La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Les solutions

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 143-149).
Les Solutions

La Bibliographie qui se trouve à la fin de cette étude prouve qu’un grand nombre d’auteurs ont essayé de trouver une solution à la question. Il faudrait un livre entier pour les étudier toutes et comme elles se ramènent, en gros, à des types principaux, je me contenterai de donner les solutions les plus typiques, que la fig. 11 présente dans leur ensemble.

Ces types peuvent se classer, d’après les zones de localisation en deux groupes : 1o les auteurs qui ne conçoivent qu’un seul et même Vinland, situé très généralement sur les côtes du Canada ou des États-Unis ; 2o ceux qui estiment qu’il y a eu deux zones de localisation. Les zones pouvant se trouver soit l’une dans l’intérieur et l’autre sur les côtes, soit toutes les deux sur les côtes.

1o Les principaux auteurs du premier groupe sont : Rafn, qui ressuscita la question vers 1840 et qui a été suivi par une nombreuse école, et arriva aux localisations suivantes :

Le Helluland à Terre-Neuve.

Le Markland dans la Nouvelle-Écosse, la Gaspésie, voire la rive nord de Saint-Laurent.

Le Vinland le Bon entre la baie Fundy et Philadelphie, Kjalarness au cap Cod.

Parmi les adeptes de cette école, l’un des plus remarquables fut Storm. Storm place l’île de l’Ours sur la côte même du Groenland et cherche les terres nouvelles droit au Sud. Malgré cette direction qui ne peut mener qu’en pleine mer, nous l’avons vu, il arrive à placer :

Le Helluland dans le Sud-Ouest sur la côte nord du Labrador.

Le Markland à Terre-Neuve.

Le Vinland dans la Nouvelle-Écosse et Kjalarness au cap Breton.

Leclercq, un savant canadien, le suit de près dans sa méthode et situe :

Le Helluland sur la côte du Labrador.

Le Markland sur la côte sud de la Nouvelle-Écosse.

Le Vinland au cap Cod.

Plus récemment M. Babcok trouvait le Markland vers Terre-Neuve, le Vinland dans la baie de Fundy, le Straumfjord à Passamaquody Bay et le Hop à la baie de Mount Hope.

Les autres solutions se rapprochent plus ou moins des précédentes. Je n’en citerai qu’une parce que considérablement plus excentrique, c’est celle toute récente de M. Gathorne Hardy qui place le Hóp dans la rivière de New-York, allongeant ainsi la zone des probabilités fort au delà des limites habituelles. La principale critique qu'on puisse en faire, c'est que le voyage à la voile de New-York au Groenland aurait dépassé en durée tout ce que les Sagas semblent autoriser [13].

Fig. 11. — Les solutions.

Les auteurs de ce groupe ont été souvent gênés par les textes. Les divergences entre les Sagas, qu’ils sentaient fort bien, et certains détails géographiques qui parfois se trouvaient en opposition avec leur thèse, leur causaient de grands obstacles. C'est de ce sentiment que naquit la querelle des textes. Selon le cas, les uns préféraient la version du Hauk’s Bok, les autres celle du Flatey Bok. À vrai dire, les arguments pour ou contre ces thèses étaient peu solides et tendaient selon l’humeur des écrivains à infirmer l’un des deux textes et dans l’ensemble à les infirmer tous les deux.

M. Fossum départagea les deux camps fort heureusement, en accordant une égale confiance aux deux textes et en expliquant les raisons possibles des différences. Nous y reviendrons dans l’étude du second groupe.

Les auteurs qui composent ce dernier groupe : Steensby, MM. Hovgaard et Fossum ont publié leurs ouvrages très récemment. Rompant dans une certaine mesure avec les traditions, ils ont mis le problème sur une base nouvelle et assez différente.

La querelle des textes n’existe pas pour eux, tout au moins pour les deux derniers. Ils considèrent que les deux sources sont d’égale valeur, qu’elles remontent à deux textes, reflets eux-mêmes de deux voyages différents. Dès lors, les fameuses contradictions disparaissent. Leif et Karlsefni ont suivi des itinéraires peu divergents, mais ne sont point allés au même endroit, leurs récits doivent donc différer. Fossum va même plus loin et il explique les contradictions qui subsistent encore après l’adoption de cette base en les attribuant en grande partie au désir que les Scaldes ou les scribes du xive siècle ont eu de plaire aux clans ou aux descendants des héros de l’aventure. Le clan de Leif a continué à vivre au Groenland, le clan de Karlsefni en Islande. Leurs descendants ont pu se disputer l’honneur des grands exploits et les Sagas portent simplement la trace de cette querelle, qui atteint plus le rôle individuel des héros que la valeur générale des faits en eux-mêmes.

Cette querelle a dû d’ailleurs commencer peu après les événements et les récits transmis oralement au début ont pu en porter la trace qui s’est perpétuée quand les Sagas furent mises par écrit. Comme par ailleurs, le Groenland disparut comme colonie scandinave assez prématurément et que les récits se perpétuèrent seulement en Islande, il est tout naturel de trouver même dans la Saga de Leif des allusions ou des flatteries au rôle du grand héros national, Karlsefni.

Fig. 12. — Les itinéraires possibles.

En ce qui concerne la question des régions atteintes, Hovgaard et Fossum sont du même avis, Leif et Karlsefni n’ont pas découvert la même contrée, mais ils ne diffèrent que dans la localisation des points atteints. Hovgaard place le Vinland et le Hóp à des latitudes éloignées entre elles, sur la côte est de l’Amérique, tandis que Fossum place le Hóp de Karlsefni sur cette côte et le Vinland de Leif sur le Saint-Laurent presqu’à la même hauteur, ce qui s’accorde avec les conditions climatiques des Sagas.

Le manque de précision, qui marque malgré tout les directions, peut expliquer cette différence de solutions sans rien enlever à la valeur de la thèse commune suivie par ces deux auteurs.

Steensby n’a vu qu’une partie du problème, mais son étude est assez suggestive puisqu’elle l’a amené à placer le Hóp dans cette vallée du Saint-Laurent où Fossum place le Vinland de Leif. Il semble, après avoir entrevu la même solution, avoir été entraîné vers cette interprétation pour avoir peut-être trop négligé certaines indications dans les directions des itinéraires. Les thèses de ce deuxième groupe présentent ce côté satisfaisant qu’en aucun cas, elles ne sont en opposition avec aucun texte et que les événements s’y déroulent facilement et normalement. Bien que sensiblement éloignées de la tradition des premiers auteurs, je les estime plus proches de la solution. Nous avons vu déjà qu’elles sont plus adaptables aux conditions maritimes et topographiques. Elles peuvent d’autre part être basées sur un fait d’ordre trop humain pour ne pas être vraisemblable.

Deux membres de la famille d’Eirik, Thorvald et Freydis, semblent être parvenus à retrouver sans peine un seul et même endroit, la plage où Leif, à la suite de renseignements de Bjarni, avait trouvé la terre promise et élevé des huttes. Karlsefni au contraire, qui n’est qu’un étranger pour la susdite famille, un voyageur islandais de passage, ne parvient pas à l’atteindre.

On sait que dès la plus haute antiquité, les peuples navigateurs montaient bonne garde autour des terres lointaines qu’ils avaient découvertes et qu’ils exploitaient à leur profit exclusif. On sait qu’à l’époque des grandes découvertes, les rois d’Espagne, de Portugal, de France, d’Angleterre faisaient, des voyages de leurs explorateurs, des sortes de secrets d’État.

Ne peut-on imaginer qu’un sentiment analogue ait animé la famille d’Eirik et qu’elle ait cherché, dans une certaine mesure, à tromper ou tout au moins à ne pas renseigner avec toute la précision désirable un étranger vers ces terres qu’elle devait considérer un peu comme un fief.

L’aventure de Thorhall est assez suggestive sur ce point. Ce vieux serviteur de la famille a le sentiment que Karlsefni est sur une fausse piste et il cherche à le lâcher pour aller dans une direction meilleure. Comment connaissait-il la bonne route, alors que Karlsefni errait à l’aventure vers le Sud. Pourquoi Karlsefni, à la recherche de Thorhall parti vers le Nord-Ouest, après avoir suivi pour un temps la bonne route, reprit-il une fois de plus la mauvaise ? Ne serait-ce pas parce que Leif a bien renseigné son serviteur, l’homme de son clan, et mal l’étranger ?