La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 9

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 45-49).


CHAPITRE IX


RÉSUMÉ DES FAITS DONT TRAITENT LES SAGAS


Avant de présenter le texte même des Sagas, il est peut-être utile d’exposer brièvement les événements dont ils traitent, pour faciliter la lecture du récit et éviter l’entrée sans transition dans ce monde lointain et dans une aventure vieille de mille ans bientôt.

Il sera peut-être intéressant aussi de rappeler en quelques lignes la géographie des régions, généralement peu connues, où elle se passe.

L’Islande est un pays d’étendue presque égale au tiers de la France, mais dont une faible partie est habitable. Presque tout l’intérieur est couvert de hautes montagnes glacées ou de volcans.

Elle appartient presque aux régions sub-polaires. Elle se trouve, en effet, entre le 639 de latitude Nord et le cercle polaire. Sa longitude moyenne est marquée par le 209 de longitude Ouest (l’alignement de Dakar et de la côte nord-est du Groenland).

Les côtes nord et est sont longées par les courants glacés, aussi les meilleurs ports sont-ils sur la côte ouest, Reykjavik, la capitale, par exemple. La côte sud se développe sur environ 500 kilomètres. Sa côte est se trouve à environ 1 000 kilomètres de la Norvège.

Les îles Faroë et les Shetland forment des escales à peu près équidistantes entre Bergen (Norvège) et cette côte est.

À 700 kilomètres environ vers l’ouest de la côte ouest de l’Islande se trouve la côte sud-est du Groenland. L’Écosse est vers le Sud-Est à quelques 800 kilomètres et l’Irlande à plus de 1 100. Ces données montrent la situation de l’Islande par rapport à l’Europe.

L’Islande fut découverte vers 860, croit-on, par le Norvégien Naddod ou par le Danois Gardar [22]. Elle fut colonisée vers 872-875 par Ingolf. Le christianisme y fut introduit vers la fin du xe siècle, c’est-à-dire précisément à l’époque même de la découverte de l’Amérique.

Les îles Faroë, ou îles des Moutons, furent visitées d’abord par les ermites écossais, sans qu’on puisse savoir si elles étaient peuplées antérieurement. Au ixe siècle, le Norvégien Grimr Kamban les colonisa.

Le Groenland fut découvert et colonisé par Eirik le Rouge dans des conditions qui font précisément l’objet de la Saga d’Eirik.

Il avait dû, avec son père, quitter la Norvège à la suite d’un meurtre. Il gagna l’Islande et s’établit dans le Nord-Ouest, où il vécut jusque vers 979. Il eut encore des démêlés sanglants avec des voisins, fut traduit devant le tribunal local du district de Thorsness et fut banni pour trois ans.

Il partit à la découverte du Groenland, l’explora, et entreprit de le coloniser. Les colons qu’il entraîna se fixèrent sur les parties les plus habitables de la côte ouest (la côte Est, longée par le courant polaire, est presque totalement bloquée par les glaces et inhospitalière).

Ils formèrent deux centres de colonisation, l’un assez proche du cap Farewel, qu’on désigna sous le titre d’établissements de l’Est « estri bygd », et l’autre plus loin vers le Nord-Ouest « vestri bygd », les établissements de l’Ouest. Entre ces deux centres, il y avait une région inhabitable « obygd » (région où l’on ne peut habiter). Plus au nord, s’étendaient les régions désolées du monde polaire.

Si, malgré son rattachement politique à une métropole européenne, on admet que le Groenland fasse partie du continent américain, historiquement l’Amérique fut découverte par Eirik, aux environs de 985.

La géographie ancienne, nous le verrons dans la deuxième partie, et ce fut un dogme pendant tout le moyen âge et jusque fort avant dans le xviie siècle, rattachait la côte est du Groenland au « Bjarmaland », situé dans le Nord-Ouest de la Russie. Cette conception provient, sans doute, de la présence des barrières polaires à peu près continues entre les deux continents. De même vers l’Ouest, les Normands furent trompés par une semblable barrière de glaces et ils rattachèrent la côte ouest du Groenland à la Terre de Bafin et peut-être au Labrador.

Fig. 1. — Les Colonies normandes au Groenland au xe siècle.

Ils désignaient l’ensemble de ces régions du Nord et du Nord-Ouest sous le nom de Helluland hit mikla, Helluland le Grand, ou de « Vestri Obygd », désert de l’Ouest.

Les vestiges des habitations normandes se retrouvent en grand nombre dans les établissements de l’Est et de l’Ouest. On a même retrouvé récemment (1922) un cimetière contenant des restes humains encore enveloppés d’étoffes de l’époque normande. Vers le Nord, on a trouvé des inscriptions runiques (postérieures, il est vrai, à l’époque d’Eirik), vers le 72° Nord.

Il est probable qu’Eirik, dès le début de ses explorations dans la mer de Bafin ou le détroit de Davis, reconnut ou aperçut la Terre de Bafin, qui est fort proche des établissements de l’Ouest (à peine 300 kilomètres, la distance de Cherbourg à Brest). Nombre d’indices devaient amener les Groenlandais à penser qu’il y avait des terres vers l’Ouest et le Sud-Ouest.

De plus, la barrière de glaces qui limitait leurs courses vers le Nord et la formation annuelle du pack au Sud de la côte ouest du Groenland les obligeait à gagner le large vers cet ouest prometteur. M. Fossum estime que « Vestri Obygd » désigne précisément la Terre de Bafin. Ceci est très logique et concorde parfaitement avec les Sagas.

Un accident de navigation, une dérive devant la tempête porta quelque navire normand vers ces terres inconnues et si proches du Groenland, l’Amérique, le continent nord-américain proprement dit étant découvert.

Parti d’Islande pour rejoindre le Groenland, un navire pris dans la tempête et la brume fut drossé au loin vers le Sud-Ouest. L’équipage aperçut des terres inconnues sans y aborder et put, en remontant vers le Nord-Est, rallier le Groenland.

Les marins y racontèrent leurs aventures et leurs découvertes. Plusieurs expéditions prirent la mer pour retrouver ces terres entrevues. Elles atteignirent une contrée où la vigne poussait à l’état sauvage, c’est pourquoi on l’appela le « Vinland », pays de la vigne[1]. On y trouva aussi du blé sauvage et des pâtures. Les escales intermédiaires où ces expéditions avaient touché, à partir du Groenland, furent baptisées : le Helluland (pays des pierres plates ou simplement rocheux) et le Markland (pays des forêts).

Pour des raisons diverses, ces expéditions ne purent se maintenir ni coloniser le Vinland et revinrent, soit au Groenland, soit en Islande. Mais la rumeur de l’aventure se colporta de veillées en veillées, de siècle en siècle jusqu’à nos jours sous forme de Sagas, les Sagas du Vinland.

Ce sont ces Sagas dont nous allons donner la traduction. Elles forment un récit dont le réalisme, le côté dramatique, l’aspect matériel, le fumet d’aventures de mer sont flagrants. Elles donnent une sensation intense de chose vécue.

Nous aurons à revenir dans la seconde partie sur les sources où, après un long intervalle, on les a retrouvées. En grandes lignes, le voyage de Leif, fils d’Eirik, se trouve plus spécialement dans un recueil appelé le Flatey Bok et celui de Karlsefni dans un autre, connu sous le titre de Hauk’s Bok.

À vrai dire, le fond même des deux textes est à peu près identique dans les deux ouvrages. Tout ce qui concerne le site des terres nouvelles et la façon dont elles furent atteintes, diffère peu d’un texte à l’autre. Ils ne varient que sur la part à accorder aux deux principaux héros, Leif et Karlsefni. Les rôles de ces deux navigateurs, selon que l’on suit l’un ou l’autre récit, sont plus ou moins glorieux, l’un aux dépens de l’autre, mais le fait même de l’aventure n’est pas foncièrement modifié. Ces différences ont longtemps intrigué les chercheurs et amené des controverses que l’école actuelle et en particulier M. Fossum ont départagées. M. Fossum pense qu’elles proviennent de querelles ou de jalousies entre clans ou familles illustres, à qui les scribes ou scaldes voulurent complaire. Et c’est peut-être plus dans la suite des temps qu’à l’époque même de l’aventure que ces différences surgirent.


  1. Cette étymologie n’est peut-être d’ailleurs pas exacte et la racine « vin » peut avoir une signification tout à fait étrangère à la vigne.