Aller au contenu

La Dame aux camélias/XXIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Jules JaninLévy (p. 295-309).

XXIII


Quand toutes les choses de la vie eurent repris leur cours, je ne pus croire que le jour qui se levait ne serait pas semblable pour moi à ceux qui l’avaient précédé. Il y avait des moments où je me figurais qu’une circonstance, que je ne me rappelais pas, m’avait fait passer la nuit hors de chez Marguerite, mais que, si je retournais à Bougival, j’allais la retrouver inquiète, comme je l’avais été, et qu’elle me demanderait qui m’avait ainsi retenu loin d’elle.

Quand l’existence a contracté une habitude comme, celle de cet amour, il semble impossible que cette habitude se rompe sans briser en même temps tous les autres ressorts de la vie.

J’étais donc forcé de temps en temps de relire la lettre de Marguerite, pour bien me convaincre que je n’avais pas rêvé.

Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapable d’un mouvement. L’inquiétude, la marche de la nuit, la nouvelle du matin m’avaient épuisé. Mon père profita de cette prostration totale de mes forces pour me demander la promesse formelle de partir avec lui.

Je promis tout ce qu’il voulut. J’étais incapable de soutenir une discussion, et j’avais besoin d’une affection réelle pour m’aider à vivre après ce qui venait de se passer.

J’étais trop heureux que mon père voulût bien me consoler d’un pareil chagrin.

Tout ce que je me rappelle, c’est que ce jour-là, vers cinq heures, il me fit monter avec lui dans une chaise de poste. Sans rien me dire, il avait fait préparer mes malles, les avait fait attacher avec les siennes derrière la voiture, et il m’emmenait.

Je ne sentis ce que je faisais que lorsque la ville eut, disparu, et que la solitude de la route me rappela le vide de mon cœur.

Alors les larmes me reprirent.

Mon père avait compris que des paroles, même de lui, ne me consoleraient pas, et il me laissait pleurer sans me dire un mot, se contentant parfois de me serrer la main, comme pour me rappeler que j’avais un ami à côté de moi.

La nuit, je dormis un peu. Je rêvais de Marguerite.

Je me réveillai en sursaut, ne comprenant pas pourquoi j’étais dans une voiture.

Puis la réalité me revint à l’esprit et je laissai tomber ma tête sur ma poitrine.

Je n’osais entretenir mon père, je craignais toujours qu’il ne me dît :

— Tu vois que j’avais raison quand je niais l’amour de cette femme.

Mais il n’abusa pas de son avantage, et nous arrivâmes à C... sans qu’il m’eût dit autre chose que des paroles complètement étrangères à l’événement qui m’avait fait partir.

Quand j’embrassai ma sœur, je me rappelai les mots de la lettre de Marguerite qui la concernaient, mais je compris tout de suite que, si bonne qu’elle fût, ma sœur serait insuffisante à me faire oublier ma maîtresse.

La chasse était ouverte, mon père pensa qu’elle serait une distraction pour moi. Il organisa donc des parties de chasse avec des voisins et des amis. J’y allai sans répugnance comme sans enthousiasme, avec cette sorte d’apathie qui était le caractère de toutes mes actions depuis mon départ.

Nous chassions au rabat. On me mettait à mon poste. Je posais mon fusil désarmé à côté de moi, et je rêvais. Je regardais les nuages passer. Je laissais ma pensée errer dans les plaines solitaires, et de temps en temps je m’entendais appeler par quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pas de moi.

Aucun de ces détails n’échappait à mon père, et il ne se laissait pas prendre à mon calme extérieur. Il comprenait bien que, si abattu qu’il fût, mon cœur aurait quelque jour une réaction terrible, dangereuse peut-être, et tout en évitant de paraître me consoler, il faisait son possible pour me distraire.

Ma sœur, naturellement, n’était pas dans la confidence de tous ces événements, elle ne s’expliquait donc pas pourquoi, moi, si gai autrefois, j’étais tout à coup devenu si rêveur et si triste.

Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le regard inquiet de mon père, je lui tendais la main et je serrais, la sienne comme pour lui demander tacitement pardon du mal que, malgré moi, je lui faisais.

Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que je pus supporter.

Le souvenir de Marguerite me poursuivait sans cesse. J’avais trop aimé et j’aimais trop cette femme pour qu’elle pût me devenir indifférente tout à coup. Il fallait surtout, quelque sentiment que j’eusse pour elle, que je la revisse, et cela tout de suite.

Ce désir entra dans mon esprit, et s’y fixa avec toute la violence de la volonté qui reparaît enfin dans un corps inerte depuis longtemps.

Ce n’était pas dans l’avenir, dans un mois, dans huit jours qu’il me fallait Marguerite, c’était le lendemain même du jour où j’en avais eu l’idée ; et je vins dire à mon père que j’allais le quitter pour des affaires qui me rappelaient à Paris, mais que je reviendrais promptement.

Il devina sans doute le motif qui me faisait partir, car il insista pour que je restasse ; mais, voyant que l’inexécution de ce désir, dans l’état irritable où j’étais, pourrait avoir des conséquences fatales pour moi, il m’embrassa, et me pria, presque avec des larmes, de revenir bientôt auprès de lui.

Je ne dormis pas avant d’être arrivé à Paris.

Une fois arrivé, qu’allais-je faire ? je l’ignorais ; mais il fallait avant tout que je m’occupasse de Marguerite.

J’allai chez moi m’habiller, et comme il faisait beau, et qu’il en était encore temps, je me rendis aux Champs-Élysées.

Au bout d’une demi-heure, je vis venir de loin, et du rond-point à la place de la Concorde, la voiture de Marguerite.

Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture était telle qu’autrefois ; seulement elle n’était pas dedans.

A peine avais-je remarqué cette absence, qu’en reportant les yeux autour de moi, je vis Marguerite qui descendait à pied, accompagnée d’une femme que je n’avais jamais vue auparavant.

En passant à côté de moi, elle pâlit, et un sourire nerveux crispa ses lèvres. Quant à moi, un violent battement de cœur m’ébranla la poitrine ; mais je parvins à donner une expression froide à mon visage, et je saluai froidement mon ancienne maîtresse, qui rejoignit presque aussitôt sa voiture, dans laquelle elle monta avec son amie.

Je connaissais Marguerite. Ma rencontre inattendue avait dû la bouleverser. Sans doute elle avait appris mon départ, qui l’avait tranquillisée sur la suite de notre rupture ; mais me voyant revenir, et se trouvant face à face avec moi, pâle comme je l’étais, elle avait compris que mon retour avait un but, et elle devait se demander ce qui allait avoir lieu.

Si j’avais retrouvé Marguerite malheureuse, si, pour me venger d’elle, j’avais pu venir à son secours, je lui aurais peut-être pardonné, et n’aurais certainement pas songé à lui faire du mal ; mais je la retrouvais heureuse, en apparence du moins ; un autre lui avait rendu le luxe que je n’avais pu lui continuer ; notre rupture, venue d’elle, prenait par conséquent le caractère du plus bas intérêt ; j’étais humilié dans mon amour-propre comme dans mon amour, il fallait nécessairement qu’elle payât ce que j’avais souffert.

Je ne pouvais être indifférent à ce que faisait cette femme ; par conséquent, ce qui devait lui faire le plus de mal, c’était mon indifférence ; c’était donc ce sentiment-là qu’il fallait feindre, non seulement à ses yeux, mais aux yeux des autres.

J’essayai de me faire un visage souriant, et je me rendis chez Prudence.

La femme de chambre alla m’annoncer et me fit attendre quelques instants dans le salon.

Madame Duvernoy parut enfin, et m’introduisit dans son boudoir ; au moment où je m’y asseyais, j’entendis ouvrir la porte du salon, et un pas léger fit crier le parquet, puis la porte du carré fut fermée violemment.

— Je vous dérange ? demandai-je à Prudence.

— Pas du tout, Marguerite était là. Quand elle vous a entendu annoncer, elle s’est sauvée : c’est elle qui vient de sortir.

— Je lui fais donc peur maintenant ?

— Non, mais elle craint qu’il ne vous soit désagréable de la revoir.

— Pourquoi donc ? fis-je en faisant un effort pour respirer librement, car l’émotion m’étouffait ; la pauvre fille m’a quitté pour ravoir sa voiture, ses meubles et ses diamants, elle a bien fait, et je ne dois pas lui en vouloir. Je l’ai rencontrée aujourd’hui, continuai-je négligemment.

— Où ? fit Prudence, qui me regardait et semblait se demander si cet homme était bien celui qu’elle avait connu si amoureux.

— Aux Champs-Élysées, elle était avec une autre femme fort jolie. Quelle est cette femme ?

— Comment est-elle ?

— Une blonde, mince, portant des anglaises ; des yeux bleus, très élégante.

— Ah ! c’est Olympe ; une très jolie fille, en effet.

— Avec qui vit-elle ?

— Avec personne, avec tout le monde.

— Et elle demeure ?

— Rue Tronchet, n°… Ah çà, vous voulez lui faire la cour ?

— On ne sait pas ce qui peut arriver.

— Et Marguerite ?

— Vous dire que je ne pense plus du tout à elle, ce serait mentir ; mais je suis de ces hommes avec qui la façon de rompre fait beaucoup. Or, Marguerite m’a donné mon congé d’une façon si légère, que je me suis trouvé bien sot d’en avoir été amoureux comme je l’ai été, car j’ai été vraiment fort amoureux de cette fille.

Vous devinez avec quel ton j’essayais de dire ces choses-là : l’eau me coulait sur le front.

— Elle vous aimait bien, allez, et elle vous aime toujours : la preuve, c’est qu’après vous avoir rencontré aujourd’hui, elle est venue tout de suite me faire part de cette rencontre. Quand elle est arrivée, elle était toute tremblante, près de se trouver mal.

— Eh bien, que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit : Sans doute il viendra vous voir, et elle m’a prié d’implorer de vous son pardon.

— Je lui ai pardonné, vous pouvez le lui dire. C’est une bonne fille, mais c’est une fille ; et ce qu’elle m’a fait, je devais m’y attendre. Je lui suis reconnaissant de sa résolution, car aujourd’hui je me demande à quoi nous aurait menés mon idée de vivre tout à fait avec elle. C’était de la folie.

— Elle sera bien contente en apprenant que vous avez pris votre parti de la nécessité où elle se trouvait. Il était temps qu’elle vous quittât, mon cher. Le gredin d’homme d’affaires à qui elle avait proposé de vendre son mobilier avait été trouver ses créanciers pour leur demander combien elle leur devait ; ceux-ci avaient eu peur, et l’on allait vendre dans deux jours.

— Et maintenant, c’est payé ?

— A peu près.

— Et qui a fait les fonds ?

— Le comte de N… Ah ! mon cher ! il y a des hommes faits exprès pour cela. Bref, il a donné vingt mille francs ; mais il en est arrivé à ses fins. Il sait bien que Marguerite n’est pas amoureuse de lui, ce qui ne l’empêche pas d’être très gentil pour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses chevaux, il lui a retiré ses bijoux et lui donne autant d’argent que le duc lui en donnait ; si elle veut vivre tranquillement, cet homme-là restera longtemps avec elle.

— Et que fait-elle ? habite-t-elle tout à fait Paris ?

— Elle n’a jamais voulu retourner à Bougival depuis que vous êtes parti. C’est moi qui suis allée y chercher toutes ses affaires, et même les vôtres, dont j’ai fait un paquet que vous ferez prendre ici. Il y a tout, excepté un petit portefeuille avec votre chiffre. Marguerite a voulu le prendre et l’a chez elle. Si vous y tenez, je le lui redemanderai.

— Qu’elle le garde, balbutiai-je, car je sentais les larmes monter de mon cœur à mes yeux au souvenir de ce village où j’avais été si heureux, et à l’idée que Marguerite tenait à garder une chose qui venait de moi et me rappelait à elle.

Si elle était entrée à ce moment, mes résolutions de vengeance auraient disparu et je serais tombé à ses pieds.

— Du reste, reprit Prudence, je ne l’ai jamais vue comme elle est maintenant : elle ne dort presque plus, elle court les bals, elle soupe, elle se grise même. Dernièrement, après un souper, elle est restée huit jours au lit ; et quand le médecin lui a permis de se lever, elle a recommencé, au risque d’en mourir. Irez-vous la voir ?

— A quoi bon ? Je suis venu vous voir, vous, parce que vous avez été toujours charmante pour moi, et que je vous connaissais avant de connaître Marguerite. C’est à vous que je dois d’avoir été son amant, comme c’est à vous que je dois de ne plus l’être, n’est-ce pas ?

— Ah ! dame, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’elle vous quittât, et je crois que, plus tard, vous ne m’en voudrez pas.

— Je vous en ai une double reconnaissance, ajoutai-je en me levant, car j’avais du dégoût pour cette femme, à la voir prendre au sérieux tout ce que je lui disais.

— Vous vous en allez ?

— Oui.

J’en savais assez.

— Quand vous verra-t-on ?

— Bientôt. Adieu.

— Adieu.

Prudence me conduisit jusqu’à la porte, et je rentrai chez moi des larmes de rage dans les yeux et un besoin de vengeance dans le cœur.

Ainsi Marguerite était décidément une fille comme les autres ; ainsi, cet amour profond qu’elle avait pour moi n’avait pas lutté contre le désir de reprendre sa vie passée, et contre le besoin d’avoir une voiture et de faire des orgies.

Voilà ce que je me disais au milieu de mes insomnies, tandis que, si j’avais réfléchi aussi froidement que je l’affectais, j’aurais vu dans cette nouvelle existence bruyante de Marguerite l’espérance pour elle de faire taire une pensée continue, un souvenir incessant.

Malheureusement, la passion mauvaise dominait en moi, et je ne cherchai qu’un moyen de torturer cette pauvre créature.

Oh ! l’homme est bien petit et bien vil quand l’une de ses étroites passions est blessée.

Cette Olympe, avec qui je l’avais vue, était sinon l’amie de Marguerite, du moins celle qu’elle fréquentait le plus souvent depuis son retour à Paris. Elle allait donner un bal, et comme je supposais que Marguerite y serait, je cherchai à me faire donner une invitation et je l’obtins.

Quand, plein de mes douloureuses émotions, j’arrivai à ce bal, il était déjà fort animé. On dansait, on criait même, et, dans un des quadrilles, j’aperçus Marguerite dansant avec le comte de N… lequel paraissait tout fier de la montrer, et semblait dire à tout le monde :

— Cette femme est à moi.

J’allai m’adosser à la cheminée, juste en face de Marguerite, et je la regardai danser. A peine m’eut-elle aperçu qu’elle se troubla. Je la vis et je la saluai distraitement de la main et des yeux.

Quand je songeais que, après le bal, ce ne serait plus avec moi, mais avec ce riche imbécile qu’elle s’en irait, quand je me représentais ce qui vraisemblablement allait suivre leur retour chez elle, le sang me montait au visage, et le besoin me venait de troubler leurs amours.

Après la contredanse, j’allai saluer la maîtresse de la maison, qui étalait aux yeux des invités des épaules magnifiques et la moitié d’une gorge éblouissante.

Cette fille-là était belle, et, au point de vue de la forme, plus belle que Marguerite. Je le compris mieux encore à certains regards que celle-ci jeta sur Olympe pendant que je lui parlais. L’homme qui serait l’amant de cette femme pourrait être aussi fier que l’était M. de N... et elle était assez belle pour inspirer une passion égale à celle que Marguerite m’avait inspirée.

Elle n’avait pas d’amant à cette époque. Il ne serait pas difficile de le devenir. Le tout était de montrer assez d’or pour se faire regarder.

Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma maîtresse.

Je commençai mon rôle de postulant en dansant avec Olympe.

Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettait sa pelisse et quittait le bal.