Aller au contenu

La Double Méprise/X

La bibliothèque libre.


Fournier (p. 177-184).
◄  IX
XI  ►


X.


Julie, depuis que Darcy l’avait quittée, regardait souvent la pendule. Elle écoutait Châteaufort avec distraction, et ses yeux cherchaient involontairement Darcy qui causait à l’autre extrémité du salon. Quelquefois il la regardait tout en parlant à son amateur de statistique, et elle ne pouvait supporter son regard pénétrant quoique calme. Elle sentait qu’il avait déjà pris un empire extraordinaire sur elle, et elle ne pensait pas à s’y soustraire.

Enfin elle demanda sa voiture, et soit à dessein, soit par préoccupation, elle la demanda en regardant Darcy d’un regard qui voulait dire : « Vous avez perdu une demi-heure que nous aurions pu passer ensemble. » La voiture était prête. Darcy causait toujours, mais il paraissait fatigué et ennuyé du questionneur qui ne le lâchait pas. Julie se leva lentement, serra la main de madame Lambert, puis elle se dirigea vers la porte du salon, surprise et presque piquée de voir Darcy demeurer toujours à la même place. Châteaufort était auprès d’elle ; il lui offrit son bras qu’elle prit machinalement sans l’écouter, et presque sans s’apercevoir de sa présence. Elle traversa le vestibule, accompagnée de madame Lambert et de quelques personnes qui la reconduisirent jusqu’à sa voiture. Darcy était resté dans le salon. Quand elle fut assise dans sa calèche, Châteaufort lui demanda en souriant si elle n’aurait pas peur toute seule la nuit par les chemins, ajoutant qu’il allait la suivre de près dans son tilbury aussitôt que le commandant Perrin aurait fini sa partie de billard. Julie, qui était toute rêveuse, fut rappelée à elle-même par le son de sa voix, mais elle n’avait rien compris. Elle fit ce qu’aurait fait toute autre femme en pareille circonstance : elle sourit. Puis, d’un signe de tête, elle dit adieu aux personnes réunies sur le perron, et ses chevaux l’entraînèrent rapidement.

Mais précisément au moment où la voiture s’ébranlait, elle avait vu Darcy sortir du salon, pâle, l’air triste, et les yeux fixés sur elle comme s’il lui demandait un adieu distinct. Elle partit, emportant le regret de n’avoir pu lui faire un signe de tête pour lui seul, et elle pensa même qu’il en serait piqué. Déjà elle avait oublié qu’il avait laissé à un autre le soin de la conduire à sa voiture ; maintenant les torts étaient de son côté, et elle se les reprochait comme un grand crime. Les sentimens qu’elle avait éprouvés pour Darcy quelques années auparavant, en le quittant après cette soirée où elle avait chanté faux, étaient bien moins vifs que ceux qu’elle emportait cette fois. C’est que non-seulement les années avaient donné de la force à ses impressions, mais encore elles s’augmentaient de toute la colère accumulée contre son mari. Peut-être même l’espèce d’entraînement qu’elle avait ressenti pour Châteaufort qui, d’ailleurs, dans ce moment, était complètement oublié, servait-il à lui faire excuser à ses propres yeux le sentiment bien plus vif qu’elle éprouvait pour Darcy.

Quant à lui, ses pensées étaient d’une nature plus calme. Il avait rencontré avec plaisir une jolie femme qui lui rappelait des souvenirs heureux, et dont la connaissance lui serait probablement agréable pour l’hiver qu’il allait passer à Paris. Mais une fois qu’elle n’était plus devant ses yeux, il ne lui restait tout au plus que le souvenir de quelques heures écoulées gaiement, souvenir dont la douceur était encore altérée par la perspective de se coucher tard et de faire quatre lieues pour retrouver son lit. Laissons-le, tout entier à ses idées prosaïques, s’envelopper soigneusement dans son manteau, s’établir commodément et en biais dans son coupé de louage, égarant ses pensées du salon de madame Lambert à Constantinople, de Constantinople à Corfou, et de Corfou à un demi-sommeil.

Cher lecteur, nous suivrons, s’il vous plaît, madame de Chaverny.