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La Dame aux camélias (théâtre)/Acte V

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Théâtre completCalmann-LévyTome I (p. 172-188).
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ACTE V

Chambre à coucher de Marguerite. — Lit au fond ; rideaux à moitié fermés. — Cheminée à droite ; devant la cheminée, un canapé sur lequel est étendu Gaston. — Pas d’autre lumière qu’une veilleuse.



Scène première

MARGUERITE, couché et endormie ; GASTON.
Gaston, relevant la tête et écoutant.

Je me suis assoupi un instant… Pourvu qu’elle n’ait pas eu besoin de moi pendant ce temps-là ! Non, elle dort… Quelle heure est-il ?… Sept heures… Il ne fait pas encore jour… Je vais rallumer le feu.

Il tisonne.
Marguerite, s’éveillant.

Nanine, donne-moi à boire.

Gaston.

Voilà, chère enfant.

Marguerite, soulevant la tête.

Qui donc est là ?

Gaston, préparant une tasse de tisane.

C’est moi, Gaston.

Marguerite.

Comment vous trouvez-vous dans ma chambre ?

Gaston, lui donnant la tasse.

Bois d’abord, tu le sauras après. — Est-ce assez sucré ?

Marguerite.

Oui.

Gaston.

J’étais né pour être garde-malade.

Marguerite.

Où est donc Nanine ?

Gaston.

Elle dort. Quand je suis venu sur les onze heures du soir, pour savoir de tes nouvelles, la pauvre fille tombait de fatigue ; moi, au contraire, j’étais tout éveillé. Tu dormais déjà… Je lui ai dit d’aller se coucher. Je me suis mis là, sur le canapé, près du feu, et j’ai fort bien passé la nuit. Cela me faisait du bien, de t’entendre dormir ; il me semblait que je dormais moi-même. Comment te sens-tu ce matin ?

Marguerite.

Bien, mon brave Gaston ; mais à quoi bon vous fatiguer ainsi ?…

Gaston.

Je passe assez de nuits au bal… quand j’en passerais quelques-unes à veiller une malade ! — Et puis j’avais quelque chose à te dire.

Marguerite.

Que voulez-vous me dire ?

Gaston.

Tu es gênée ?

Marguerite.

Comment gênée ?

Gaston.

Oui, tu as besoin d’argent. Quand je suis venu hier, j’ai vu un huissier dans le salon. Je l’ai mis à la porte, en le payant. Mais ce n’est pas tout ; il n’y a pas d’argent ici, et il faut qu’il y en ait. Moi, je n’en ai pas beaucoup. J’ai perdu pas mal au jeu, et j’ai fait un tas d’emplettes inutiles pour le premier de l’an. (Il l’embrasse.) Et je te réponds que je te la souhaite bonne et heureuse… Mais enfin voilà toujours vingt-cinq louis que je vais mettre dans le tiroir là-bas. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore.

Marguerite, émue.

Quel cœur ! Et dire que c’est vous, un écervelé, comme on vous appelle, vous qui n’avez jamais été que mon ami qui me veillez, et prenez ainsi soin de moi…

Gaston.

C’est toujours comme ça… Maintenant, sais-tu ce que nous allons faire ?

Marguerite.

Dites.

Gaston.

Il fait un temps superbe ! Tu avez dormi huit bonnes heures ; tu vas dormir encore un peu. De une heure à trois heures, il fera un beau soleil ; je viendrai te prendre ; tu t’envelopperas bien ; nous irons nous promener en voiture ; et qui dormira bien la nuit prochaine ? ce sera Marguerite. Jusque-là, je vais aller voir ma mère, qui va me recevoir Dieu sait comment ; il y a plus de quinze jours que je ne l’ai vue ! Je déjeune avec elle, et à une heure je suis ici. Cela te va-t-il ?

Marguerite.

Je tâcherai d’avoir la force…

Gaston.

Tu l’auras, tu l’auras ! (Nanine entre.) Entrez, Nanine, entre ! Marguerite est réveillée.



Scène II

Les mêmes, NANINE.
Marguerite.

Tu étais donc bien fatiguée, ma pauvre Nanine ?

Nanine.

Un peu, madame.

Marguerite.

Ouvre la fenêtre et donne un peu de jour. Je veux me lever.

Nanine, ouvrant la fenêtre et regardant dans la rue.

Madame, voici le docteur.

Marguerite.

Bon docteur ! sa première visite est toujours pour moi. — Gaston, ouvrez la porte en vous en allant. — Nanine, aide-moi à me lever.

Nanine.

Mais, madame…

Marguerite.

Je le veux.

Gaston.

À tantôt.

Il sort.
Marguerite.

À tantôt.

Elle se lève et retombe ; enfin, soulevée par Nanine, elle marche vers le canapé, le docteur entre à temps pour l’aider à s’y asseoir.



Scène III

MARGUERITE, NANINE, LE DOCTEUR.
Marguerite.

Bonjour, mon cher docteur ; que vous êtes bon de penser ainsi à moi dès le matin ! — Nanine, va voir s’il y a des lettres.

Le docteur.

Donnez-moi votre main. (Il la prend) Comment vous sentez-vous ?

Marguerite.

Mal et mieux ! Mal de corps, mieux d’esprit. Hier au soir j’ai eu tellement peur de mourir, que j’ai envoyé chercher un prêtre. J’étais triste, désespérée, j’avais peur de la mort ; cet homme est entré, il a causé une heure avec moi, et désespoir, terreur, remords, il a tout emporté avec lui. Alors, je me suis endormie, et je viens de me réveiller.

Le docteur.

Tout va bien, madame, et je vous promets une entière guérison pour les premiers jours du printemps.

Marguerite.

Merci, docteur… C’est votre devoir de me parler ainsi. Quand Dieu a dit que le mensonge serait un péché, il a fait une exception pour les médecins, et il leur a permis de mentir autant de fois par jour qu’ils verraient de malades. (À Nanine, qui rentre.) Qu’est-ce que tu apportes là ?

Nanine.

Ce sont des cadeaux, madame.

Marguerite.

Ah ! oui, c’est aujourd’hui le 1er janvier !… Que de choses depuis l’année dernière ! Il y a un an, à cette heure, nous étions à table, nous chantions, nous donnions à l’année qui naissait le même sourire que nous venions de donner à l’année morte. Où est le temps, mon bon docteur, où nous riions encore ? (Ouvrant les paquets.) Une bague avec la carte de Saint-Gaudens. — Brave cœur ! Un bracelet, avec la carte du comte de Giray, qui m’envoie cela de Londres. — Quel cri il pousserait s’il me voyait dans l’état où je suis !… et puis des bonbons… Allons, les hommes ne sont pas aussi oublieux que je le croyais ! Vous avez une petite nièce, docteur !

Le docteur.

Oui, madame.

Marguerite.

Portez-lui tous ces bonbons, à cette chère enfant ; il y a longtemps que je n’en mange plus, moi ! (À Nanine.) Voilà tout ce que tu as ?

Nanine.

J’ai une lettre.

Marguerite.

Qui peut m’écrire ? (Prenant la lettre et l’ouvrant.) Descends ce paquet dans la voiture du docteur. (Lisant.) « Ma bonne Marguerite, je suis allée vingt fois pour te voir, et je n’ai jamais été reçue ; cependant je ne veux pas que tu manques au fait le plus heureux de ma vie ; je me marie le 1er janvier : c’est le cadeau de nouvelle année que Gustave me gardait ; j’espère que tu ne seras pas la dernière à assister à la cérémonie, cérémonie bien simple, bien humble, et qui aura lieu à neuf heures du matin, dans la chapelle de Sainte-Thérèse, à l’église de la Madeleine. — Je t’embrasse de toute la force d’un cœur heureux. Nichette. » Il y aura donc du bonheur pour tout le monde, excepté pour moi ! Allons, je suis une ingrate. — Docteur, fermez cette fenêtre, j’ai froid, et donnez-moi de quoi écrire.

Elle laisse tomber sa tête dans ses mains ; le docteur prend l’encrier sur la cheminée et donne le buvard à Marguerite.

Nanine, bas, au docteur, quand il s’est éloigné.

Eh bien, docteur ?…

Le docteur, secouant la tête.

Elle est bien mal !

Marguerite, à part.

Ils croient que je ne les entends pas… (Haut.) Docteur, rendez-moi le service, en vous en allant, de remettre cette lettre à l’église où se marie Nichette, et recommandez qu’on ne la lui remette qu’après la cérémonie. (Elle écrit, plie la lettre et la cachette.) Tenez, et merci. (Elle lui serre la main.) N’oubliez pas, et revenez tantôt si vous pouvez…

Le docteur sort.



Scène IV

MARGUERITE, NANINE.
Marguerite.

Maintenant, mets un peu d’ordre dans cette chambre. (On sonne.) On a sonné, va ouvrir.

Nanine sort.
Nanine, rentrant.

C’est madame Duvernoy qui voudrait voir madame.

Marguerite.

Qu’elle entre !



Scène V

Les mêmes, PRUDENCE.
Prudence.

Eh bien, ma chère Marguerite, comment allez-vous, ce matin ?

Marguerite.

Mieux, ma chère Prudence, je vous remercie.

Prudence.

Renvoyez donc Nanine un instant ; j’ai à vous parler, à vous seule.

Marguerite.

Nanine, va ranger de l’autre côté ; je t’appellerai quand j’aurai besoin de toi…

Nanine sort.
Prudence.

J’ai un service à vous demander, ma chère Marguerite.

Marguerite.

Dites.

Prudence.

Êtes-vous en fonds ?…

Marguerite.

Vous savez que je suis gênée depuis quelque temps ; mais, enfin, dites toujours.

Prudence.

C’est aujourd’hui le premier de l’an ; j’ai des cadeaux à faire, il me faudrait absolument deux cents francs ; pouvez-vous me les prêter jusqu’à la fin du mois ?

Marguerite, levant les yeux au ciel.

La fin du mois !

Prudence.

Si cela vous gêne…

Marguerite.

J’avais un peu besoin de l’argent qui reste là…

Prudence.

Alors, n’en parlons plus.

Marguerite.

Qu’importe ! ouvrez ce tiroir…

Prudence.

Lequel ? (Elle ouvre plusieurs tiroirs.) Ah ! celui du milieu.

Marguerite.

Combien y a-t-il ?

Prudence.

Cinq cents francs.

Marguerite.

Eh bien, prenez les deux cents francs dont vous avez besoin.

Prudence.

Et vous aurez assez du reste ?

Marguerite.

J’ai ce qu’il me faut ; ne vous inquiétez pas de moi.

prudence, prenant l’argent.

Vous me rendez un véritable service.

Marguerite.

Tant mieux, ma chère Prudence !

Prudence.

Je vous laisse ; je reviendrai vous voir. Vous avez meilleure mine.

Marguerite.

En effet, je vais mieux.

Prudence.

Les beaux jours vont venir vite, l’air de la campagne achèvera votre guérison.

Marguerite.

C’est cela.

Prudence, sortant.

Merci encore une fois !

Marguerite.

Renvoyez-moi Nanine.

Prudence.

Oui.

Elle sort.
Nanine, rentrant.

Elle est encore venue vous demander de l’argent ?

Marguerite.

Oui.

Nanine.

Et vous le lui avez donné ?…

Marguerite.

C’est si peu de chose que l’argent, et elle en avait un si grand besoin, disait-elle… Il nous en faut cependant ; il y a des étrennes à donner. Prends ce bracelet qu’on vient de m’envoyer, va le vendre et reviens vite.

Nanine.

Mais pendant ce temps…

Marguerite.

Je puis rester seule, je n’aurai besoin de rien ; d’ailleurs, tu ne seras pas longtemps, tu connais le chemin du marchand ; il m’a assez acheté depuis trois mois.

Nanine sort.



Scène VI

MARGUERITE, lisant une lettre qu’elle prend dans son sein.

« Madame, j’ai appris le duel d’Armand et de M. de Varville, non par mon fils, car il est parti sans même venir m’embrasser. Le croiriez-vous, madame ? je vous accusais de ce duel et de ce départ. Grâce à Dieu, M. de Varville est déjà hors de danger, et je sais tout. Vous avez tenu votre serment au delà même de vos forces, et toutes ces secousses ont ébranlé votre santé. J’écris toute la vérité à Armand. Il est loin, mais il reviendra vous demander non seulement son pardon, mais le mien, car j’ai été forcé de vous faire du mal et je veux le réparer. Soignez-vous bien, espérez ; votre courage et votre abnégation méritent un meilleur avenir ; vous l’aurez, c’est moi qui vous le promets. En attendant, recevez l’assurance de mes sentiments de sympathie, d’estime et de dévouement. — Georges Duval. — 15 novembre. » Voilà six semaines que le père d’Armand m’a écrit cette lettre et que je la relis sans cesse pour me rendre un peu de courage. Si je recevais seulement un mot d’Armand, si je pouvais atteindre au printemps ! (Elle se lève et se regarde dans la glace.) Comme je suis changée ! Cependant le docteur m’a promis de me guérir. J’aurai patience. Mais, tout à l’heure, avec Nanine ne me condamnait-il pas ? Je l’ai entendu, il disait que j’étais bien mal. Bien mal ! c’est encore de l’espoir, c’est encore quelques mois à vivre, et, si, pendant ce temps, Armand revenait, je serais sauvée. Le premier jour de l’année, c’est bien le moins qu’on espère. D’ailleurs, j’ai toute ma raison. Si j’étais en danger réel, Gaston n’aurait pas le courage de rire à mon chevet, comme il faisait tout à l’heure. Le médecin ne me quitterait pas. (À la fenêtre.) Quelle joie dans les familles ! Oh ! le bel enfant, qui rit et gambade en tenant ses jouets, je voudrais embrasser cet enfant.



Scène VII

NANINE, MARGUERITE.
Nanine, venant à Marguerite, après avoir déposé sur la cheminée l’argent qu’elle apporte.

Madame…

Marguerite.

Qu’as-tu, Nanine ?

Nanine.

Vous vous sentez mieux aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Marguerite.

Oui ; pourquoi ?

Nanine.

Promettez-moi d’être calme.

Marguerite.

Mais qu’arrive-t-il ?

Nanine.

J’ai voulu vous prévenir… une joie trop brusque est si difficile à porter !

Marguerite.

Une joie, dis-tu ?

Nanine.

Oui, madame.

Marguerite.

Armand ! Tu as vu Armand ?… Armand vient me voir !… (Nanine fait signe que oui. — Courant à la porte.) Armand ! (Il paraît pâle ; elle se jette à son cou, elle se cramponne à lui.) Oh ! ce n’est pas toi, il est impossible que Dieu soit si bon !



Scène VIII

MARGUERITE, ARMAND.
Armand.

C’est moi, Marguerite, moi, si repentant, si inquiet, si coupable, que je n’osais franchir le seuil de cette porte. Si je n’eusse rencontré Nanine, je serais resté dans la rue à prier et à pleurer. Marguerite, ne me maudis pas ! Mon père m’a tout écrit ! j’étais bien loin de toi, je ne savais où aller pour fuir mon amour et mes remords… Je suis parti comme un fou, voyageant nuit et jour, sans repos, sans trêve, sans sommeil, poursuivi de pressentiments sinistres, voyant de loin la maison tendue de noir. Oh ! si je ne t’avais pas trouvée, je serais mort, car c’est moi qui t’aurais tuée ! Je n’ai pas encore vu mon père. Marguerite, dis-moi que tu nous pardonnes à tous deux. Ah ! que c’est bon, de te revoir !

Marguerite.

Te pardonner, mon ami ? Moi seule étais coupable ! Mais, pouvais-je faire autrement ? Je voulais ton bonheur, même aux dépens du mien. Mais maintenant, ton père ne nous séparera plus, n’est-ce pas ? Ce n’est plus ta Marguerite d’autrefois que tu retrouves ; cependant, je suis jeune encore, je redeviendrai belle, puisque je suis heureuse. Tu oublieras tout. Nous commencerons à vivre à partir d’aujourd’hui.

Armand.

Oh ! non, je ne te quitte plus… Écoute, Marguerite, nous allons à l’instant même quitter cette maison. Nous ne reverrons jamais Paris. Mon père sait qui tu es. Il t’aimera comme le bon génie de son fils. Ma sœur est mariée. L’avenir est à nous.

Marguerite.

Oh ! parle-moi ! parle-moi ! Je sens mon âme qui revient avec tes paroles, la santé qui renaît sous ton souffle. Je le disais ce matin, qu’une seule chose pouvait me sauver. Je ne l’espérais plus, et te voilà ! Nous n’allons pas perdre de temps, va, et, puisque la vie passe devant moi, je vais l’arrêter au passage. Tu ne sais pas ? Nichette se marie. Elle épouse Gustave ce matin. Nous la verrons. Cela nous fera du bien d’entrer dans une église, de prier Dieu et d’assister au bonheur des autres. Quelle surprise la Providence me gardait pour le premier jour de l’année ! Mais dis-moi donc encore que tu m’aimes !

Armand.

Oui, je t’aime, Marguerite, toute ma vie est à toi.

Marguerite, à Nanine qui est rentrée.

Nanine, donne-moi tout ce qu’il faut pour sortir.

Armand.

Bonne Nanine ! Vous avez eu bien soin d’elle ; merci !

Marguerite.

Tous les jours, nous parlions de toi toutes les deux ; car personne n’osait plus prononcer ton nom. C’est elle qui me consolait, qui me disait que nous nous reverrions ! Elle ne mentait pas. Tu as vu de beaux pays. Tu m’y conduiras.

Elle chancelle.
Armand.

Qu’as-tu, Marguerite ? Tu pâlis !…

Marguerite, avec effort.

Rien, mon ami, rien ! Tu comprends que le bonheur ne rentre pas aussi brusquement dans un cœur désolé depuis longtemps, sans l’oppresser un peu.

Elle s’assied et rejette sa tête en arrière.
Armand.

Marguerite, parle-moi ! Marguerite, je t’en supplie !

Marguerite, revenant à elle.

Ne crains rien, mon ami ; tu sais, j’ai toujours été sujette à ces faiblesses instantanées. Mais elles passent vite ; regarde, je souris, je suis forte, va ! C’est l’étonnement de vivre qui m’étouffe !

Armand, lui prenant la main.

Tu trembles !

Marguerite.

Ce n’est rien ! — Voyons, Nanine, donne-moi donc un châle ; un chapeau…

Armand, avec effroi.

Mon Dieu ! mon Dieu !

Marguerite Je ne peux pas !

Elle tombe sur le canapé.
Armand.

Nanine, courez chercher le médecin !

Marguerite.

Oui, oui ; dis-lui qu’Armand est revenu, que je veux vivre, qu’il faut que je vive… (Nanine sort.) Mais si ce retour ne m’a pas sauvée, rien ne me sauvera. Tôt ou tard, la créature humaine doit mourir de ce qui l’a fait vivre. J’ai vécu de l’amour, j’en meurs.

Armand.

Tais-toi, Marguerite ; tu vivras, il le faut !

Marguerite.

Assieds-toi près de moi, le plus près possible, mon Armand, et écoute-moi bien. J’ai eu tout à l’heure un moment de colère contre la mort ; je m’en repens ; elle est nécessaire, et je l’aime, puisqu’elle t’a attendu pour me frapper. Si ma mort n’eût été certaine, ton père ne t’eût pas écrit de revenir…

Armand.

Écoute, Marguerite, ne me parle plus ainsi, tu me rendrais fou. Ne me dis plus que tu vas mourir, dis-moi que tu ne le crois pas, que cela ne peut être, que tu ne le veux pas !

Marguerite.

Quand je ne le voudrais pas, mon ami, il faudrait bien que je cédasse, puisque Dieu le veut. Si j’étais une sainte fille, si tout était chaste en moi, peut-être pleurerais-je à l’idée de quitter un monde où tu restes, parce que l’avenir serait plein de promesses, et que tout mon passé m’y donnerait droit. Moi morte, tout ce que tu garderas de moi sera pur ; moi vivante, il y aura toujours des taches sur mon amour… Crois-moi, Dieu fait bien ce qu’il fait…

Armand, se levant.

Ah ! j’étouffe.

Marguerite, le retenant.

Comment ! c’est moi qui suis forcée de te donner du courage ? Voyons, obéis-moi. Ouvre ce tiroir, prends-y un médaillon… c’est mon portrait, du temps que j’étais jolie ! Je l’avais fait faire pour toi ; garde-le, il aidera ton souvenir plus tard. Mais, si, un jour, une belle jeune fille t’aime et que tu l’épouses, comme cela doit être, comme je veux que cela soit, et qu’elle trouve ce portrait, dis-lui que c’est celui d’une amie qui, si Dieu lui permet de se tenir dans le coin le plus obscur du ciel, prie Dieu tous les jours pour elle et pour toi. Si elle est jalouse du passé, comme nous le sommes souvent, nous autres femmes, si elle te demande le sacrifice de ce portrait, fais-le-lui sans crainte, sans remords ; ce sera justice, et je te pardonne d’avance. — La femme qui aime souffre trop quand elle ne se sent pas aimée… Entends-tu, mon Armand, tu as bien compris ?



Scène IX

Les mêmes, NANINE, puis NICHETTE, GUSTAVE et GASTON.
Nichette entre avec effroi, et devient plus hardie à mesure qu’elle voit Marguerite lui sourire et Armand à ses pieds.
Nichette.

Ma bonne Marguerite, tu m’avais écrit que tu étais mourante, et je te retrouve souriante et levée.

Armand, bas.

Oh ! Gustave, je suis bien malheureux !

Marguerite.

Je suis mourante, mais je suis heureuse aussi, et mon bonheur cache ma mort. — Vous voilà donc mariés ! — Quelle chose étrange que cette première vie, et que va donc être la seconde ?… Vous serez encore plus heureux qu’auparavant. — Parlez de moi quelquefois, n’est-ce pas ? Armand, donne-moi ta main… Je t’assure que ce n’est pas difficile de mourir. (Gaston entre.) Voilà Gaston qui vient me chercher… Je suis aise de vous voir encore, mon bon Gaston. Le bonheur est ingrat : je vous avais oublié… (À Armand.) Il a été bien bon pour moi… Ah ! c’est étrange.

Elle se lève.
Armand.

Quoi donc ?…

Marguerite.

Je ne souffre plus. On dirait que la vie rentre en moi… j’éprouve un bien-être que je n’ai jamais éprouvé… Mais je vais vivre !… Ah ! que je me sens bien !

Elle s’assied et paraît s’assoupir.
Gaston.

Elle dort !

Armand, avec inquiétude, puis avec terreur.

Marguerite ! Marguerite ! Marguerite ! (Un grand cri. — Il est forcé de faire un effort pour arracher sa main de celle de Marguerite.) Ah ! (Il recule épouvanté.) Morte ! (Courant à Gustave.) Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir !…

Gustave, à Armand.

Elle t’aimait bien, la pauvre fille !

Nichette, qui s’est agenouillée.

Dors en paix, Marguerite ! il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé !