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La Double Méprise/VI

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Fournier (p. 87-98).
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VI.


Madame de Chaverny passa une nuit fort agitée. La conduite de son mari à l’Opéra mettait le comble à tous ses torts, et lui semblait devoir exiger une séparation immédiate. Elle aurait le lendemain une explication avec lui, et lui signifierait son intention de ne plus vivre sous le même toit avec un homme qui l’avait compromise d’une manière si cruelle. Pourtant cette explication l’effrayait. Jamais elle n’avait eu une conversation sérieuse avec son mari. Jusqu’alors elle n’avait exprimé son mécontentement que par des bouderies auxquelles Chaverny n’avait fait aucune attention ; car, laissant à sa femme une entière liberté, il ne se serait jamais avisé de croire qu’elle lui refuserait l’indulgence dont au besoin il était disposé à user envers elle. Elle craignait surtout de pleurer au milieu de cette explication, et que Chaverny n’attribuât ses larmes à un amour blessé. C’est alors qu’elle regrettait vivement l’absence de sa mère qui aurait pu lui donner un bon conseil, ou se charger de prononcer la sentence de séparation. Toutes ces réflexions la jetèrent dans une grande incertitude, et quand elle s’endormit elle avait pris la résolution de consulter une dame de ses amies qui l’avait connue fort jeune, et de s’en remettre à sa prudence pour la conduite à tenir à l’égard de Chaverny.

Tout en se livrant à son indignation elle n’avait pu s’empêcher de faire involontairement un parallèle entre son mari et Châteaufort. L’énorme inconvenance du premier faisait ressortir la délicatesse du second, et elle reconnaissait avec un certain plaisir, qu’elle se reprochait toutefois, que l’amant était plus soucieux de sa réputation que le mari. Cette comparaison morale l’entraînait malgré elle à constater l’élégance des manières de Châteaufort et la tournure médiocrement distinguée de Chaverny. Elle voyait son mari avec son ventre un peu proéminent faisant lourdement l’empressé auprès de la maîtresse du duc de H***, tandis que Châteaufort, encore plus respectueux que de coutume, semblait chercher à retenir autour d’elle la considération que son mari pouvait lui faire perdre. Enfin comme nos pensées nous entraînent malgré nous, elle se représenta plus d’une fois qu’elle pouvait bien devenir veuve, et qu’alors jeune, riche, rien ne s’opposerait à ce qu’elle couronnât légitimement l’amour constant du jeune chef d’escadron. Un essai malheureux ne concluait rien contre le mariage, et si l’attachement de Châteaufort était véritable… mais alors elle chassait ces pensées dont elle rougissait, et se promettait de mettre plus de réserve que jamais dans ses relations avec lui.

Elle se réveilla avec un grand mal de tête, et plus éloignée que jamais d’une explication décisive. Elle ne voulut pas descendre pour déjeuner de peur de rencontrer son mari, se fit apporter du thé dans sa chambre, et demanda sa voiture pour aller chez madame Lambert, cette amie qu’elle voulait consulter. Cette dame était alors à sa campagne, à P

En déjeunant elle ouvrit un journal. Le premier article qui tomba sous ses yeux était ainsi conçu : « M. Darcy, premier secrétaire de l’ambassade de France à Constantinople, est arrivé avant-hier à Paris chargé de dépêches. Ce jeune diplomate a eu immédiatement après son arrivée une longue conférence avec S. Exc. M. le ministre des affaires étrangères. »

— « Darcy à Paris ! » s’écria-t-elle. « J’aurai du plaisir à le revoir. Est-il changé ? Est-il devenu bien roide ? — « Ce jeune diplomate ! » Darcy, jeune diplomate ! Et elle ne put s’empêcher de rire toute seule de ce mot : « Jeune diplomate. »

Ce Darcy venait autrefois fort assidûment aux soirées de madame de Lussan ; il était alors attaché au ministère des affaires étrangères. Il avait quitté Paris quelque temps avant son mariage, et depuis elle ne l’avait pas revu. Seulement elle savait qu’il avait beaucoup voyagé.

Elle tenait encore le journal à la main lorsque son mari entra. Il paraissait d’une humeur charmante. À son aspect elle se leva pour sortir ; mais comme il aurait fallu passer tout près de lui pour entrer dans son cabinet de toilette, elle demeura debout à la même place, mais tellement émue que sa main, appuyée sur sa petite table à thé, faisait distinctement trembler le cabaret de porcelaine.

— « Ma chère amie, » dit Chaverny, « je viens vous dire adieu pour quelques jours. Je vais chasser chez le duc de H***. Je vous dirai qu’il est enchanté de votre politesse d’hier soir. — Mon affaire marche bien ; et il m’a promis de me recommander au Roi de la manière la plus pressante. »

Julie pâlissait et rougissait tour à tour en l’écoutant.

— « M. le duc de H*** vous doit cela… » dit-elle d’une voix tremblante. « Il ne peut faire moins pour quelqu’un qui compromet sa femme de la manière la plus scandaleuse avec les maîtresses de son protecteur. »

Puis, faisant un effort désespéré, elle traversa la chambre d’un pas majestueux, et entra dans son cabinet de toilette dont elle ferma la porte avec force.

Chaverny resta un instant la tête basse et l’air confus.

— « D’où diable sait-elle cela ? » pensa-t-il. « Qu’importe après tout ? ce qui est fait est fait ! » — Et comme ce n’était pas son habitude de s’arrêter long-temps sur une idée désagréable, il fit une pirouette, prit un morceau de sucre dans le sucrier, et cria la bouche pleine à la femme de chambre qui entrait : « Dites à ma femme que je resterai quatre à cinq jours chez le duc de H***, et que je lui enverrai du gibier. »

Il sortit ne pensant plus qu’aux faisans et aux daims qu’il allait tuer.