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La Double Méprise/II

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Fournier (p. 13-29).
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II.


Les deux époux avaient dîné chez madame de Lussan, la mère de Julie, qui allait partir pour Nice. Chaverny, qui s’ennuyait mortellement chez sa belle-mère, avait été obligé d’y passer la soirée malgré toute son envie d’aller rejoindre ses amis sur le boulevard. Après avoir dîné, il s’était établi sur un canapé commode, et avait passé deux heures sans dire un mot. La raison était simple ; il dormait, décemment d’ailleurs, assis, la tête penchée de côté et comme écoutant avec intérêt la conversation ; il se réveillait même de temps en temps, et plaçait son mot.

Ensuite il avait fallu s’asseoir à une table de whist, jeu qu’il détestait parce qu’il exige une certaine application. Tout cela l’avait mené assez tard. Onze heures et demie venaient de sonner. Chaverny n’avait pas d’engagement pour la soirée ; il ne savait absolument que faire. Pendant qu’il était dans cette perplexité on annonça sa voiture. S’il rentrait chez lui, il devait ramener sa femme. La perspective d’un tête-à-tête de vingt minutes avait de quoi l’effrayer. Mais il n’avait pas de cigares dans sa poche, et il mourait d’envie d’entamer une boîte qu’il avait reçue du Havre au moment même où il sortait pour aller dîner. Il se résigna.

Comme il enveloppait sa femme dans son châle, il ne put s’empêcher de sourire en se voyant dans une glace remplir ainsi les fonctions d’un mari de huit jours. Il considéra aussi sa femme qu’il avait à peine regardée. Elle lui parut plus jolie ce soir-là que de coutume ; aussi fut-il quelque temps à ajuster ce châle sur ses épaules. Julie était aussi contrariée que lui du tête-à-tête conjugal qui se préparait. Sa bouche faisait une petite moue boudeuse, et ses sourcils arqués se rapprochaient involontairement. Tout cela donnait à sa physionomie une expression si agréable qu’un mari même n’y pouvait rester insensible. Leurs yeux se rencontrèrent dans la glace pendant l’opération dont je viens de parler. L’un et l’autre fut embarrassé. Pour se tirer d’affaire, Chaverny baisa en souriant la main de sa femme qu’elle levait pour arranger son châle. — « Comme ils s’aiment ! » dit tout bas madame de Lussan, qui ne remarqua ni le froid dédain de la femme ni l’air d’insouciance du mari.

Assis tous les deux dans leur voiture et se touchant presque, ils furent d’abord quelque temps sans parler. Chaverny sentait bien qu’il était convenable de dire quelque chose, mais il ne lui venait rien à l’esprit. Julie de son côté gardait un silence désespérant. Il bâilla trois ou quatre fois, si bien qu’il en fut honteux lui-même, et que la dernière fois il se crut obligé d’en demander pardon à sa femme. — « La soirée a été longue, » observa-t-il pour s’excuser.

Julie ne vit dans cette phrase que l’intention de critiquer les soirées de sa mère et de lui dire quelque chose de désagréable. Depuis long-temps elle avait pris l’habitude d’éviter toute explication avec son mari ; elle continua donc de garder le silence.

Chaverny, qui ce soir-là se sentait en humeur causeuse, poursuivit au bout de deux minutes : — « J’ai bien dîné aujourd’hui ; mais je suis bien aise de vous dire que le champagne de votre mère est trop sucré. »

— « Comment ? » demanda Julie en tournant la tête de son côté avec beaucoup de nonchalance et feignant de n’avoir rien entendu.

— « Je disais que le champagne de votre mère est trop sucré. J’ai oublié de le lui dire. C’est une chose étonnante ; mais on s’imagine qu’il est facile de choisir du champagne. Eh bien ! il n’y a rien de plus difficile. Il y a vingt qualités de champagne qui sont mauvaises, et il n’y en a qu’une qui soit bonne. »

— « Ah ? » et Julie, après avoir accordé cette interjection à la politesse, tourna la tête et regarda par la portière de son côté. Chaverny se renversa en arrière et posa les pieds sur le coussin du devant de la calèche, fort mortifié que sa femme se montrât aussi insensible à toutes les peines qu’il se donnait pour engager la conversation.

Cependant, après avoir bâillé encore deux ou trois fois, il continua en se rapprochant de Julie : — « Vous avez là une robe qui vous va à ravir, Julie. Où l’avez-vous achetée ? »

— Il veut sans doute en acheter une semblable à une de ses maîtresses, pensa Julie. — « Chez Burty, » répondit-elle en souriant légèrement.

— « Pourquoi riez-vous ? » demanda Chaverny se rapprochant davantage et ôtant ses pieds du coussin de devant. En même temps il prit une manche de sa robe et se mit à la manier, un peu à la manière de Tartuffe.

— « Je ris », dit Julie, « de ce que vous remarquez ma toilette. — Prenez garde, vous chiffonnez mes manches. » Et elle retira sa manche de la main de Chaverny.

— « Je vous assure que je fais une grande attention à votre toilette, et que j’admire singulièrement votre goût. Non, d’honneur, j’en parlais l’autre jour à… une femme qui s’habille toujours mal… bien qu’elle dépense horriblement pour sa toilette… Elle ruinerait… Je lui disais… Je vous citais… » — Julie jouissait de son embarras, et ne cherchait pas à le faire cesser en l’interrompant.

— « Vos chevaux sont bien mauvais. Ils ne marchent pas ! Il faudra que je vous les change, » dit Chaverny tout-à-fait déconcerté.

Pendant le reste de la route la conversation ne prit pas plus de vivacité ; de part et d’autre on n’alla pas plus loin que la réplique.

Les deux époux arrivèrent enfin à leur hôtel, et se séparèrent en se souhaitant une bonne nuit.

Julie commençait à se déshabiller, et sa femme de chambre venait de sortir, je ne sais pour quel motif, lorsque la porte de sa chambre à coucher s’ouvrit assez brusquement, et Chaverny entra. Julie se couvrit les épaules précipitamment avec un mouchoir. — « Pardon », dit-il ; « je voudrais bien pour m’endormir le dernier volume de Scott… N’est-ce pas Quentin Durward ? »

— « Il doit être chez vous », répondit Julie, « il n’y a pas de livres ici. »

Chaverny contemplait sa femme dans ce demi-désordre si favorable à la beauté. Il la trouvait piquante, pour me servir d’une de ses expressions que je déteste. C’est vraiment une fort belle femme ! pensait-il, et il restait debout immobile devant elle, sans dire un mot et son bougeoir à la main. Julie, debout aussi, en face de lui, chiffonnait son bonnet et semblait attendre avec impatience qu’il la laissât seule.

— « Vous êtes charmante ce soir, le diable m’emporte ! » s’écria enfin Chaverny en s’avançant d’un pas et posant son bougeoir. « Comme j’aime les femmes avec les cheveux en désordre ! » Et en parlant il saisit d’une main les longues tresses de cheveux qui couvraient les épaules de Julie, et lui passa presque tendrement un bras autour de la taille.

— « Ah Dieu ! vous sentez le tabac à faire horreur ! » s’écria Julie en se détournant. « Laissez mes cheveux, vous allez les imprégner de cette odeur-là, et je ne pourrai plus m’en débarrasser. »

— « Bah ! vous dites cela à tout hasard et parce que vous savez que je fume quelquefois. Ne faites donc pas tant la difficile, ma petite femme. » Et elle ne put se débarrasser de ses bras assez vite pour éviter un baiser qu’il lui donna sur l’épaule.

Heureusement pour Julie, sa femme de chambre rentra ; car il n’y a rien de plus odieux et de plus dégoûtant pour une femme que ces caresses qu’il est presque aussi ridicule de refuser que d’accepter.

— « Marie », dit madame de Chaverny, « le corsage de ma robe bleue est beaucoup trop long. J’ai vu aujourd’hui madame de Begy qui a toujours un goût parfait, son corsage était certainement de deux bons doigts plus court. Tenez, faites un rempli avec des épingles, tout de suite, pour voir l’effet que cela fera. »

Ici s’établit entre la femme de chambre et la maîtresse un dialogue des plus intéressans sur les dimensions précises que doit avoir un corsage. Julie savait bien que Chaverny ne haïssait rien tant que d’entendre parler de modes, et qu’elle allait le mettre en fuite. Aussi, après cinq minutes d’allées et venues, Chaverny, voyant que Julie était toute occupée de son corsage, bâilla d’une manière effrayante, reprit son bougeoir et sortit cette fois pour ne plus revenir.