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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Appendice

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 251-258).
APPENDICE




« Le sang répandu sur la Croix, dit saint Paul, a pacifié tant ce qui est sur la terre que ce qui est au Ciel[1]. » C’était l’opinion d’Origène (grand homme, dit Bossuet, et l’un des plus sublimes théologiens qui aient illustré l’Église), que « le sang répandu sur le Calvaire n’a pas été seulement utile aux hommes, mais aux anges, aux astres et à tous les êtres créés[2]. »

Le saint antagoniste d’Origène, saint Jérôme, déclare lui-même que c’est encore une opinion reçue, « que la Rédemption appartient au Ciel autant qu’à la terre. » Saint Chrysostome déclare à son tour « que le saint sacrifice, célébré jusqu’à la fin des temps, opère pour tout l’univers ». « Mais contemplez, dit ailleurs Origène, l’expiation du monde entier, c’est-à-dire des régions célestes, terrestres et inférieures, et voyez que l’Agneau seul a pu ôter les péchés du monde. » Ou encore : « L’autel était à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l’univers. » Ou encore : « Pourquoi Celse croit-il que nous comptons pour rien la lune et les étoiles, tandis que nous avouons qu’elles attendent aussi la manifestation des enfants de Dieu ? Que n’a t-il entendu l’hymne : Louez-le, ô vous, étoiles et lumières ! etc.[3] »

Après avoir rappelé ces textes patristiques, le comte de Maistre dit : « Au reste, c’est assez pour moi de chanter avec l’Église romaine :

Terra, pontus, astra, mundus,

Quo lavantur sanguine[4].

« Aussi, ajoute-t-il, je ne puis assez m’étonner des scrupules étranges de certains théologiens qui pensent que l’hypothèse de la pluralité des mondes ébranlerait le dogme de la Rédemption. Alors faut-il croire que l’homme, voyageant dans l’espace sur sa triste planète, est le seul être intelligent du vaste système du monde ? Jamais pensée plus mesquine ne s’est présentée à l’esprit humain ! Y a-t-il rien de plus certain que cette proposition : Tout a été fait par et pour l’intelligence ? Un système planétaire peut-il être autre chose qu’un système d’intelligences, et chaque planète n’est-elle point alors le séjour d’une famille ? La poussière connaît-elle Dieu ? Or, si les habitants des autres planètes ne sont pas coupables, ils n’ont pas besoin du même remède ; mais si, au contraire, ce remède leur est nécessaire, ces théologiens ont-ils donc peur que la vertu du sacrifice qui nous a sauvés ne puisse arriver jusqu’à eux ? Disons avec saint Jean : Voici l’Agneau qui porte les péchés du monde[5] ! »

Pour donner lieu à un mérite inouï. Dieu peut-être a permis à Satan d’éprouver la race à laquelle, par une compensation sublime, il était décidé d’adjoindre intimement et corporellement son Fils. Or, les mérites du Fils de l’homme étant d’une valeur infinie, le sacrifice du Calvaire ne pouvait pas se répéter. Il semble en outre que le péché qui donna lieu à la Rédemption n’a pas dû se reproduire sur tous les mondes. Dieu, sans doute, tenait à restreindre à la terre ce résultat de l’arrivée, dans l’existence, du libre arbitre, de l’imparfait et du créé.

Alors, pourquoi parlerions-nous des mérites que peut amasser l’homme pour les verser sur des êtres fixés dans l’innocence, quand les mérites du Fils de l’homme sont infinis ? Quelles races d’âmes pourraient tarir une semblable source, et pourquoi la nôtre irait-elle seule puiser directement dans ce compte ouvert par l’Infini ? Ce n’est donc là qu’une allégation. À moins qu’ici le Créateur n’ait voulu voir briller dans son ouvrage une image de l’unité qui fait resplendir l’Infini de toutes les perfections éternelles. À moins qu’à la requête de l’amour, il n’ait souhaité qu’un même lien de solidarité et de réversibilité[6] embrassât tous les êtres que sa création dépose dans son divin cœur ! À moins, encore, que Dieu n’ait voulu offrir ici à ses élus ses propres joies de père, en les entourant d’enfants immortels ! La suprême bonté a pu mener, pour l’homme, la divine ressemblance au point de l’environner, dans la gloire, des âmes que ses mérites, divinisés par Jésus-Christ, appelleraient ainsi à la Béatitude ! Que pourrait-il être ajouté de plus intime et de plus doux à la joie éternelle, sinon ce que Dieu a lui-même voulu ajouter à la sienne en nous créant ?.....

Et, sans cela, il est des âmes qui, se vouant au célibat, renoncent au bonheur d’Abraham, comptant au sein de la Gloire les âmes qu’il a données à Dieu ! Ce sacrifice, qui traverse l’éternité, serait-il accepté de l’Infini sans une compensation surprenante ? Et celle-ci ne doit-elle pas combler ces âmes sur le point même où leur amour s’est épanché en sacrifice ? Toutefois, restons-en là sur ces pressentiments. Mais concluons toujours dans la Foi, que, si les choses ne sont pas ainsi, c’est qu’elles sont plus belles encore.....

— Eh ! comment ? — Un mot nous le laisse entrevoir. Nos souffrances glorifient Dieu : car la difficulté pour l’âme est d’être loin de l’Infini, de porter l’épreuve du temps, non seulement sans impatience et sans blasphème, mais avec allégresse, et dans cette paix glorieuse que le Sauveur ne cessait d’apporter et de souhaiter à ses disciples. De telles souffrances ne sont rien moins en nous qu’un triomphe de l’Infini, qui voit briller alors le succès de son œuvre. Elles justifient sa création aux yeux du souverain amour, comme à ceux du grand contempteur.....

Or, si l’homme, avec son néant, entre pour quelque chose dans la Gloire divine, qu’on juge de ce qu’il doit en revenir à sa propre gloire ! Et déjà la seule pensée de conduire l’homme plus avant dans la Gloire suffit à expliquer le poids surprenant de douleur et d’efforts qu’il porte en cette vie.....

À coup sûr, le triomphe de l’ineffable Créateur est de voir les âmes soutenir l’épreuve du temps, c’est-à-dire de la privation de l’Infini ! Mais si ces âmes peuvent y joindre la douleur, c’est-à-dire la privation même de la vie du temps, elles remportent la plus grande victoire. Se laissant remettre ainsi dans un néant qui permet de les conduire à l’amour, comme un premier néant permettait de les conduire à l’être, ces âmes qu’embrase la grâce ont montré combien on peut souffrir pour la gloire de Dieu. Et Dieu, voyant un si grand combat et de telles immolations, en tressaille de joie.

C’est pourquoi une multitude innombrable de saints, qui sont tombés sous le glaive de la patience, se verront couronner dans le ciel de l’auréole des martyrs (auréole dont peut-être ne pourront se parer les anges, qui n’ont point porté cette croix). Car l’auréole est pour l’élu un reflet personnel de la gloire : elle fait étinceler sa propre gloire au sein de la lumière. C’est en lui comme un titre de noblesse divine, comme un signe spécial de ce qu’il a fait pour l’Infini. L’âme souffrant ici-bas avec joie est un Alléluia qui monte de l’abîme jusque dans la gloire éternelle.....

Si l’homme veut réfléchir qu’il n’a en propre que son néant et qu’il est appelé à de si prodigieuses destinées, il verra vite qu’il n’y a pour lui qu’une science, l’humilité ; qu’une pratique, l’abandon ; qu’un état, la reconnaissance ; qu’un sentiment, l’adoration.....



  1. Saint Paul nous apprend que le sang du Sauveur va partout : Pacificans per sanguinem crucis ejus, sive quæ in terris, sive quæ in cælis sunt.
  2. De morte Christi, non hominibus solum utili, sed angelis etiam et sideribus.
  3. « La terre, a dit de nos jours le Docteur Sepp, est comme le tabernacle de la création entière ; comme l’autel où l’Éternel descend tous les jours et dont il fait l’empyrée de l’univers. C’est sur la terre qu’est Jérusalem, Autel sacré d’où le sang de la divine Victime a coulé sur toute la création. Notre planète a donc plus d’importance au point de vue spirituel qu’elle ne semble en avoir d’après sa position astronomique. Et le genre humain, qui la peuple, donne dans sa conversion plus de joie à Dieu que les habitants de tous les autres corps célestes. » (Vie de Notre- Seigneur Jésus-Christ, t. II, ch. XXII, Position centrale de l’homme et de la terre.)
  4. Hymne du Vendredi Saint. Bréviaire romain.
  5. Éclaircissement sur les sacrifices, par M. le CteJ. de Maistre.
  6. « La question des souffrances du juste, dit encore M. de Maistre conduit à celles de la Réversibilité, qui est le grand mystère de l’univers. Je me suis arrêté sur le bord de cet abîme, ajoute-t-il, la Réversibilité expliquerait tout, si elle pouvait être expliquée..... »