’il avait un ennemi à ses trousses. Il file trop vite. C’est un risque-tout, je le connais pour avoir déjà navigué en sa compagnie. »

Semblable à quelque immense oiseau, le Reindeer passa près d’eux à toute allure, perché sur la crête écumante d’une vague.

« Ne crains rien, il veut seulement voir jusqu’où il peut s’approcher de nous sans nous aborder. »

Joë approuva d’un signe de tête et, les yeux écarquillés, contempla l’émouvant spectacle. Le Reindeer bondissait dans l’air, le nez pointé vers le ciel, presque hors de l’eau, au point qu’on pouvait voir entièrement son marchepied de misaine, puis il piqua de l’avant, tout le pont fut submergé par l’écume et il les dépassa à une vitesse insensée, le gui de sa grand-voile frôla presque le gréement du Dazzler.

Tenant la barre, Nelson fit de la main un joyeux salut au passage et éclata de rire à la face de Pete-le-Français, furieux de la manœuvre imprudente de son associé.

Revenue sous le vent, la magnifique embarcation tourna sa proue dans la direction de la brise et roula si fortement que sa quille brune apparut jusqu’à la dérive. Ils eurent alors l’impression que le Reindeer coulait, mais il se redressa aussitôt et passant devant eux à bâbord, reprit sa course folle.

Ils virent le foc tomber d’un seul coup, une ancre plonger par dessus bord et le bateau se mettre debout au vent. Tandis qu’il s’abattait, puis culait, pour s’abattre encore et culer de nouveau, sous sa grand-voile en ralingue, une deuxième ancre plongea bien à l’écart de la première. Alors la grand-voile fut amenée, serrée et larguée, dans le même temps que prenait le bateau pour commencer à tirer sur ses deux chaînes.

« Ah ! ah ! Je n’ai jamais vu son pareil ! »

Les yeux du Français brillaient d’admiration devant une telle prouesse nautique, et ceux de Frisco Kid étaient humides.

« On jurerait un yacht ! s’exclama-t-il en regagnant la cabine. Et même beaucoup mieux qu’un yacht ! »

La nuit tombée, le vent fraîchit de nouveau et, vers onze heures, se déclencha ce que Frisco Kid appelait une « jolie rafale ».

Cette nuit-là, on dormit peu à bord du Dazzler. Seul Frisco Kid ferma les yeux. Pete-le-Français ne cessait de monter et de descendre. À deux reprises, lorsqu’il se rendit sur le pont, il fila un peu plus de chaîne et de filin. Allongé dans sa couchette, Joë écoutait le vent, appelant en vain le sommeil, non qu’il fût effrayé, mais il n’avait point l’habitude de dormir au milieu d’un tel tumulte et de si violentes secousses. Jamais il n’aurait cru qu’un bateau comme le Dazzler pût se livrer impunément à de pareilles cabrioles. Tantôt il penchait sur le travers au point de chavirer, tantôt il bondissait vers le ciel et retombait sur les vagues avec de formidables craquements, comme si sa quille avait été éventrée et réduite en morceaux. D’autres fois il se raidissait si brusquement sur ses aussières que toute sa membrure gémissait sous la violence du choc.

Frisco Kid, éveillé en sursaut, dit en riant à son camarade :

« Voilà ce qui s’appelle tenir le coup. Mais attends le lever du jour, et tu nous verras louvoyer. Aussi vrai que je me nomme Frisco Kid, plus d’un sloop ira à la côte. »

Là-dessus, il se retourna sur sa couchette et se rendormit.

Joë l’enviait.

Vers trois heures du matin, il entendit Pete-le-Français se lever, à l’avant, et farfouiller dans les coffres du bateau. Joë l’observa avec curiosité. Dans la clarté confuse des lampes se balançant au plafond, il le vit en retirer deux rouleaux de filin de secours qu’il monta sur le pont. Joë comprit qu’il les rattachait aux aussières pour allonger celles-ci.

À quatre heures et demie, Pete-le-Français avait allumé le feu et à cinq heures il appelait les deux jeunes garçons pour prendre le café. Après quoi, Joë et Frisco Kid se glissèrent dans le cockpit pour contempler une sinistre lueur sur la mer houleuse. On distinguait à peine les contours de la grève de l’île des Asperges, mais on percevait nettement le grondement du ressac sur le sable. Lorsque la clarté du jour augmenta, ils constatèrent qu’ils avaient pendant la nuit dérivé d’un bon demi-mille.

Le reste de la flottille s’était pareillement laissé entraîner. Le Reindeer se tenait presque à hauteur des autres embarcations. Le Caprice mouillait à quelques centaines de mètres plus loin et, sous le vent, cinq autres bateaux de pêche étaient éparpillés entre la flottille et la côte.

« Deux manquants, annonça Frisco Kid portant les jumelles à ses yeux et fouillant le rivage. En voilà un ! », s’écria-t-il.

Puis il ajouta, après l’avoir longuement observé :

« La Go-Ask-Her ! En un rien de temps, elle sera en miettes ! Espérons que les pêcheurs sont à terre. »

Pete-le-Français prit à son tour les jumelles puis les passa à Joë.

On distinguait nettement le malheureux sloop ballotté au gré des flots et, sur la grève, les hommes de son équipage.

« Où est le Fantôme ? », s’enquit Pete-le-Français.

Frisco Kid chercha en vain des yeux Le Fantôme le long de la grève, mais quand il tourna ses jumelles vers le large, il le découvrit s’avançant tranquillement sous la lumière grandissante, à un demi-mille environ au vent.

« Je parierais qu’il n’a pas bougé de trente mètres toute la nuit. Il a dû toucher un fond très ferme.

— Erreur, répliqua Pete-le-Français. Il n’y a que de la vase dans ce coin-là. S’il réussit à s’en tirer, il aura de la veine. C’est moi qui te le dis. Ses ancres sont trop légères, tout justes bonnes pour de la boue. Je leur ai pourtant recommandé de se munir d’ancres plus lourdes, mais ils se sont moqués de moi un jour, ils s’en mordront les doigts. »

Une des barques hissa un bout de toile et s’engagea dans une terrible lutte pour échapper à la destruction et à la mort. Un moment ils la virent rouler et plonger éperdument sans réussir à avancer.

Pete-le-Français interrompit la rêverie des deux garçons.

« Allons ! À l’ouvrage ! Prenez deux ris dans la grand-voile ! Et filons d’ici ! »

Tandis qu’ils exécutaient la manœuvre, un cri les fit sursauter. Levant les yeux, ils virent le Fantôme qui fonçait sur eux à une vitesse vertigineuse. Pete-le-Français bondit à l’avant comme un chat. En même temps, il saisit son couteau et, d’un seul coup, trancha le filin qui les retenait à l’ancre de secours, Tout le poids du Dazzler se reportât aussitôt sur l’autre ancre. Le bateau vira sur la gauche, de justesse : l’instant d’après, porté à la dérive, l’arrière en avant, le Fantôme passa, et déjà à toute allure, à la place que le Dazzler venait de quitter.

« Quoi ? ils ont mouillé quatre ancres ! s’exclama Joë à la vue de quatre amarres tendues raides et plongeant dans l’eau presque horizontalement.

— Deux ancres sont remplacées par des dragues à huîtres, dit en riant Frisco Kid, et maintenant voici le tour du poêle. »

Comme il parlait, deux jeunes pirates apparurent sur le pont et jetèrent par-dessus bord le fourneau de cuisine retenu par un cordage.

« Brr… fit Frisco Kid. Regardez-moi Nelson. Il vient de prendre un ris. Vous pouvez m’en croire. Ça doit souffler dur ! »

Le Reindeer s’avança vers eux, bravant la tempête comme un splendide monstre marin. Nelson-le-Rouge, en passant, les salua de la main et un quart d’heure plus tard, lorsqu’ils eurent levé la seule ancre qui leur restait, il passa bien au vent, à la bordée suivante.

Pete-le-Français suivait le Reindeer d’un œil toujours admiratif, encore qu’il proférât, d’un ton de mauvais augure :

« Un jour, pan ! pan ! Il finira comme ça ! C’est moi qui vous le dis ! »

Un moment après, le Dazzler déployait d’un seul coup son foc au bas ris et se trouvait à son tour en plein combat. C’était une rude affaire, lente, pénible et dangereuse, que de louvoyer sous le vent à proximité de ce rivage, et Joë s’émerveillait de ce qu’une si frêle embarcation pût résister une minute à la furie des éléments déchaînés. Mais peu à peu le Dazzler gagna au vent, s’écarta du rivage, sortit de la grosse houle de fond et entra dans les eaux profondes de la baie. Là, on mollit légèrement la grand-voile et le bateau courut s’abriter derrière la muraille rocheuse du môle d’Alameda, à quelques milles plus loin.

Ils y retrouvèrent le Reindeer, tranquillement à l’ancre. Pendant les heures qui suivirent, les autres sloops arrivèrent l’un après l’autre, à l’exception du Fantôme, qui avait dû être rejeté sans doute au rivage pour tenir compagnie à la Go-Ask-Her.

Dans l’après-midi, le vent tomba avec une étonnante brusquerie et le temps devint presque estival.

« Ça ne me dit rien de bon », déclara Frisco Kid au cours de la soirée.

Pete-le-Français avait pris le youyou pour aller faire une visite à Nelson.

« Qu’est-ce qui cloche ? demanda Joë.

— Le temps. La brise s’est calmée trop vite, à mon gré. La tempête n’a pas eu le temps d’épuiser sa fureur. Elle va sans doute se réveiller d’un instant à l’autre, tu peux m’en croire.

— Où allons-nous maintenant ? demanda Joë. Est-ce que nous retournons aux bancs d’huîtres ? »

Frisco Kid hocha la tête.

« J’ignore les intentions de Pete-le-Français. Il a été floué dans l’affaire de l’acier, idem pour la pêche aux huîtres. Il est si furieux qu’il est capable de se livrer maintenant aux pires extravagances. Rien ne m’étonnerait de le voir partir avec Nelson vers Redwood City pour accomplir le grand coup auquel je faisais allusion ce matin. Tiens, c’est de ce côté-là…

— En tout cas, je n’en suis pas, moi ! annonça Joë d’une voix pleine de décision.

— Bien sûr que non ! répondit Frisco Kid.

— Avec Nelson, ses deux hommes et Pete-le-Français, je ne crois pas, du reste, qu’on ait besoin de tes services. »