La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Utilisation des Sagas

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 125-134).
Utilisation des Sagas

Disons vite que nous y trouverons des arguments suffisants pour affirmer la découverte, mais insuffisants pour autoriser une localisation précise et mathématique. Il sera sage de se contenter de ce qu’elles peuvent donner, sans violenter le texte pour arriver à un résultat aussitôt détruit par une analyse quelque peu scientifique.

On trouve épars dans les Sagas divers renseignements dont l’explication peut permettre de serrer le problème ; d’autant plus qu’ils sont d’ordres différents : botanique, astronomique, etc., ils se confirment et se recoupent entre eux.

De leur analyse, il résulte :

Que les Normands ont ramassé dans le pays découvert par eux du « vinvidr » ou du « vinber », vigne ou baie y ressemblant et du « hueiti », blé sauvage.

Que Leif déclara qu’au Vinland les jours étaient d’une durée plus égale à celle des nuits qu’il n’était habituel au Groenland ou en Islande.

Que le soleil se levait dans « dagmalastad » et se couchait dans « eyktarstad ».

Que (les deux récits sont d’accord sur le point) au Vinland, il ne faisait pas grand froid en hiver, que l’herbe ne blanchissait pas et que le bétail pouvait même rester dans les pâturages.

Que les Normands ont rencontré des indigènes dont les Sagas donnent une description malheureusement insuffisante. Elles rapportant des noms de quatre indigènes pris sur la côte pendant le voyage retour de Karlsefni.

Qu’enfin les durées de trajet et les directions sont expressément données dans la plupart des cas. C’est là l’argument qui nous semble le plus utile à exploiter, comme on le verra par la suite.

Vinvidr, vinber (raisin).

Nous traduisons le mot islandais ancien vinvidr, par vigne ; vinber par raisin. Est-ce à dire que les Normands aient réellement trouvé de la vigne et du raisin ? Nombre d’auteurs ont accepté intégralement la traduction et ont cherché en Amérique les zones côtières où peut pousser la vigne. D’autres nient l’existence du raisin à l’époque des Normands. Toutefois, un fait troublant vient à l’encontre de cette opinion. J. Cartier et d’autres navigateurs de son époque prétendent avoir trouvé du raisin dans la vallée du Saint-Laurent. Cartier baptisa même une île voisine de l’actuelle ville de Québec, île de Bacchus[1].

Malheureusement, on ne peut accorder une confiance entière à la transcription de certaines de ces relations faites par des écrivains peu sûrs, au moins pour Cartier. En ce qui concerne les Normands, il y a peut-être simplement une erreur de traduction, on le verra plus loin.

Il faudrait avant tout qu’il soit prouvé que le climat n’ait pas varié depuis un millénaire. Il faudrait, ensuite, être certain que
Fig. 8. — Roundleaf Greenbrier (Smilax rotundifolia L.) qui pousse sur la côte Est du Canada.
quelque scribe n’a pas rendu par « vinber » un autre mot effectivement terminé par « ber », qui signifie baie, mais se rapportant à un fruit différent. Les islandais connaissaient effectivement le vin qu’ils recevaient de France ou d’Allemagne, mais connaissaient-ils la vigne ? Par contre, ils récoltaient et goûtaient for certaines baies, tout comme les Écossais récoltent le genièvre.

Les scribes ont bien trouvé le truchement de l’homme du Sud Tyrker ou des Écossais, mais le témoignage n’en reste pas moins suspect. Les botanistes se sont emparés de la question, sans la résoudre. M. Fernald [9], un des plus remarquables savants botanistes de l’Amérique du Nord, est d’avis qu’il n’était pas question de vigne, mais d’une sorte de groseille ou d’autres baies très communes en Norvège et en Islande, et de ce fait bien connues des Normands, et qu’on trouve effectivement dans les parages de Terre-Neuve (voir les figures 8 et 9). D’ailleurs même si les mots devaient conserver toute leur valeur, la localisation n’en
Fig. 9. — Bunchberry (Cornus canadensis L.) qui pousse sur la côte Est du canada.
serait pas plus précise. Ne voyons-nous pas la limite nord de la vigne varier en peu d’années, même chez nous dans une région tempérée et à climat relativement stable.

Nous ne connaissons que très imparfaitement cette limite, vigne cultivée ou vigne sauvage, pour l’Amérique du Nord actuelle et encore moins pour celle du xe siècle. Nous serions sans doute assez embarrassés de la fixer, même en France à cette époque, à quelques centaines de kilomètres près.

La question n’a donc rien à gagner et l’argument « vinber » n’est pas susceptible de nous donner un éclaircissement sur l’emplacement du Vinland.

Renseignements Astronomiques.

Les renseignements astronomiques ne sont malheureusement guère plus utilisables, les deux repères « dagmalastad » et « eyktarstad » sont des plus vagues. Dagmalastad vient de dagmal (de dag : jour et maal : repas), c’est l’heure du déjeuner du matin, le breakfast des Anglo-Saxons et des gens du Nord. Or, si nous nous reportons aux usages actuels, heure n’en est pas d’une précision mathématique, c’est plutôt une période pendant laquelle on prend le repas du matin qu’un moment précis. Dans la vie courante, ce moment varie de sept heures à neuf heures, chez nous ; de huit a neuf heures trente chez les Anglo-Saxons. Il n’y a aucune raison de croire que, surtout à la mer, les Normands aient été beaucoup exacts. Selon Mrs Williams, dagmal avait généralement lieu entre huit et neuf heures.

Si dagmal est quelque peu imprécis, eykt l’est encore davantage. C’est probablement quinze heures, encore que beaucoup d’auteurs estiment que ce moment était plus souvent désigné par « nôn »[2].

« Stad » signifie place, position. Sans doute, il s’agit en l’occurrence de sections déterminées autrefois sur le cadran solaire ou d’un système astronomique du même ordre (voir fig. 10).

Valeurs relatives des durées des jours et des nuits.

La valeur relative des durées des jours et des nuits nous prouve simplement que le Vinland était dans une région plus méridionale que l’Islande ou le Groenland, mais sans nous indiquer exactement de combien.

D’après le passage de la Saga d’Eirik, on peut estimer qu’au jour le plus court de l’année, au Vinland, les journées duraient entre sept et huit heures. C’est une approximation encore sujette à caution. Elle donnerait une latitude voisine de la latitude moyenne de Terre-Neuve. En somme, la différence de latitude entre le Groenland et le Vinland était assez sensible pour avoir frappé les Normands ; c’est tout ce qu’on peut dire.

La présence de la rosée sur l’herbe et ce qui est dit de la douceur des hivers viennent encore confirmer les arguments précédents ; dans les conditions climatériques actuelles tout au moins. Le phénomène de la rosée se constate actuellement à la latitude de la baie du Saint-Laurent. De même, l’hiver tempéré, au cours duquel le bétail peut paître en plein air, s’applique assez bien à la région sud de Terre-Neuve ou à la rive sud du Saint-Laurent.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les Normands étaient des gens habitués aux plus durs climats des régions subpolaires et qu’ils ont pu être, plus que d’autres, sensibles à un adoucissement relatif de température.

Fig. 10. — Divisions solaires et candirales des Normands d’après Rafn.

D’autre part, si comme certains auteurs, on localisait le Vinland dans la rivière Hudson (New-York) ou même au cap Cod, on trouverait une différence de température bien autrement considérable et il serait bien surprenant que les Normands n’aient pas été frappés par la terrible chaleur qui y règne en été. Toutes les personnes qui ont passé cette saison aux États-Unis, sur les côtes du Nord-Est ou même dans le Canada méridional, ont assez souffert de l’extrême chaleur qui atteint parfois le degré de la catastrophe, pour penser que les Normands en eussent, eux aussi, éprouvé les effets.

Selon toute vraisemblance, ils en auraient parlé dans leurs récits, tout comme ils relatent les mauvais temps en mer ou la famine, ou les maladies qui tuèrent Thorstein ou l’équipage de Thor. Ces hommes du Nord en eussent ressenti plus cruellement que d’autres les maléfices, coups de chaleur, insolations, refroidissements. Or, on ne trouve aucune allusion à ce véritable fléau, qui fait chaque année tant de victimes à New-York et même bien plus au Nord. Les conditions climatériques, malgré leur imprécision, donnent cependant quelque limite de localisation. En les appliquant aux côtes est de l’Amérique du Nord, on peut estimer que le Vinland était plus méridional que le Groenland, assez loin pour que les Normands aient pu observer des signes manifestes de différence dans la longueur des jours. L’absence d’allusion à la grande chaleur indique de son côté qu’ils n’ont pas dû atteindre la région où elle se fait trop vivement sentir, c’est-à-dire le Saint-Laurent ou au maximum la région sud de la Nouvelle Écosse.

Description des indigènes.

La description des indigènes, pour assez bien dessinée, ne permet pas de déterminer à quelle race les Normands ont pu avoir à faire, Esquimaux ou Indiens.

Ils désignaient sous le nom de Skroelings les indigènes du Groenland qui sont des Esquimaux. Étaient-ils capables de faire la différence entre ces Esquimaux et certaines tribus indiennes de la côte est, les Montagnais, les Algonkins, ou les Mic-Macs de Terre-Neuve, c’est fort douteux. Leurs connaissances ethnologiques étaient nulles, alors que cette différence eût été difficile à saisir même pour un observateur relativement averti.

De plus, il n’est pas impossible, et certains auteurs pensent qu’il est même probable, que les Esquimaux ont pu, à certaines époques, descendre vers le Sud jusqu’au Saint-Laurent.

Il est vraisemblable que dans leur voyage du Groenland jusqu’au Sud de Terre-Neuve, les Normands ont dû rencontrer non seulement des Esquimaux mais aussi plusieurs races d’Indiens. Les traditions ni le Folklore des indigènes de ces régions ne donnent d’indications à ce sujet, comme ils en donnent sur la présence des Normands dans les régions des établissements de l’Ouest du Groenland, par exemple.

Il n’y a donc, en l’absence de traits absolument caractéristiques, rien à tirer de cette description. Ni leurs armes, ni leurs canots de peaux, ni même la boule qui effraya tant les compagnons de Karlsefni ne nous donnent d’éclaircissement indubitable.

La seule déduction intéressante qui résulte de la lecture des Sagas, c’est que la description des Skroelings s’applique exactement aux indigènes qu’ont pu rencontrer les Normands sur leur itinéraire et ceci apporte une preuve de plus à la véracité du récit.

Des quatre mots, noms présumés des parents des enfants faits prisonniers par Karlsefni sur la côte, l’éminent linguiste M. Thalbitzer a cru pouvoir conclure à la race esquimaude. Il faudrait d’abord être certain que les Normands aient bien saisi les mots de cette langue si lointaine de la leur, que les Scaldes les aient bien exactement reproduits ; toutes conditions bien difficiles à admettre sans réserve. De plus, la Saga ne dit pas exactement où ces enfants furent pris.

Le témoignage n’y gagne pas en précision et il paralt difficile d’en tirer une conclusion.

Les Directions.

Les Sagas nous donnent heureusement des éléments d’appréciation plus précieux ; les directions d’itinéraires et les durées de trajet. Encore ces dernières sont-elles fort suspectes. Il est en effet difficile d’accorder les chiffres donnés avec les estimations effectives de la longueur des traversées que les Normands ont dû faire, en particulier de celles dont nous sommes le plus certains, du Groenland à la Terre de Bafin, par exemple. Leurs navires étaient sûrement fort bien construits, mais actuellement avec les meilleurs voiliers, les durées données par les Sagas seraient encore considérées comme très supérieures aux plus beaux records dans les meilleures conditions.

Elles sont exprimées en « doegr ». Or, on n’est pas d’accord sur la valeur de cet étalon de mesure. On n’est même pas très sûr du système dont il dérive, mesure de longueur ou mesure de temps. Les uns y voient la valeur du degré à la latitude du Labrador, d’autres une valeur de longueur fonction du mille, mais d’évaluation fort variable, d’autres enfin estiment qu’il représente une durée de douze heures, d’autres de vingt-quatre heures.

Nous avons donné plus haut (première partie), l’opinion de M. Hovgaard à ce sujet. Cette opinion laisse place à une large interprétation et elle est, je crois, très judicieuse. Il ne faut pas oublier que nous avons à faire à des marins qui ; dans la plupart des cas, comptent en journées de voiles ou de rames. Le « doegr » pourrait donc correspondre à ce que nos marins appelaient autrefois « un jour de mer ». D’ailleurs, dans un passage, on trouve le mot « dag » employé exactement dans le même sens que a doegr ». Le « jour de mer » est une mesure assez variable et qui ne peut prendre une valeur que dans une moyenne, établie sur un certain nombre de journées, ou dans des cas particuliers, lorsque par exemple, les conditions nautiques et la force du vent sont connues.

En l’occurrence, il semble que les scribes ont mal recopié les chiffres qui sont matériellement sans rapport vraisemblable avec les longueurs des trajets effectués. Il est possible que les vieux manuscrits aient été difficilement lisibles et que la tradition ait déformé les chiffres. Les scribes, dans leur ignorance de la géographie et de la navigation, ne purent trouver aucun correctif. Il semble qu’aucun d’eux ne pouvait avoir notion de la largeur du détroit de Davis, ou de la longueur des côtes du Labrador, complètement perdues de vue au moment où ils transcrivirent des Sagas, vers le xive siècle. Les chiffres ne parlant pas à l’esprit des premiers transcripteurs, ou se trouvant plus ou moins effacés ou mal écrits dans la suite, les scribes les copièrent probablement au petit bonheur, nous laissant ainsi dans une pénible incertitude. La plupart des auteurs estiment qu’il y a eu là erreur matérielle, confusion ou mauvais déchiffrage.

  1. Quoiqu’un ne puisse affirmer que tout ce que contient la relation soit exact, ni même qu’elle rapporte exactement les rapports de Cartier, les allusions aux vignes sont si répétées qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il a vu réellement du raisin ou un fruit fort semblable.
     « Toute cette dicte terre est couverte et plaine de boys du plusieurs sortes et force vignes…… »
     Ailleurs : « Nous trouvasmes à veoir des deux côtés d’icelluy (le Saint-Laurent), les plus belles et meilleurs terres qu’il soit possible de veoir. Aussi vives que l’eau plaine des beaux arbres du monde et tant de vignes charges de raisin le long du dict fleuve, qu’il semble mieulx qu’elles ayent esté plantez de main d’homme que aultrement : mais parce qu’elles ne sont cultivez ne taillez, ne sont les raisins si gros et si doulx que les nôtes ».
     « …… Pleinc de beaux arbres de la nature et force de Frange, comme chesnes, ormes……, vignes, aubespines qui portent le fruit aussi gros que prunes de Dames ».
     Les derniers mots de deux dernières citations peuvent ouvrir la porte au doute. Cartier ne semble pas pouvoir affirmer que les raisins qu’il rencontre sont absolument semblables au raisin de France, c’est peut-être une baie d’ « aubespine »…… ou autre.
  2. Le noon anglais.