La Décomposition de l’armée et du pouvoir/31

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CHAPITRE XXXI

Mon service au poste de Commandant en Chef des armées du Sud-Ouest. La conférence de Moscou. La chute de Riga.


Je fus vivement touché par cette lettre de M.-V. Alexéiev :

« Mentalement je vous accompagne à votre nouveau poste. C’est à un effort vraiment héroïque que je vous vois destiné. On a beaucoup parlé, mais peu agi. Même après le 16 juillet, notre grand bavard national n’a rien fait… L’autorité des chefs s’effrite chaque jour… Si vous avez besoin, en quoi que ce soit, de mon assistance, de ma collaboration, je suis prêt à partir pour Berditchev, à me rendre aux armées auprès de n’importe quel chef… Dieu vous garde ! »

Voilà un homme, dans la plus haute acception du terme. Rien n’a pu altérer son caractère, ni les grades les plus élevés, ni les vicissitudes de la fortune. Tout entier, il s’est donné à son travail modeste et désintéressé pour le salut au bénéfice du pays natal.

Autre front, autres gens. Le front Sud-Ouest se remettait peu à peu de la terrible secousse de juillet. Mais ce n’était pas la vraie convalescence, que saluaient certains optimistes. On recouvrait, à peu près, l’état d’esprit d’avant l’offensive — voilà tout. Entre officiers et soldats, c’étaient les mêmes relations pénibles ; comme autrefois, on négligeait le service ; on désertait ; on n’avait aucune envie de combattre, mais cette attitude ne se manifestait pas violemment, parce qu’on était en pleine accalmie. Enfin, je retrouvais la même propagande bolcheviste, considérablement accrue, du reste, et souvent dissimulée sous le couvert des Comités. Elle profitait aussi des élections à l’Assemblée Constituante, qu’il fallait préparer. Je possède un document qui concerne la 2ème armée du front Ouest. Il constitue une démonstration significative et probante de la singulière tolérance témoignée aux perturbateurs par les représentants du gouvernement et de l’autorité militaire, sous le prétexte d’assurer la liberté et la compétence des soldats électeurs. Voici la copie d’une dépêche officielle adressée à tous les bureaux de la 2ème armée : « Le commandant de l’armée, d’accord avec le commissaire, a autorisé, à la demande des soldats socialistes-démocrates bolchevistes, l’ouverture du 15 au 18 octobre, auprès du Comité des troupes, d’un cours destiné à former des instructeurs appartenant à ce parti, en vue des élections à la Constituante. Un représentant des organisations bolchevistes par unité devra être envoyé à ces cours. Numéro 1644. Souvorov[1].

Les institutions révolutionnaires, absorbées par leur lutte avec la contre-révolution, laissaient passer, sans songer à les réprimer, des faits exaspérants : au siège même de l’état-major du front, à Berditchev, des meetings acclamèrent les revendications les plus extrêmes des bolcheviks ; le journal local « la Pensée libre », sans la moindre équivoque, menaçait les officiers d’une « Saint-Barthélemy ».

Le front existait, c’est tout ce qu’on pouvait en dire. De temps à autre éclataient des émeutes qui s’éteignaient dans le sang : assassinats du général Hirschfeld, de Stéphanovitch, du commissaire Lindé… On prit certaines mesures préliminaires, on effectua certaines concentrations de troupes — en vue d’opérations stratégiques, mais il était impossible d’agir avant d’avoir appliqué le « programme Kornilov » et d’en avoir étudié les résultats.

Et j’attendais avec une impatience extrême.

Les institutions révolutionnaires (commissariat et comité) du front Sud-Ouest jouissaient d’une situation particulière ; elles n’avaient pas eu besoin de s’emparer de l’autorité : une partie leur en avait été concédée, bénévolement, par une série de commandants en chef : Broussilov, Goutor, Balouïev. Aussi, dès mon arrivée, elles me reçurent en ennemi. Le Comité du front Ouest donna, sur mon compte, des renseignements terribles : le Comité du front Sud-Ouest en fit son profit et mit en bonne place, dans le numéro de son journal qui suivit mon entrée en charge, un avertissement solennel aux « ennemis de la démocratie ». Comme par le passé, je n’avais jamais recours à la collaboration du commissariat. Quant au Comité, je lui fis savoir que je me mettrais en rapport avec lui, à la condition qu’il s’en tînt, strictement, à la compétence déterminée par la loi.

Le commissaire du front s’appelait Gobetchio. Je le rencontrai une fois, par hasard. Peu de jours après, il fut envoyé au Caucase et remplacé, dans ses fonctions, par Jordansky[2]. Sitôt arrivé, celui-ci rédigea un « ordre du jour aux troupes du front ». J’eus beaucoup de peine ensuite à lui faire comprendre qu’il ne peut y avoir deux commandements sur un même front. Jordansky et ses adjoints Kostitsyne et Grigoriev — un littérateur, un zoologiste et un médecin — n’étaient peut-être pas les premiers venus dans leurs spécialités, mais ils ignoraient profondément les milieux militaires. Aucun rapport immédiat entre eux et le soldat.

Le Comité du front n’était ni meilleur, ni pire que les autres. Il était « défensiste » et appuyait même les mesures de répression que Kornilov avait arrêtées en juillet. Mais, à aucun degré, ce


Arrivée du général Kornilov à Moscou pour la Conférence d’État.



n’était une institution vraiment militaire, faisant corps avec l’armée (pour son bien ou pour son mal). Ce n’était que l’organe de différents partis. Il avait introduit la politique sur le front, et il s’en donnait à cœur joie, ce Comité qui se composait de toutes les fractions des partis socialistes. Il faisait une propagande effrénée, organisait des congrès où les représentants des troupes étaient « travaillés » par tous les groupes socialistes, par ceux aussi, naturellement, qui témoignaient le plus d’hostilité au gouvernement. J’essayai d’enrayer leur action : les opérations stratégiques qui se préparaient, le pénible moment de transition que nous traversions m’y avaient incité ; le commissaire Jordansky m’opposa une résistance acharnée. Et cependant le Comité s’immisçait inlassablement dans tous les domaines militaires, semant la confusion, excitant la défiance à l’égard des chefs.

* * *


À Pétrograd et à Mohilev, les événements se succédaient — nous n’avions pour nous renseigner là-dessus que les articles des journaux, les on-dit et les potins.

Le « programme » ne venait toujours pas. Les espoirs que l’on avait fondés sur la conférence d’État de Moscou ([3]) s’écoulèrent : elle ne modifia en rien la politique militaire ni celle du gouvernement. Bien au contraire, elle mit en pleine lumière l’irréconciliable opposition de la démocratie révolutionnaire et de la bourgeoisie libérale, des chefs militaires et des représentants des soldats.

Mais si la conférence de Moscou fut sans résultats pratiques, elle dévoila entièrement les dispositions des compétiteurs, des gouvernants, des dirigeants. Ils reconnurent tous le danger mortel qui menaçait le pays. La Société était ébranlée ; la vie économique, dans toutes ses manifestations, s’effondrait… Les deux partis en présence se reprochèrent furieusement leur égoïsme : chaque classe ne visait que ses intérêts particuliers. Mais ce qui fut significatif et singulier au cours de ces débats, c’est que les questions le plus directement liées à la lutte des classes, la question ouvrière, la question agraire, ne provoquèrent que de simples dissentiments ; elles ne poussèrent pas l’assemblée à se diviser, passionnément, dans un élan de haine indomptable. Quand Plekhanov, le vieux leader socialiste-démocrate, accueilli par l’approbation générale, se tourna vers la droite pour lui demander des concessions, vers la gauche pour lui demander de la modération, on put croire qu’entre les deux camps ennemis, le gouffre n’était pas infranchissable.

Ce furent d’autres problèmes qui captivèrent l’attention de l’assemblée : le pouvoir et l’armée.

Milioukov énuméra toutes les erreurs du gouvernement asservi aux Soviets, toutes ses « capitulations » ; les concessions faites aux idéologues du socialisme, aux « Zimmerwaldiens » ; les complaisances témoignées à l’armée et dans la politique extérieure aux utopies et aux exigences de la classe ouvrière, aux revendications excessives des diverses nationalités.

« Les Comités et les Soviets centraux et locaux dépouillent le gouvernement de son autorité — trancha la voix claire de Kalédine — il faut sans retard couper court à ce pillage. »

Maklakov commença par aplanir doucement le terrain — avant de frapper : « Je ne demande rien, mais je me sens forcé de signaler l’appréhension qu’éprouve la Société lorsqu’elle apprend l’admission, au sein du gouvernement, de gens qui, hier encore, étaient… « défaitistes ». Choulguine s’agite (sur la droite) : Je désire que votre autorité (celle du gouvernement provisoire) soit réellement forte, qu’elle soit illimitée. Je le désire —tout en sachant bien qu’un pouvoir fort évolue facilement vers le despotisme et que ce despotisme m’écraserait, moi plutôt que vous, amis du gouvernement actuel ! » À gauche, Tchéidzé chante les louanges des Soviets : « Si l’esprit créateur de la révolution a pu sauver le pays du désordre et de l’anarchie, c’est grâce aux organisations révolutionnaires ». « Aucun pouvoir n’est supérieur à celui du gouvernement provisoire, conclut Tsérételli ; en effet, ce pouvoir émane du peuple souverain qui l’a délégué au gouvernement par l’intermédiaire de ses représentants… » Évidemment, pour autant que le gouvernement se subordonne aux Soviets ?… Mais toutes les voix sont dominées par celle du grand premier rôle : il cherche des « mots plus qu’humains » pour exprimer « l’angoisse de son cœur pantelant » à la pensée des événements qui se préparent ; en même temps il brandit… un sabre en carton, dont il menace ses ennemis cachés : « Ceux qui ont déjà essayé de lever leur main armée sur le pouvoir démocratique doivent savoir que toute tentative de ce genre sera réprimée par le fer et dans le sang… Qu’ils soient plus que jamais sur leurs gardes, ces criminels qui croient arrivé le moment de renverser, à l’aide des baïonnettes, le gouvernement révolutionnaire. ! »

Les contradictions s’accusèrent davantage encore quand on parla de l’armée. Le généralissime, dans un discours simple mais puissant, peignit l’armée expirante, entraînant le pays dans sa ruine. En termes mesurés, il exposa son fameux programme. Le général Alexéiev, visiblement ému, raconta les fautes, les souffrances et les hauts faits de l’ancienne armée « faible au point de vue


Réception du général Kornilov à Moscou.


technique, mais forte de son moral élevé et de sa discipline réelle ». Il la fit voir « aux jours lumineux de la révolution » mais ensuite « on lui avait injecté, pour la paralyser, un venin mortel ». Kalédine, ataman du Don qui représentait treize armées cosaques, et qui n’avait pas de situation officielle, déclara, en toute indépendance, avec une netteté cassante : « L’armée doit rester étrangère à la politique. Il faut proscrire les meetings, les réunions et les controverses des partis ; tous les Soviets, tous les Comités doivent disparaître. Il faut réviser la déclaration des droits du soldat, relever la discipline sur le front et à l’arrière, rétablir l’autorité disciplinaire des chefs. Aux dirigeants de l’armée, pouvoir absolu ! » Il se trouva un orateur pour discuter ces vérités évidentes : ce fut Koutchine, qui représentait les Comités de front et les Comités d’armée : « Les Comités sont nés de l’instinct de la conservation… il fallait qu’on les créât pour protéger les soldats victimes, jadis, de l’arbitraire… les Comités nous ont donné la lumière et la science… Puis est venue la deuxième phase, celle de la décomposition, de la désorganisation… les « prolétaires conscients de l’arrière » ont été abasourdis par tous les problèmes que la révolution avait soulevés et qu’ils ne pouvaient digérer ». Koutchine ne contestait pas la nécessité de la répression, mais il voulait « qu’elle fût comprise dans la compétence des Comités. » Comment y arriver ? Le programme unique de toute la démocratie révolutionnaire venait de l’indiquer : l’armée ne devait pas aspirer à vaincre l’ennemi, elle devait repousser toute visée impérialiste et accélérer, par tous les moyens, la conclusion d’une paix générale fondée sur les principes de la démocratie… Quant aux chefs, on reconnaissait leur pleine indépendance en matière stratégique et leur prépondérance ( ?) dans le domaine de la préparation militaire et des opérations tactiques ». Le but des institutions révolutionnaires, c’était de répandre leur politique dans les troupes : « les commissaires devaient être les instruments de cette diffusion ; quant aux Comités, c’était à eux de guider la masse des soldats à travers les problèmes sociaux et les questions politiques. On ne pouvait admettre le rétablissement du pouvoir disciplinaire des chefs, etc. »

Que va faire le gouvernement ? Aura-t-il la force et l’énergie de briser les chaînes que lui a forgées le Soviet bolchévisant ?[4] Kornilov a déclaré, à deux reprises : « je ne mets pas en doute, une seule minute, que mes mesures seront exécutées sans délai ».

Et si elles ne le sont pas ? Sera-ce la guerre ?

Il a dit encore : « On n’a la fermeté de les appliquer que lorsqu’on y est forcé par des défaites et des abandons de territoire. Voilà qui est inadmissible. Si les mesures énergiques que l’on a prises sur le front pour relever la discipline ont été le résultat de la débâcle de Tarnopol et de la perte de la Galicie et de la Bukovine, je n’accepte pas qu’on doive attendre, pour réorganiser l’arrière, la chute de Riga, pour rétablir l’ordre sur les voies ferrées, l’abandon à l’ennemi de la Moldavie et de la Bessarabie. »

Or, le 20, nous perdions Riga.

* * *


À tous les points de vue, le front de la Dwina inférieure, était prêt à la défense. Il y avait suffisamment d’hommes et la ligne de la rivière constituait une défense importante. Le général Parsky, commandant d’armée, et le général Boldyrev, commandant de corps, étaient à la tête des troupes. C’étaient des hommes d’expérience et que la démocratie révolutionnaire ne jugeait nullement « contre-révolutionnaires » ([5]). Enfin, nos généraux connaissaient exactement la direction de l’attaque ennemie ; les transfuges leur avaient appris aussi le jour et même l’heure de l’action.

Néanmoins le 19 août, les Allemands (8ème armée, Hutier), après une vive préparation d’artillerie, occupèrent, malgré une certaine résistance des nôtres, la tête de pont d’Ixkuel et passèrent la Dwina. Le 20 août, ils attaquèrent le long de la chaussée de Mitau. Le soir du même jour, le groupe d’Ixkuel rompit notre front sur l’Egel et s’avança vers le Nord, menaçant nos lignes de retraite sur Wenden. La 12ème armée abandonna Riga et se retira à 60 ou 70 verstes, après avoir perdu 9.000 hommes (en ne tenant compte que des prisonniers), 81 canons, 200 mitrailleuses, etc. Il n’était pas dans l’intention des Allemands d’avancer davantage : ils se mirent à fortifier l’immense terrain qu’ils venaient d’occuper sur la rive droite de la Dwina et expédièrent deux divisions sur le front français.

Nous avions perdu la riche ville industrielle de Riga, avec toutes ses fortifications et ses dépôts de munitions, et surtout une ligne de défense dont la chute créait une menace perpétuelle pour l’aile droite du front de Dvinsk et pour les routes de Pétrograd.

L’abandon de Riga causa au pays une émotion profonde. Au sein de la démocratie révolutionnaire, il ne suscita du reste ni remords, ni élan patriotique ; il ne fit — résultat tout à fait inattendu — qu’augmenter l’animosité qu’on nourrissait contre les chefs et contre les officiers. Dans un de ses communiqués, le Grand Quartier Général inséra la phrase suivante ([6]) : « Un flot de troupes désorganisées envahit la chaussée de Pskov et la route de Bider-Limbourg ». Ce communiqué, dont l’exactitude n’est pas contestable, n’indiquait pas les causes de la déroute ; il souleva une tempête d’indignation dans les milieux révolutionnaires. Les commissaires et les Comités du front Nord envoyèrent à Pétrograd une série de dépêches pour démentir « les insinuations et les provocations du Grand Quartier Général » et pour affirmer que « cette défaite n’avait rien de honteux », que « les troupes exécutaient consciencieusement les ordres des chefs… il n’y avait eu, de la part des hommes, ni désertion, ni trahison. » Stankiévitch, commissaire du front, reconnaissait ce que cette retraite inexplicable et ignominieuse avait d’humiliant, mais il indiquait, en passant, nombre de fautes et d’imprudences commises par les dirigeants. Il dut y avoir, dans la direction des opérations, par le fait des personnes comme par le fait des circonstances, des erreurs, causées par la méfiance réciproque, par le déclin de l’obéissance et par le mauvais fonctionnement des services auxiliaires. Il n’en est pas moins certain que les troupes du front Nord et, en particulier, la 12ème armée, étaient les plus désorganisées de toutes ; la simple logique des événements voulait qu’elles fussent incapables d’opposer à l’ennemi la résistance nécessaire. L’apologiste de la 12ème armée, le commissaire Voïtzinsky, dont la tendance a toujours été d’exagérer les qualités militaires de ses troupes, télégraphia lui-même au Soviet de Pétrograd : « Les hommes manifestent de l’indécision, ils ne sont pas préparés à combattre ; le résultat en est qu’on manque de stabilité dans la guerre de campagne… Il y a des unités qui luttent avec vaillance comme aux premiers jours — il y en a d’autres qui sont fatiguées et qui sont enclines à la panique. »

En réalité, le front Nord était démoralisé et avait perdu sa force de résistance. Les troupes se retirèrent jusqu’au point où s’arrêtait la poursuite de l’avant-garde allemande, puis avancèrent quelque peu quand il se démontra qu’elles avaient perdu le contact avec les forces principales Hutier, dont l’intention était de ne pas dépasser une ligne déterminée.

Les journaux de la gauche commencèrent, cependant, une campagne acharnée contre le Grand Quartier Général et les chefs supérieurs. Le mot de « trahison » fut prononcé. L’organe de Tchernov, le « Dielo Naroda » (l’« œuvre du peuple »), journal défaitiste, se lamentait : « Dans notre âme s’insinue un doute qui nous torture : n’est-ce pas sur la tête de nos courageux et glorieux soldats, abattus par milliers, que retombent les fautes des dirigeants, le manque de munitions d’artillerie, l’incapacité des chefs ? » Les « Izvestia » exposaient les motifs de la « provocation » : « le Grand Quartier Général se sert des revers essuyés sur le front pour effrayer le gouvernement provisoire et l’obliger à prendre telles mesures qui visent, directement et indirectement, la démocratie révolutionnaire et ses institutions ».

Les événements que je viens d’exposer ne laissèrent pas d’accroître l’opposition que les Soviets témoignaient au généralissime, le général Kornilov : les journaux répandirent même le bruit de sa destitution imminente. Une série de motions incisives répondit à ces rumeurs : elles visaient le gouvernement et défendaient Kornilov ([7]). Dans une résolution du Conseil de l’Union des troupes cosaques, on lisait cette phrase : « Sans aucun doute, la révocation de Kornilov démontrera aux Cosaques l’inutilité de leurs sacrifices ; cette constatation serait grosse de dangers… » et, plus loin, le Soviet déclarait qu’il « déclinait toute responsabilité touchant l’attitude des troupes cosaques sur le front et à l’arrière si Kornilov était destitué »

Tout cela annonçait de graves événements. L’apaisement ne venait pas. Au contraire, les passions s’irritaient toujours davantage, les conflits s’envenimaient, l’atmosphère de défiance et de suspicion s’épaississait.

Je différai ma tournée sur le front. J’espérais encore que la lutte aurait une issue heureuse et qu’on publierait enfin le « programme Kornilov ([8]) ».

Du reste, que pouvais-je apporter aux soldats ? Le chagrin profondément enraciné dans mon cœur ; un appel désespéré « à la raison et à la conscience avec le sentiment d’être la voix qui parle dans le désert ? » J’en avais déjà fait l’expérience, inutilement, et cela ne m’avait laissé qu’une amère déception. Pourtant il faut recommencer sans cesse : la pensée, la parole, l’influence morale auront toujours le pouvoir de pousser les hommes à l’héroïsme ; mais comment faire s’il faut que le soc de fer de la charrue retourne la glèbe dont le chardon a recouvert la surface desséchée… Et que pouvais-je dire aux officiers qui attendaient, dans l’inquiétude et dans l’affliction, la fin de l’agonie continue, impitoyable et lente de notre malheureuse armée ? Je ne pouvais leur dire qu’une chose : « Si le gouvernement ne change pas radicalement sa politique — l’armée est perdue. »

Le 7 août, je reçus l’ordre de faire partir pour le Nord la division des Caucasiens, celle qu’on appelait la « Sauvage », le 12. Le troisième corps de cavalerie de réserve, puis le régiment de choc de Kornilov. La destination de ces troupes ne m’était pas indiquée, selon la coutume. La direction qu’elle prenait correspondait au front Nord très menacé à l’époque et… à Pétrograd. J’avais présenté le général Krymov, qui était à la tête du troisième corps de cavalerie, pour le poste de commandant de la 2ème armée. Le Grand Quartier Général avait consenti à cette nomination, mais exigé l’arrivée immédiate du général à Mohilev : on désirait le charger d’une mission particulière. Krymov, en passant, s’arrêta à Berditchev. Il n’avait pas encore de renseignements précis sur sa mission, ou, du moins, il n’en disait rien, mais nous étions persuadés tous deux qu’il s’agissait de ce revirement que nous attendions dans la politique militaire. Krymov était gai, plein d’assurance et de confiance en l’avenir. Comme auparavant, il estimait qu’on ne sauverait la situation que par l’écrasement des Soviets.

Peu de temps après je fus informé, officiellement, qu’une armée spéciale (de Pétrograd) était en formation. On me demanda de désigner un officier de l’état-major général pour le poste de général quartier-maître de cette armée.

Enfin, aux environs du 20 août, la situation se précisa. Un officier arriva à Berditchev et me remit une lettre de la main de Kornilov : le général me demandait de recevoir le rapport verbal que me ferait l’officier. Celui-ci me fit savoir ce qui suit :

— À la fin du mois d’août, il y aura, à Pétrograd, un soulèvement bolcheviste ; les renseignements sont péremptoires. Pour cette date, le troisième corps de cavalerie sera transféré dans la capitale ([9]). Il sera commandé par Krymov qui réprimera l’insurrection et en finira du même coup avec les Soviets ([10]). L’état de siège sera proclamé à Pétrograd et l’on promulguera les lois qui dérivent du « programme Kornilov ». Le généralissime ne vous adresse qu’une demande : veuillez envoyer au Grand Quartier quelques dizaines d’officiers sûrs ; officiellement : pour y étudier le maniement des lance-bombes et des lance-torpilles ; réellement : pour rejoindre, à Pétrograd, le détachement d’officiers.

Il m’apprit ensuite ce qu’il y avait de neuf au Grand Quartier Général, où régnait un moral excellent. Il m’annonça, entre autres nouveautés, une série de nominations prochaines dont on parlait pour les circonscriptions militaires de Kiev, d’Odessa, de Moscou. Il m’indiqua la composition présumée du futur gouvernement : il cita les noms de plusieurs ministres actuels et d’autres personnages que j’ignorais. Dans toute cette affaire, on ne voyait pas bien le rôle que jouerait le gouvernement provisoire et surtout Kérensky. Avait-il consenti au changement complet de la politique militaire ? Se retirerait-il ? Serait-il balayé par des événements dont la logique pure ni la raison perspicace ne pouvaient deviner le développement et les conséquences ?

Je consigne, dans ce volume, la marche des événements d’août dans la succession et sous les aspects où ils m’étaient apparus sur le front Sud-Ouest, pendant ces journées tragiques. Je fais abstraction de la lumière qu’aujourd’hui le recul a jeté sur les faits et les personnages.

Je donnai des ordres pour le départ des officiers dont il avait été question. Je pris toutes précautions utiles pour leur éviter les complications — à eux et à leurs chefs. Mais je suppose qu’ils n’ont pu arriver à Pétrograd avant le 27. Je ne communiquai les renseignements que j’avais à aucun des commandants d’armée. Parmi les officiers supérieurs du front, aucun n’avait de données réelles sur les événements qui allaient se dérouler.

La révolution russe, la chose était claire, entrait dans une phase nouvelle. Qu’en adviendrait-il ? Nous en discutâmes pendant de longues heures, Markov et moi. Tandis que lui, nature nerveuse, passionnée, exubérante, allait d’un extrême à l’autre, en passant par tous les sentiments et tous les états d’âme, j’avais, moi aussi, des alternatives d’espérance et d’alarme. La crise était fatale, inévitable : nous en avions tous deux le sens très net, la vision très claire. En effet, les Soviets bolchevistes et semi bolchevistes — c’est, tout un — conduisaient la Russie à la ruine. On ne pouvait éviter la collision. Y avait-il là-bas, une chance réelle de succès… Ou rien que le courage suprême du désespoir ?

  1. Chef d’état-major de l’armée.
  2. Ancien directeur de la revue Le Monde contemporain. Socialiste-démocrate, il dirige aujourd’hui un journal bolcheviste à Helsingfors.
  3. Cette conférence se réunit le 14 août 1917. On y avait convoqué des représentants des municipalités autonomes des zemstvos et des villes, des organisations sociales associées, des coopératives, des comités de députés ouvriers et soldats des Doumas d’Empire, des groupes commerçants et industriels, des associations professionnelles d’ouvriers, des sociétés savantes, des travailleurs intellectuels, des organisations nationales, militaires et autres.
  4. En août, au Soviet, les opinions évoluèrent rapidement, à l’avantage des bolcheviks, qui y avaient presque la majorité.
  5. Le général Parsky occupe, actuellement, un poste important dans l’armée des Soviets. Le général Boldyrev a été, dans la suite, commandant en chef de l’ « armée antibolcheviste de l’Assemblée Constituante », sur la Volga.
  6. Le 21 août.
  7. Motions votées par le comité principal de l’association des officiers, par la ligue militaire, par le Conseil de l’Union des troupes cosaques, par la société des chevaliers de Saint-Georges, par la conférence des organisations sociales et par d’autres.
  8. Le 27 août, c’est-à-dire le jour de sa rupture avec Kornilov, Kérensky n’avait encore pu se décider à signer les projets de lois émanant du « programme ».
  9. Le troisième corps de cavalerie avait été mandé à Pétrograd par le Gouvernement Provisoire.
  10. Voici ce qui ressort de l’enquête : Savinkov, administrateur du Ministère de la Guerre, et son chef de cabinet, le colonel Baranovsky, envoyé en mission au Grand Quartier Général par Kérensky, estimaient que, vraisemblablement, outre les bolcheviks, le Soviet des députés ouvriers et soldats se soulèverait aussi (sous l’influence du programme Kornilov). Il aurait fallu, dans ce cas, écraser impitoyablement l’insurrection. (Procès verbal. Déposition de Kornilov. Appendice XIII.)