La Défunte Exposition

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LA
DÉFUNTE EXPOSITION

C’est fini. On va dévisser la jeune dame bleue qui luisait depuis six mois des avances au vieil obélisque.

Directeurs, commissaires, attachés, ingénieurs et architectes, présidens de groupes ou de sections, entrepreneurs d’affaires ou d’attractions, vous les croiriez abîmés dans leur deuil et tout entiers au regret de la bonne nourrice qu’ils viennent de perdre. Savez-vous à quoi ils pensent, trois jours après le coup de canon final ? A la prochaine. Parions hardiment qu’elle s’ébauche déjà dans le rêve intime de ces professionnels endurcis.

Les autres, ceux qui ne sont pas du bâtiment, vont oublier avec délices, avec cruauté. La réaction de lassitude sera foudroyante. Quelques jours encore, et nos Athéniens inconstans fermeront la bouche à qui ramènera l’entretien sur l’objet de leur furieux engouement. Hâtons-nous de rendre les derniers devoirs à la défunte Exposition.

Tandis qu’elle étourdissait le monde de son bruit, on se tenait ici sur la réserve. Ce n’était pas indifférence. L’Exposition de 1889 fut étudiée dans la Revue avec une curiosité sympathique ; d’aucuns nous accusèrent alors dépêcher par excès d’admiration. Nous n’aurions pas demandé mieux que de retomber dans le même péché. Si nous n’avons pas cédé à la tentation, c’est qu’en vérité l’état de l’esprit public décourageait les libres jugemens. Dès le premier jour, l’opinion s’était divisée en deux camps. Dans l’un, les détracteurs : ceux-ci n’avaient pas assez de mépris pour une entreprise condamnée d’avance, disaient-ils, et où tout leur était odieux comme le gouvernement qui l’exploitait. Dans l’autre, les thuriféraires : ceux-là ne souffraient pas la plus légère critique ; l’Exposition formait un bloc auguste, intangible ; y reprendre le profil d’une corniche ou la disposition d’une vitrine, c’était un crime de lèse-patriotisme ; quiconque ne tombait pas en pâmoison trahissait la France.

Ces anathèmes ridicules sont une des formes, et nous en signalerons d’autres, de l’aberration singulière qui compromet les Expositions en dénaturant le caractère propre de ces vastes foires périodiques, en leur demandant de trop montrer, de trop signifier. Elles n’ont pas de commune mesure avec les grandes parties diplomatiques ou militaires qui mettent en jeu l’honneur et les destinées d’une nation. Des intérêts nombreux se sont ligués pour monter une affaire colossale : tant mieux s’ils réussissent ; mais le sort de la patrie n’est pas engagé dans cette aventure, notre liberté d’appréciation reste entière.

Encore plus folle est la prétention de ceux qui plantent le drapeau d’un parti politique sur les chantiers du travail national. Faciliter et coordonner l’effort commun, édicter de bonnes réglementations de police, c’est à quoi se borne le rôle des pouvoirs publics dans ces entreprises industrielles. On serait d’ailleurs fort empêché de désigner les créateurs officiels d’une Exposition ; pendant sa lente gestation, trois ou quatre équipes se succèdent au cinématographe ministériel ; le hasard du scrutin en amène une cinquième à la veille de l’inauguration. Attribuer à ces parrains fortuits la paternité d’une œuvre de longue haleine, de notre œuvre à tous, c’est imiter le fétichisme qu’on plaisante chez nos cultivateurs, lorsqu’ils imputent au gouvernement du jour la bonne ou la mauvaise récolte. Ce gouvernement joue son jeu en accrochant son enseigne sur la maison où il entre et qu’il n’a point bâtie ; opposans et officieux donnent dans le panneau, les premiers avec une rare maladresse ; car les critiques comme les éloges servent également une prétention injustifiée.

Pour parler de l’Exposition avec justice et liberté, il fallait d’abord laisser passer le flot de passions et d’équivoques où elle naquit. Il fallait surtout respecter l’espérance. Tout un peuple de petits travailleurs avait mis là son cœur, sa peine, son rêve de fortune. Comment ne pas se laisser gagner par la bonne grâce charmante de notre ouvrier parisien, quand il revendique sa part d’une œuvre collective dont il est fier ? Qui aurait eu le courage, alors que le succès s’annonçait incertain, de souffler sur l’illusion de ces braves gens ? Le plaisir du libre examen ne vaut pas le chagrin que l’on fait à ceux que l’on désenchante. Devant une entreprise où tant d’humbles intérêts sont attachés, l’apparence même du dénigrement est odieuse et inhumaine.

Il convenait donc d’attendre la fin de l’expérience avant de la juger impartialement. Elle est achevée. On peut maintenant se demander, et nous le ferons très brièvement, comment elle a répondu à notre attente, ce qu’elle nous a apporté de nouveau, quels enseignemens elle nous laisse.


I

Les circonstances ne l’ont pas favorisée. En la voyant débuter à un moment si mal choisi, on songeait à la visiteuse inopportune qui entre dans un salon le jour où les maîtres du logis ont un enfant malade, un feu de cheminée, des affaires urgentes au dehors. Les étoiles avaient été plus clémentes à sa sœur aînée, au printemps de 1889. Elle succédait à la crise du boulangisme, comme une féerie au mélodrame qui a mis les spectateurs en goût d’émotions. Cette crise n’avait pas assombri les esprits : je ne sais quel élément de gaieté l’empêcha toujours de tourner au tragique. Sur les chromolithographies et dans les imaginations obsédées, la tour Eiffel remplaçait naturellement le brave général. Le monde était en paix, aucun nuage à l’horizon : les gens de loisir n’avaient dans toute l’Europe d’autre affaire que de se divertir.

En cette année 1900, après le plus cruel déchirement moral que notre pays ait subi depuis cent ans, des ulcères envenimés saignaient encore dans les cœurs. L’Exposition aura fait l’office utile d’un calmant ; mais cette tâche ardue n’a pas facilité ses débuts. Au dehors, de graves soucis détournaient la plupart de nos invités. L’Angleterre était absorbée par les préoccupations de la guerre sud-africaine ; la fantaisie peu châtiée des caricaturistes avait froissé chez nos voisins des susceptibilités qui n’ont pas désarmé. Dans cette société où toute mode vient des sommets, le mot d’ordre donné et rigoureusement observé jusqu’au bout par les hautes classes nous a certainement privés d’un gros contingent de visiteurs. Une douloureuse catastrophe rappelait chez eux beaucoup de nos hôtes italiens, ce deuil national condamnait à l’abstention le monde officiel de la péninsule. Mais c’est, avant tout, le drame chinois qui a fait une concurrence désastreuse à l’Exposition. Elle ouvrait à peine quand l’attention de l’univers civilisé fut brusquement sollicitée par l’Extrême-Orient. Les convulsions de la Chine et les complications menaçantes qu’elles présageaient offraient un bien autre intérêt que les attractions du Champ-de-Mars. Nous ressentions nous-mêmes quelque embarras à continuer nos réjouissances et nos banquets durant ces semaines d’angoisse. La presse des grandes capitales nous négligeait, les nouvelles de Pékin y rejetaient à l’arrière-plan la description des merveilles parisiennes. Les souverains et leurs conseillers trouvaient dans ces conjonctures critiques une excellente raison, — ou un excellent prétexte, — pour ne pas se déplacer. L’auberge royale du dentiste ne reçut que l’inévitable Schah, deux princes nègres, et l’ingrat Yukantor.

Par surcroît de malheur, la débutante avait manqué son entrée. Ici, et ici seulement, nous sommes bien forcés de faire intervenir la politique. Cette brouillonne ne peut pas grand’chose pour le succès d’une exposition ; mais elle peut l’enrayer par une fausse manœuvre. Les calculs de la politique exigeaient, paraît-il, qu’on inaugurât un tas de moellons six semaines avant que les premières vitrines fussent garnies. On affirma contre l’évidence que tout était prêt dans le néant de ces galeries vides. Outrageusement trompés, les premiers visiteurs de la province et de l’étranger ne se firent pas faute de colporter leur déception ; de là, chez les provinciaux et les étrangers, une méfiance qui a persisté longtemps après la période où elle était justifiée.

Jusqu’aux premiers jours du mois d’août, on put craindre un désastre financier. Les entrées quotidiennes n’atteignaient pas le tiers des évaluations sur lesquelles on avait tablé. Dans l’enceinte et dans Paris, les mêmes lamentations retentissaient chez tous les industriels qui s’étaient outillés pour loger, nourrir, transporter, amuser, et plumer l’univers. Les organisateurs éperdus ne cachaient plus leurs transes. Fort heureusement, les vacances amenèrent enfin ces foules que sœur Anne guettait vainement du haut de la Tour. Le flot des visiteurs grossit soudainement et ne diminua plus. On connut les journées triomphales, les dimanches de grand écrasement, l’ivresse des six cent mille entrées. Les relevés totaux nous renseigneront dans quelques jours sur les résultats définitifs ; nous saurons alors de combien ils restent au-dessous des prévisions. Cette (différence n’aura rien d’alarmant, la chose est aujourd’hui certaine ; l’honneur, — puisqu’on veut introduire ce mot là où il n’a que faire, — l’honneur est sauf.

En dehors des fatalités extérieures dont l’Exposition n’est pas responsable, à quelles causes intrinsèques faut-il rapporter les déceptions des premiers mois ? — Tout d’abord, croyons-nous, à l’absence du « clou » longtemps cherché, et qu’on n’a pas découvert. Il y avait en vingt endroits des trouvailles ingénieuses, amusantes, qui auraient dû suffire amplement à captiver et à retenir la curiosité des foules. C’était trop et pas assez. L’expérience prouve qu’en toutes choses, les foules modernes ne sont irrésistiblement attirées que par le « clou » unique. Lorsqu’elles le rencontrent et l’adoptent, tout le reste est superfétation. — L’Exposition de 1889 avait trouvé son « clou » gigantesque, la Tour. Scandaleuse pour les esthéticiens, maudite par les gens de goût, raillée par tous, la Tour laissait dire, sûre de son pouvoir. Elle fut au pied de la lettre la montagne d’aimant des Mille et une Nuits, qui attirait les navires hors de leur route. Elle ébranla les imaginations jusqu’aux antipodes : des millions de pèlerins vinrent à elle comme à la Kaâba de La Mecque. Rappelez-vous l’hypnotisation universelle sur l’horrible merveille, et comme on la retrouvait partout, en gravure, en relief, sur cent objets usuels, au Japon, au Chili, jusque dans les couvens de l’Athos ! Elle faisait l’entretien des bonnes gens dans chaque chaumière où pendait son image, et ceux-là se désolaient qui n’avaient pas pu réunir les écus nécessaires pour aller voir la Tour. Pauvre Tour ! Aux soirs où tant d’autres monstres se couronnent de feux dans la ménagerie du Champ-de-Mars, c’est pourtant elle encore qui met sur ce chaos confus une grâce légère, dans sa longue robe de lumière, avec ses chapelets d’étoiles qui vont se rattacher aux constellations. Mais, après onze ans, la vertu de la magicienne est épuisée. Tout le monde l’a vue. Et, si l’on a fait aussi laid en d’autres genres, on n’a rien su faire d’aussi puissant pour nous amener les peuples ahuris.

La faillite du plaisir a dû compter pour une large part dans les déconvenues du public et de ses exploiteurs. Sur cent personnes qui vont à la « Fête du travail, » il y en a peut-être vingt qui s’y rendent pour s’instruire et quatre-vingts pour s’amuser. Ce n’est pas auguste, mais c’est ainsi. Les rédacteurs des harangues civiques feignent de l’ignorer ; ils sont trop bons connaisseurs de la nature humaine pour ne pas savoir qu’une Exposition fructueuse peut être synthétisée dans cette image : une machine savante que l’on regarde peu, encadrée dans les corps du ballet que l’on regarde beaucoup. La question du plaisir s’est donc posée, sérieuse et délicate. Lâcherait-on la bride au génie des professionnels ? Ces gens experts et déterminés répondaient du succès, pourvu qu’on leur donnât liberté de jouer toutes leurs cartes, y compris celles qu’on vend sous le manteau. Ils laissaient entendre que les joies accumulées dans leur rue de Paris et dans ses annexes passeraient les imaginations réunies d’un Pétrone et d’un Héliogabale. Ils disaient avec quelque raison que plus on le laisserait entendre, plus la foule s’écraserait aux portes. Leurs promesses effrayèrent l’honnête timidité des organisateurs. Ceux-ci voulaient une rue de Paris profitable et décente. Rêve ingénu ! Ils ont le louable désir d’élever la démocratie, et ce résultat ne s’obtient qu’en faisant baisser la recette. La vertu de Caton refréna l’expérience commerciale de Bordenave, mais elle ne fut pas récompensée.

Il serait cruel d’insister sur le lugubre fiasco du plaisir dans la rue de Paris. On y venait chercher Sodome et Gomorrhe, on n’y trouvait que la Mer-Morte. Toutes les enseignes promettaient le rire, la gaieté, les chansons joyeuses ; et c’était la sainte Pitié qui étreignait les cœurs, à la vue de ces troupes foraines consternées : pierrots tragiques de désespoir sous le masque de céruse, chanteuses légères à la voix étranglée par un sanglot de détresse, visages transis de misère, où la grimace du rire s’achevait dans un bâillement d’ennui. Bon nombre de ces industriels ne doivent s’en prendre de leur malheur qu’à eux-mêmes : ils avaient coté trop bas la bêtise de la foule ; elle a regimbé contre la qualité des divertissemens qu’ils lui offraient. C’est là un des symptômes d’une infatuation « bien parisienne ; » elle sévit sur de tout autres sires que les forains. — Tout est assez bon pour les étrangers, pensent-ils, du moment qu’on leur montre un acteur de Paris ; ce mot cabalistique opère à lui tout seul. — Nos théâtres n’exhibèrent aux cosmopolites que les reprises fanées de leur répertoire. Les Grecs devaient en user ainsi avec les Barbares. On risque à ce jeu la réputation de notre art dramatique et le prestige même de l’esprit de Montmartre.

Des gens chagrins ayant dit que l’Exposition leur était en dormant un peu triste apparue, on s’avisa que les grandes fêtes populaires l’égayaient trop rarement. Le joyeux boute-en-train ne s’était pas rencontré qui eût réalisé, sur les terre-pleins du Champ-de-Mars, la bacchanale menée sur les frontons par toutes ces dames en staff. Cette indigence de gaieté ne devint sensible à tous que du jour où l’on essaya d’y remédier. Des commissions s’assemblèrent, des hommes graves y apportèrent des projets d’amusement. La foule injuste a-t-elle compris que ces conciliabules étaient d’une gaieté très supérieure à toutes les fêtes qui en sortiraient ? En 1870, le siège de Paris avait fait naître ce type de maniaque obsidional, l’inventeur d’engins destructifs. Les cartons du général Trochu s’emplirent de plans où l’armée assiégeante était exterminée par les feux grégeois et les picrates. Nos Expositions font surgir un type similaire, l’inventeur assuré de réjouir ses contemporains, celui qu’on pourrait appeler le festoyeur. Il sait l’antiquité, l’organisation des cortèges et le pouvoir des fanfares. Espérons qu’on publiera tous les projets soumis à la Commission des fêtes. Hélas ! Flaubert ne sera plus là, pour enrichir Bouvard et Pécuchet de cet appendice.

La multiplicité des perceptions supplémentaires et leur taux relativement élevé fut une autre cause de refroidissement pour le public. Une visite complète de l’Exposition était trop chère. A cet égard, il n’y en eut jamais de moins démocratique. Prévenus qu’ils seraient dévalisés, les visiteurs ont serré les cordons de leur bourse. De là les déboires et les plaintes que l’on sait. Ici, chacun a sa part de responsabilité ; l’administration, qui avait concédé les terrains à des prix exorbitans ; les concessionnaires, qui rêvaient de faire fortune en six mois. Un entraînement général, explicable par la grandeur des espérances, a forcé sur ce point encore le caractère qu’il convient de maintenir aux Expositions. Nul ne prétendra qu’elles nous doivent des enseignemens désintéressés ; l’exposant compte bien gagner de l’argent indirectement, puisque sa carte d’échantillons est une réclame ; mais les précédentes exhibitions avaient contenu l’esprit de lucre dans cette limite. Cette fois, on a voulu les gains directs, immédiats ; on les a voulus avec l’âpreté de notre époque.

Toutes ces causes expliquent l’insuflisance, — disons le retard du succès. Et peut-être faut-il se contenter d’une explication plus simple ; peut-être n’y a-t-il insuffisance que dans notre imagination mégalomane. Aurions-nous trop présumé de la facilité croissante des déplacemens ? Y aurait-il pour chaque Exposition universelle un chiffre maximum de visiteurs possibles, chiffre toujours accru après chaque période décennale, mais nécessairement limité ? Dans cette hypothèse, le seul tort des organisateurs serait d’avoir assis leurs calculs sur des évaluations chimériques ; ils auraient mal apprécié la limite infranchissable, et dépensé un effort disproportionné aux masses qu’ils pouvaient raisonnablement espérer de mouvoir.


II

Avant de louer dans l’Exposition ce qu’elle offrait de plus remarquable, signalons les points faibles où elle était inférieure à sa devancière. — Le plan général, moins rationnel que celui de 1889, a été l’objet de critiques unanimes. Le classement confus rendait l’étude malaisée et fatigante. Des objets de même nature ou de même provenance étaient arbitrairement dispersés aux Invalides et au Champ-de-Mars. On allait à leur recherche comme on va à la chasse ; c’était parfois un plaisir de dénicher des trésors dans les cachettes où nul ne les soupçonnait : il y fallait de la patience, de la chance, et de bons jarrets. Reconnaissons que le problème du classement était cette fois plus difficile sur une aire plus vaste ; mais, si l’on avait trop embrassé, on avait certainement mal étreint.

Nous n’avons pas retrouvé le Palais de la Force. Dans la Galerie des Machines, coupée par la salle des harangues et des cantates, morcelée et envahie par les produits alimentaires, par les cottages des divers vins de Champagne et par le vaisseau du meilleur chocolat, nous regrettions l’ancienne beauté de la nef métallique et l’imposante réunion de tous les moteurs mécaniques en action. Pour ceux mêmes qui ne se connaissent pas aux particularités des machines, ce fut, il y a onze ans, un inoubliable spectacle, un grand sujet de méditations et de rêveries, l’apparition synthétique de la force savante qui domine et fait progresser notre siècle. Aujourd’hui plus que jamais, alors qu’on prétendait nous retracer la figure de ce siècle finissant, il eût fallu nous montrer cette maîtresse du globe concentrée en un seul lieu dans la souple énergie de tous ses membres de fer. La puissance des machines s’est encore accrue depuis onze ans ; et pourtant, par le fait de leur dispersion, elle aura laissé une impression amoindrie aux visiteurs de son temple désaffecté.

La désillusion que confessait ici M. Talmeyr, nous l’avons trouvée comme lui à la section des Colonies françaises. Le grand effort de l’expansion coloniale caractérise et ennoblit l’histoire extérieure de la France sous la troisième République. L’héroïsme de la race se dépense actuellement dans ces nouveaux empires ; nous fondons sur leur développement nos meilleures espérances de grandeur et de fortune. Il fallait leur faire la part très large dans l’Exposition jubilaire ; il fallait renseigner abondamment notre peuple sur ses acquisitions récentes et trop peu connues. — Eh quoi ! C’est cela, notre immense domaine colonial ? Ce chaos inextricable ! L’Asie et l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, les blancs, les noirs, les jaunes s’enchevêtrent dans ce pêle-mêle de pagodes et de paillotes, tassées à l’étroit sur la pente du Trocadéro. Il faut être de la partie, et bon géographe, pour se reconnaître dans ce dédale. Le profane s’y perd, comme il ferait dans les découpages d’une de ces cartes de géographie dont on brouille les fragmens avant de les donner aux enfans, afin qu’ils s’exercent à les recomposer. Et si peu de population devant ces cases, à peine quelques rares figurans ! En 1889, on avait amené bon nombre de nègres et d’Annamites à l’Esplanade des Invalides. Rappelez-vous la curiosité enorgueillie de nos Parisiens, quand ils contemplaient leurs « sujets, » le petit bataillon jaune qui manœuvrait si gentiment, la tribu des Pahouins qui piroguaient sur la rivière… — Le pavillon de Madagascar, plus à l’aise en dehors de l’enceinte, donne seul des idées nettes et des renseignemens suffisans sur la région qu’il nous invite à étudier. — L’exiguïté de l’emplacement et le désordre du plan originel ont paralysé les mains habiles auxquelles fut confiée trop tard la défense de nos colonies. On avait reculé devant la vraie solution : une exposition coloniale bien ordonnée, très peuplée, largement espacée dans le parc de Saint-Cloud, sur le modèle de cette instructive représentation du Congo belge que le roi Léopold nous faisait naguère admirer dans le parc de Tervueren. — Nous n’avons pas su coloniser Saint-Cloud. Les marchands de vin avaient mis leur veto, paraît-il. Périssent les colonies plutôt que le mastroquet électoral !

On n’attend pas que nous revenions sur les questions d’art. Elles ont été traitées à cette place avec une abondance et une justesse d’aperçus qui ne laissent plus rien à dire. Accablé par le cauchemar de certains palais, notre érudit collaborateur n’a pas pu déterminer, et nous ne découvririons pas plus que lui à quel style appartient cette innommable mixture de rococo viennois et de cambodgien. Les délicats sont malheureux, la foule est ébaubie devant ces façades et ces couronnemens où tant de femmes nues se relèvent en bosse.

Voilà pour l’ingrate critique. Si nous ne l’avons pas ménagée, c’est que le colosse était de taille à se défendre. L’Imposition noyait des parties choquantes dans un ensemble auquel on peut tout reprocher, excepté l’absence de vie. La vie bouillonnait dans ce vaste réservoir d’énergies, et c’est le principal. En regard du passif, il faudrait mettre à l’actif de l’inventaire tout ce qui honorait le goût français, enchantait les plus difficiles, instruisait l’esprit et charmait les yeux.

Quelques fautes de détail qu’on leur ait reprochées, les architectes des deux Palais des Arts peuvent être fiers de leur œuvre attrayante et grandiose. Avec ces deux palais, avec le pont Alexandre et la perspective triomphale qui reliera désormais les Champs-Elysées au dôme des Invalides, l’Exposition laisse à notre Paris un embellissement durable. Il aura le chagrin d’en perdre un autre, le gracieux encadrement de son fleuve. Les ordonnateurs de la féerie ont trouvé là leur plus heureuse idée, ils l’ont réalisée à souhait. Quelle jolie promenade à travers le monde, cette coquette rue des Nations ! Comme elle symbolisait bien l’hospitalité française ! La plupart des maisons étrangères étaient d’une bonne couleur locale ; un goût éclairé avait présidé à leur aménagement, à leur ornementation. Plusieurs d’entre elles enfermaient vraiment l’âme d’une race et rappelaient au voyageur la physionomie caractéristique d’un pays.

La maigre et noble Espagne nous est apparue tout entière, dans ces salles vides où elle exposait fièrement ses seules richesses, la tunique de Boabdil, les tapisseries des Flandres, les armes de Charles-Quint. Telle nous nous représentons la maison de don Quichotte. On le voyait, ce cher homme, on le comprenait mieux, on était tenté de le relire, dans la locanda démeublée où il n’avait daigné apporter que ses haillons splendides, ses rondaches et ses armets. — De même on eût voulu relire La Dame de la mer dans le pavillon de Norvège, semblable à un vaisseau, meublé par des pêcheurs, saturé d’une odeur de salure et de goudron. Tout y était frais et sain comme la brise des fjords sur la neige des montagnes ; tout y décelait un peuple exempt de vices, simple et robuste. Avez-vous considéré la vitrine du bottier pour dames de Christiania ? C’est avec ces bottines qu’elles se font enlever, les héroïnes d’Ibsen. La rusticité candide de leurs chaussures en dit plus qu’un long commentaire sur les personnages du dramaturge. — Le home tranquille de l’Angleterre reflétait la personnalité vigoureuse que cette race n’abdique jamais ; et aussi la grâce aristocratique de ses femmes, telle que l’ont fixée d’inimitables portraitistes sur les images des contemporaines de Pitt. Dans le palais où l’Allemagne nous rendait galamment quelques joyaux de notre art, une volonté qui s’est juré de primer en tout et partout nous commandait d’admirer la richesse neuve, l’effort ambitieux, l’ordre et la pompe un peu lourde de sa vie impériale. La magnificence chevaleresque du Hongrois éclatait dans son château gothique. Le caravansérail de bois du Bosniaque racontait les mœurs pittoresques et la sauvagerie apprivoisée de cet échappé du joug turc. L’Américain se peignait au vif à chaque étage de son hôtel : on n’y trouvait que des bureaux d’affaires, des machines à écrire, des réclames, des journaux, des gens pressés en train de les lire ou de rédiger leur correspondance. Business partout ! Ces mêmes Américains nous avaient apporté un engin plus redoutable que les canons-revolvers : la machine qui crée et vomit le journal automatiquement, d’une seule opération. En pianotant quelques minutes, un seul homme, un enfant au besoin, lève la lettre, compose, cliche les caractères sur le cylindre… C’est rapide et total comme le débit d’un porc en charcuterie dans l’usine de Chicago.

Mécaniques stupéfiantes, applications ingénieuses des sciences, merveilles et bizarreries de la nature, objets témoins de la plus ancienne histoire, premiers balbutiemens des inventions qui révolutionneront demain notre vie, c’est la rencontre fortuite et fréquente de ces surprises qui donne tant de piquant aux flâneries dans les expositions. L’éveil de pensée qu’elles suscitent peut être aussi fécond qu’une grave lecture ou une docte leçon. Ne recherchons pas si les galeries de 1900 étaient plus riches en bonnes fortunes que celles de 1889 ; elles l’étaient assez pour retenir longtemps toutes les curiosités intelligentes. Parmi ces « attractions » mêmes qui ne portaient pas l’estampille officielle et ne prétendaient point à nous instruire, plus d’une possédait le don d’évocation où poètes et songeurs vont puiser des joies délicates. A côté d’inepties qui reculaient les bornes de la niaiserie, il y eut des « attractions » charmantes : le village Suisse, entre autres, où les longues ravines des pâturages alpestres se prolongeaient si adroitement dans la plaine de Grenelle ; et surtout le stéréorama, ce joujou délicieux où une science exacte de la perspective donnait l’illusion parfaite de la réalité : les amans de la Méditerranée ont retrouvé là plus d’une émotion ancienne, tandis que la côte d’Afrique se déroulait sous leurs yeux, dans la chaude lumière, avec des finesses de coloris qu’un Fromentin n’eût pas désavouées.

Il semble bien que la plus irrésistible attraction résidât dans ces cages de verre où des princesses de cire faisaient valoir, sous une auréole de feux électriques, les « créations » de nos grands couturiers. Bourgeoises élégantes et petites ouvrières, trottins, jeunes filles de la campagne s’écrasaient devant ce Paradis des dames. Avez-vous étudié les regards féminins qui dévoraient la luxueuse tentation ? C’était là une « leçon de choses, » une de ces fameuses leçons de choses de l’Exposition dont on vantait à notre démocratie les heureux effets. — A parler franc, nous doutons qu’on ait jamais imaginé mieux que ces vitrines comme provocation anti-sociale et démoralisatrice.

La faveur du public s’est attachée d’emblée aux diverses expositions rétrospectives. Ces petits cours d’histoire par le bibelot ne sont pas une innovation : il en est plusieurs qui recommençaient au Champ-de-Mars, avec les mêmes élémens, une figuration déjà très bien faite il y a onze ans. La Rétrospective des armées de terre et de mer, particulièrement goûtée, nous a remontré la plupart des objets et portraits catalogués en 1889 au Palais de la Guerre. Récidive intelligente, et qu’on eut grand tort de ne pas imiter à la Centennale de la peinture : cette exhibition partielle et partiale, où tant de bons maîtres sont desservis, aurait gagné à puiser dans les richesses de son aînée ; faute de l’avoir osé, elle risque de fausser le jugement des étrangers, des jeunes gens qui n’ont pas vu en 1889 la magnifique suite des peintres français du XIXe siècle.

Le Petit Palais eut le privilège d’abriter la Rétrospective par excellence, la Rétrospective tout court. Elle conquit d’abord nos suffrages, elle fera époque dans nos souvenirs. La prestigieuse collection fut le triomphe, le centre indiscuté de l’Exposition ; les premières visites étaient pour elle, et l’on y revenait sans cesse. Une habile mise en valeur permettait aux moins érudits de s’orienter à travers ces ivoires, ces bois, ces émaux, ces orfèvreries ; chacun y discernait sans peine les évolutions de l’idéal français dans les arts décoratifs.

On le voyait naître, on l’entendait vagir, tout gauche encore et hiératique, dans les cryptes des basiliques romanes, dans les tabernacles de l’abbaye de Conques. Toujours brûlant de foi, uniquement tourné vers le ciel, il devenait maître de ses procédés au XIIIe siècle, il les portait au plus haut degré de perfection dans les âges suivans ; les âmes mystiques de ses Vierges s’incarnaient en des corps d’une savante réalité. Aux premiers souffles de la renaissance italienne, il retournait se retremper à la source antique, et bientôt il descendait du ciel sur la terre, en passant par l’Olympe païen. Il goûtait aux ivresses des sens, il s’abandonnait aux suggestions de la nature. Avec les ressources des nouvelles industries d’art qu’il créait, il exprimait les idées et les formes qui bouillonnaient dans son imagination laïcisée. Grave et noble jusqu’à la fin de Louis XIV, alors même qu’il se jouait aux allégories mythologiques, la sévère discipline du grand siècle le contenait dans la décence chrétienne. Le XVIIIe siècle l’émancipait ; il perdait jusqu’au souvenir de ses pieuses origines, il glissait dans la grasse sensualité d’un Clodion ; amolli, débridé, polisson, mais toujours élégant et spirituel ; inférieur peut-être par l’imagination, supérieur à tous ses rivaux d’Europe par la mesure et le goût chez le dessinateur, par la conscience de la main chez l’ouvrier.

Était-ce la curiosité seule, ou le dilettantisme, qui nous ramenait si souvent aux chefs-d’œuvre de nos vieux ornemanistes ? Non. Chacun ressentait dans leur compagnie des émotions et une fierté dont les raisons apparaissaient bientôt. Ce vaste trésor nous révélait une veine mal explorée de notre génie national, des puissances, qu’on ne lui soupçonnait pas, et, à certains momens de son histoire, une rivalité qui soutenait presque les comparaisons avec la divine Italie. La satisfaction de retrouver ces titres de noblesse se doublait d’une piété filiale pour ceux qui nous les ont légués. Sous les dieux officiels du grand art, dont nous connaissions la place et les mérites, une innombrable lignée d’artistes obscurs se découvrait à nous. Notre admiration évoquait les imagiers anonymes qui ont ciselé ces vases d’or et taillé ces Vierges d’ivoire ; elle s’attachait à l’héroïque labeur, aux divinations scientifiques d’un Bernard Palissy ; elle glorifiait ces créateurs de beauté, les Pénicaud, les Limosin, elle remerciait la légion d’ouvriers d’art qui répandirent dans le monde, durant les deux derniers siècles, la renommée du travail français. Leurs œuvres nous montraient ces modestes artisans pétris des meilleures qualités de notre race, courage, intelligence, honnêteté, enthousiasme. Ainsi, depuis les jours les plus lointains, notre pays a vu grandir une démocratie ouvrière, avec toutes les vertus qu’on lui voudrait ! Elle honora la vieille France, et, quoi qu’on en dise, elle y fut honorée. Son robuste passé nous est un gage de son avenir. Comment ne pas aimer le peuple qui a fourni dans tous les temps ces armées de bons travailleurs, comment ne pas croire et ne pas espérer en lui ? Nous sortions tous du Petit Palais plus sûrs de la France, plus respectueux de son peuple, le cœur échauffé d’une tendresse passionnée pour ces humbles ancêtres, pour ces petits compagnons qui amassèrent dans leurs vénérables ateliers une partie de notre glorieux patrimoine.


III

Il nous reste à rechercher ce que l’Exposition nous apporta de vraiment nouveau. — Moins qu’on ne l’eût imaginé. Ce ne fut pas sa faute. Cela revient à dire que la dernière période décennale n’a été marquée par aucune révolution capitale dans les divers domaines de l’art, de la science, de l’industrie. — Quoi de nouveau dans les arts ? Serait-ce l’architecture ? Là, il y aurait plutôt régression. En 1889, le fer s’offrait bravement à nous, seul et nu ; il nous faisait juges de ses aptitudes comme élément architectural. Depuis lors, on dirait qu’il a ressenti la honte du premier homme après le péché, et le même besoin de voiler sa nudité. Aujourd’hui, le fer s’enveloppe d’étoupes enduites de plâtre, et c’est le staff ; il se dissimule dans une chemise de mortier, et c’est le ciment armé. Le « modern style » exerce sa fantaisie sur les tissus et les bijoux, sur le meuble, la verrerie, la céramique ; il cherche péniblement sa figure et ses lois. Les a-t-il trouvées ? Nous renvoyons le lecteur aux conclusions fortement motivées de M. de la Sizeranne : elles déterminent la valeur esthétique de ces tâtonnemens, leurs gains incontestables dans le coloris, leur impuissance à créer la ligne.

L’Exposition a rendu visibles les progrès continus des sciences physiques et de leurs applications mécaniques ; elle n’a pas enregistré une de ces transformations décisives qui renouvellent l’outillage et les conditions de la grande industrie. Nous sortîmes de la Galerie des Machines, en 1889, avec la persuasion que la future Décennale nous montrerait ces deux victoires de la science : la substitution de l’électricité à la vapeur dans la traction de nos chemins de fer ; des emplois faciles et fréquens de la force électrique, empruntée aux sources naturelles à de longues distances. Il a fallu rabattre de nos présomptions. Certes, il n’y a pas eu d’arrêt dans les développemens et les conquêtes de l’électricité. La modeste débutante de 1889 est devenue grande et forte personne. Elle a son palais, elle est dans ses meubles. La petite dynamo a vu décupler sa taille et sa puissance ; elle avait un mètre de rayon, elle en a dix ; elle développait une force de 500 chevaux, elle en fournit 5 000, avec ces alternateurs triphasés qui dressent orgueilleusement sur nos têtes leurs étages d’acier. Mais la vieille houille demeure la génératrice nécessaire de cette force ; le moteur à vapeur est toujours indispensable pour susciter ces énergies auxiliaires ; et, si l’électricité gagne chaque jour du terrain sur la traction animale, pour les communications urbaines et les petits trajets, si même elle actionne un Métropolitain qui marche quelquefois, elle n’a pas encore su s’emparer d’une locomotive sur nos grands réseaux, d’un vaisseau sur l’Océan. Pour énumérer ses emplois à l’Exposition, nous n’aurions que peu de retouches et d’additions à faire à notre compte rendu d’il y a onze ans ; il faudrait majorer les chiffres, constater sa diffusion et son pouvoir croissant comme moyen d’éclairage, signaler sa propagation comme outil industriel, mais toujours dans la condition subordonnée d’un intermédiaire, d’un accumulateur qui s’interpose entre le moteur originel et la matière ouvrable. Le fait nouveau ne s’est pas produit qui intervertirait les rôles et détrônerait la vapeur. Nous ne verrions les effets pratiques d’une nouvelle découverte, au sens propre du mot, que si l’on avait pu installer dans l’Exposition des expériences de télégraphie sans fil.

Voici pour pourtoute une section qui n’existait pas en 1889, tout un vaste hall empli par ces fières parvenues, la bicyclette et l’automobile. Elles déclarent à l’Exposition l’importance récente qu’elles ont prise dans la vie contemporaine. Nous voudrions pouvoir apprécier les progrès réalisés par ces engins alertes. Hélas ! la compétence nous fait défaut ; et s’il n’y avait que nous pour discerner les plus louables, nous serions capables de préférer ceux qui font le moins de victimes sur la voie publique : ce seraient sans doute aussi les moins estimés par les connaisseurs.

Concours international, l’Exposition devrait nous permettre de classer chaque nation à son rang de mérite. Ces épreuves ne sont jamais décisives, les concurrens ne se prêtent pas également à la joute et n’y donnent pas le même effort. Il en est deux qui n’ont rien négligé pour nous faire admirer leur rapide avancement. — L’Allemagne, assurait-on, avait médité de nous éblouir ; elle nous a tout au moins instruits. Ceux de nos compatriotes qui lisent ou voyagent beaucoup connaissaient la prodigieuse ascension économique de nos voisins, la perfection de leur outillage, l’opulence de ces anciens pauvres. La masse des Français vivait encore sur ses préjugés d’un autre temps. Ces six mois lui auront dessillé les yeux. Au dire des gens compétens, les machines allemandes, moins ingénieuses peut-être que les américaines, l’emportent sur toutes les autres pour la puissance et l’exactitude du travail. Dans les arts, dans toutes les productions qui requièrent le goût et le sentiment de la beauté, ces rivaux ne nous ont point paru inquiétans. Nous les trouvons en revanche aux premières places dans les recherches et les utilisations de la science pratique, dans les manufactures, les usines, dans toutes les branches du négoce ; l’activité germanique y est récompensée par la richesse. Activité méthodique, disciplinée, subordonnée partout à un plan d’ensemble et à une direction supérieure. La volonté directrice s’est fait sentir jusque dans l’invasion de notre grande foire par ces hôtes naguère inattendus, et qui emporteront le souvenir de notre accueil courtois. On a pu dire de cette réunion internationale qu’elle était avant tout l’Exposition des Allemands : on ne voyait qu’eux, on n’entendait que leur langue, au Champ-de-Mars et sur les rives de la Seine. Le bruit a couru qu’ils avaient offert de fournir à eux seuls toute la force et toute la lumière que réclamaient les services en retard de l’Exposition. Le contrat aurait été proposé ; et, comme il y a des symbolistes jusque dans les affaires, ceux-ci auraient reculé devant le symbolisme formidable de ce simple énoncé : Paris recevant des mains allemandes sa force et sa lumière.

Nous avons salué l’avènement d’une autre nation au rang de grande et de très grande Puissance. Au contraire des Allemands, les Japonais nous ont d’abord séduits par leur supériorité artistique. On croyait la bien connaître : ils nous en ont révélé l’antiquité, l’éclat chez ces très anciens maîtres qui nous confondent par la liberté, la vérité de leur art. Leurs héritiers nous ont fait voir cette tradition honorablement continuée ; tisseurs incomparables, ils savent seuls transporter sur une étoffe toute la poésie de la nature. Et ces petits artistes nous sont apparus les plus pratiques, les plus entreprenans des hommes, dans les métiers prosaïques où on lutte contre cette même nature pour lui arracher la richesse ; agriculteurs, négocians, machinistes, marins, on les rencontrait dans toutes les sections, ils grouillaient et excellaient partout. L’occasion leur a été fournie de faire une exposition vraiment intégrale ; nous entendons par-là qu’ils ont pu montrer leur vitalité politique et militaire en regard de leurs aptitudes commerciales, artistiques. Dans le même temps qu’ils étonnaient et charmaient l’Europe à Paris, les Japonais la sauvaient en Chine d’un danger et d’une honte. Leurs troupes subjuguaient l’admiration des nôtres par les plus rares qualités d’organisation, de bravoure, d’intelligence. — C’était un problème obscur, jusqu’à ce jour, de savoir si l’acclimatation hâtive de notre civilisation donnerait des fruits durables au Nippon : l’année 1900 l’a provisoirement résolu. Dans les arts de la paix et de la guerre, dans tous les champs de la concurrence vitale, l’Empire du Soleil Levant s’est montré de taille à défier, à égaler bientôt les plus fortes, les plus fières nations de l’Occident. Il commence bien le siècle, ce jeune triomphateur !

L’exemple qu’il donne nous fournira nos conclusions. — Elles seraient longues comme un jour sans pain, si nous jouions au petit jeu qui consiste à chercher dans l’Exposition testamentaire la figure totale du siècle révolu. Jeu dangereux : il pourrait tourner à la confusion de la défunte ; quelque vieillard quinteux observerait peut-être que ce siècle entra dans l’histoire par l’arche triomphale où chantent les victoires, là-haut, et qu’il en sort par l’arche moins épique de la Salamandre. Nous avons d’ailleurs une bonne raison de ne pas symboliser à outrance. On oublie vraiment trop que cette synthèse du siècle a déjà été tentée, en 1889, et qu’elle ne s’appelait pas pour rien l’Exposition du Centenaire. Nous venons d’en voir une répétition. Celle-ci ne pouvait ni changer ni éclairer davantage des traits déjà fixés et parfaitement visibles, quand on les étudiait en 1889 sur le visage du nonagénaire. Nous essayâmes alors de les retracer et d’en dégager la philosophie. Devant une répétition qui ne nous suggère pas la plus légère variante, nous ne pourrions que nous répéter, nous aussi, ces dix années n’ayant pas modifié nos sentimens sur les grandeurs et les erreurs du XIXe siècle.

Accordons, si l’on y tient, que l’épreuve photographique tirée en 1900 accentue par endroits la physionomie connue. L’ordonnance, — ce mot jadis usuel, et qui disparaît avec le besoin qu’il exprimait aux époques où une œuvre d’art, un livre, une fête, une réunion d’édifices, ne valaient que par la subordination de toutes les parties à une idée directrice, — l’ordonnance en est de plus en plus absente. Les efforts individuels se multiplient, intéressans, intelligens, parfois très beaux ou très utiles : rien ne les relie dans l’incohérence et l’anarchie de l’ensemble L’Exposition vous donnait-elle une autre impression ? — Autre trait accentué. Des foules œcuméniques fusionnent dans notre Babel, le long de la rue des Nations, où chaque pavillon garde le caractère ethnique de son pays, de sa race. Cette contradiction d’un cosmopolitisme que tout favorise et d’un nationalisme chaque jour plus intransigeant, plus jaloux partout de maintenir ou de restaurer l’intégrité de la race, de la langue, des lois, des traditions, n’est-ce pas là une des grandes inconnues du problème que notre siècle lègue à son successeur ? Comment se fera la conciliation entre ces deux instincts antagonistes, et après quels conflits ? Bien osé qui se hasarderait à vaticiner sur ce thème.

Revenons donc à la leçon de nos Japonais. Ils ont pu faire leur exposition vraiment intégrale, disions-nous ; en dépit des apparences, la nôtre n’est que partielle, si nous la localisons à Paris. Cette épreuve de notre force porte sur quelques-unes des conditions de la vitalité d’un pays : elle ne peut rien nous apprendre sur les plus essentielles. Nous sommes comme des candidats qui auraient été interrogés à un examen sur quelques matières et non des plus importantes ; l’examinateur suspend son jugement : quelles amères désillusions se prépareraient ces pauvres enfans, s’ils se croyaient reçus !

Nos flatteurs intéressés, à commencer par nos maîtres, nous ont prodigué des éloges qui risquent d’égarer le bon sens de notre peuple. On lui a laissé entendre qu’ayant fait l’Exposition, il est par cela seul le premier peuple du monde ; on ne lui a parlé que de la gloire, de la grandeur, de la puissance dont cette mirifique Exposition était le signe et la garantie suffisante. Langage dangereux, par ce qu’il dit et par ce qu’il ne dit pas. Un de nos hommes d’Etat se vit reprocher naguère, et fort cruellement, un de ses argumens de plaidoirie : il lui était échappé de dire que le constructeur de la Tour nous avait fait « l’aumône d’un peu de gloire. » Excusable au Palais dans la bouche d’un avocat, cette hyperbole serait fort déplacée dans les enseignemens qui tombent d’une tribune officielle. Et pourtant, qu’a-t-on dit autre chose, depuis six mois, dans tous les dithyrambes sur lesquels enchérissaient des échos complaisans ? Le moindre inconvénient de ces exagérations est d’appeler sur nous la risée des étrangers. Ils auront beau jeu à reparler de notre insupportable vanité ; les moins bien disposés se réjouiront de nous voir hypnotisés dans une erreur si funeste. Tous les Français ne la partagent pas, que les étrangers le sachent bien. Tous, nous sommes heureux d’avoir montré à nos hôtes qu’il se fait de bon travail en France, qu’on y a du goût, de la bonne grâce, de la courtoisie à leur service ; mais nous n’ignorons point que nous devons nous demander à nous-mêmes d’autres efforts, d’autres actes, d’autres preuves d’énergie, pour reconquérir notre ancien rang, qu’ils nous disputent. Et c’est là ce dont il faudrait persuader tous nos concitoyens.

Une Exposition renseigne sur la puissance de travail d’un pays, sur la qualité de ce travail, sur certains dons de l’esprit national. Autant de belles et bonnes choses. Les vertus dont elle témoigne sont parmi les plus honorables, les plus nécessaires à la santé morale d’un peuple. Encore ne peut-elle rendre manifestes ni les plus sublimes opérations des sciences, dont elle n’exhibe que les applications, ni les plus pures créations de l’intelligence. On n’y verra nulle part l’élan lyrique d’un Victor Hugo, l’intuition d’un Pasteur dans son laboratoire, la pensée d’un Taine dans son cabinet. A peine si quelques initiés y chercheront, sur les chiffres glacés d’une statistique, les miracles accomplis chaque jour par la charité. Mais ce qu’on ne peut jamais voir dans « les grandes assises du travail et de la paix, » ce sont les aptitudes et les vertus qui assurent la protection du travail, la conservation de la paix : héroïsme du soldat, résolution du politique, action quotidienne et vivante de tous ceux qui servent les intérêts du pays. Ne laissez pas croire aux citoyens que leur patrie est assez grande lorsqu’ils ont fait une journée fructueuse à l’atelier !

Dites-leur que la grandeur d’une nation est formée d’élémens plus nombreux, plus complexes, parfois plus rudes. Au jugement commun de l’Europe, la véritable Exposition universelle, celle qui comptera pour l’histoire, se fait à cette heure en Chine ; elle se fait avec la manifestation des forces de chaque État, avec le classement de son influence. Nos soldats sortiront de cette épreuve à leur honneur, nul n’en doute. On voudrait être assuré que les directeurs de notre politique en sortiront de même. Ils y auront d’autant plus de mérite que l’Exposition fut pour eux une lourde gêne : et c’est la plus grave objection qu’on puisse faire à ces encombrantes solennités. Durant une longue période, elles paralysent la liberté d’action d’un pays, elles le divertissent de ses intérêts essentiels. Nos ennemis le savent bien, nos amis aussi. Au début des complications chinoises, un des grands journaux russes, le plus fidèle à l’amitié française, commençait ainsi son bulletin attristé : « La France traverse une étrange période qu’on pourrait appeler la période de l’hypnose expositionnelle. Voici déjà plus d’une année que tous les intérêts, toutes les entreprises, toute la vie gouvernementale, toute l’activité politique sont subordonnés à cette unique considération : ceci ne nuira-t-il point à l’Exposition ? »

Espérons que cet engourdissement n’aura pas nui à notre action extérieure. S’il en devait être autrement, les bénéfices aléatoires de l’Exposition nous reviendraient cher. Infiniment trop cher, si le bon sens public se laissait empoisonner par une idée fausse, si notre peuple écoutait les endormeurs qui lui vantent comme une gloire non pareille l’honneur d’héberger l’univers devant une halle bondée de marchandises. Que cette lâche conception de la grandeur s’insinuât dans les cœurs, qu’elle en bannît des aspirations plus viriles, et l’on pourrait bien rouvrir tous les dix ans une Exposition, l’emplir de meubles et de bijoux, de restaurans et de théâtres forains ; on pourrait y édifier des palais de staff surchargés de « staffeuses, » y donner des banquets et des fêtes babyloniennes ; s’il n’était pas éveillé par quelque secousse salutaire, le peuple qui n’aurait plus d’autre moyen de primer dans le monde risquerait de présenter à ses hôtes, dans son Exposition jubilaire de l’an 2 000, un miroir colossal où ces étrangers ne verraient que la décadence de leurs amuseurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.