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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Avant-Propos

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. xix-xxvii).
AVANT-PROPOS


DE LA PREMIÈRE ÉDITION




Ce livre s’adresse à quelques âmes qui, de nos jours, restent dans l’affliction. Pleines d’un attendrissement qui semblait formé pour le ciel, elles ont toute une vie à écouler sur la terre. Le Christianisme a créé des races choisies, et les cœurs venus sur la tige de ces nobles générations ouvrent leur calice avec extase à l’existence, pour recevoir la rosée amère des pleurs. L’être bon a compris la parole de l’amour, et quand la vie la lui retire, la blessure ne sait plus se refermer.

Les développements de la conscience, l’étendue de l’imagination, la perspective des joies infinies, et cette aptitude à l’émotion qui accroît en quelque sorte notre être, tout concourt aujourd’hui à jeter des âmes riches, tendres, merveilleuses, au milieu d’une existence amère ou désenchantée. Il est une fleur de l’amour qui ne doit pas éclore entièrement en cette vie : quand la branche a verdi vers le haut, on ne sait plus où l’abriter des souffles de la terre.

La sensibilité a pris des proportions qu’elle n’avait pas dans l’antiquité. Cette sorte de douleur que nos temps appellent mélancolie naît d’une inquiétude particulière dont les anciens ont ignoré le nom. Elle semble venir aujourd’hui à la suite de toute grande faculté. Comparons l’âme de Manfred ou de René à celle des héros d’Homère ! Les anciens se contentaient de la nature : que dire au moderne agité du sentiment de l’Infini, et qui s’attend à y donner une satisfaction en ce monde ?

L’amour est devenu trop sensible pour ne pas tenir le cœur exposé à toutes les blessures dans l’ordre entier des affections, et la conscience, trop éclairée pour s’enfermer paisiblement dans la pratique de chaque jour. Exaltations généreuses, amours irrassasiés, enthousiasmes inapplicables entés sur des volontés affaiblies, tout nous assaille et tout s’apprête à nous dévorer comme une proie intérieure. L’homme se trouve en même temps chargé du mystère de son existence et du poids de plus en plus lourd de son cœur.

Les transports d’une Foi qui par malheur s’éteint pourraient seuls le tirer de ses cruelles inquiétudes. En fait, l’homme ne saurait se soutenir qu’en s’approchant toujours plus près du Créateur. Qu’il se rappelle donc ce qu’il vient faire en cette vie. Qu’il sache que son âme doit s’y former et s’y purifier, afin de pénétrer un jour dans les joies du souverain bien, ce qui ne saurait avoir lieu sans une transformation du moi opérée par l’amour. Il faut nécessairement que notre âme se donne peu à peu à l’Infini, pour pouvoir contracter avec lui une ineffable alliance !

La sainteté n’est que le don de la personnalité humaine. Mais il faut être pour se donner ; et, pour vivre éternellement, il faut que cette personnalité se fonde par le mérite. Voilà pourquoi l’effort est partout sur la terre, et pourquoi la douleur vient si souvent s’ajouter à l’effort..... Mais, à cette heure, le trouble augmente au sein de l’homme, parce que, toujours plus accablé de sa propre faiblesse, il perd de vue le but de ses douleurs. Il ne semble plus convaincu de la sublimité de l’existence ; il n’est plus assez persuadé que l’Infini s’emploie tout entier à l’œuvre d’une sanctification d’où jailliront nos joies éternelles. Enfin, il ne voit plus comment la vie conduit elle-même une opération si savante !

De crainte qu’une foule d’hommes ne prennent en haine leur destinée, il faut peut-être de nouveau leur expliquer le mystère de la vie.


M. de Chateaubriand faisait déjà cette remarque en 1802 : « Les persécutions qu’éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux le dégoût des choses de la vie. L’invasion des Barbares y mit le comble, et l’esprit humain en reçut une impression de tristesse qui ne s’est jamais bien effacée. De toutes parts s’élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde, et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s’exposer à les voir cruellement trahis. Mais, de nos jours, quand les monastères, ou les vertus qui y conduisent, ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées de leur siècle, effrayées peut-être par la Foi, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde. Elles sont alors devenues la proie de mille chimères, et l’on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre lorsque les passions sans objet se consument elles-mêmes dans un cœur solitaire. »

Ces âmes se trouvent maintenant engagées dans les voies où le cœur ne rencontre que des sacrifices à faire, et la volonté que des obstacles à surmonter. Elles ne vivent au milieu du monde que pour voir croître leur abnégation, car elles y sont entourées de caractères vains, chez qui la personnalité a pris l’avance sur le cœur, et qui demandent à être portés ou admirés plutôt qu’à être aimés. Enfin, l’absence trop générale d’éducation, l’égoïsme croissant, l’impuissance provenant des maladies et l’instabilité des fortunes créent des états sans compensation ici-bas et donnent cours à des douleurs dont la piété elle-même se trouble, et que la charité à chaque instant s’étonne de ne pouvoir guérir.

Il ne faut pas s’étonner trop de certaines douleurs. Les hagiographies disent aussi que les âmes favorisées de grâces extraordinaires sont très souvent destinées à souffrir pour celles qui ne sauraient pas supporter la douleur. Elles traversent alors des circonstances qui deviennent pour elles-mêmes une école de renoncement parfait. Entrant en lutte avec leurs faiblesses propres, elles acquièrent les vertus qui leur coûtent le plus et qui coûtent le plus aux hommes, pour qui elles se voient offertes à Dieu comme victimes expiatoires. Mais de telles âmes, il est vrai, ne se lamentent pas.

Le déclassement intellectuel amené par la Révolution a aussi augmenté sans mesure la masse des douleurs. Nous ne parlons pas ici des multitudes sous lesquelles l’abus de l’industrie ouvre le gouffre du paupérisme, mais bien des individus sans nombre chez qui des lectures intempestives enflent l’imagination et produisent un développement tout factice du cœur. Les fortunes rapides, ici fournies par l’extension du commerce, là par l’agiotage même, ont tout à coup multiplié les familles où une instruction trop légère, suivie de la lecture des romans, déploie la sensibilité aux dépens de la volonté et du caractère. Autrefois, les familles qui avaient part à l’instruction littéraire comptaient pour ancêtres des hommes formés, soit par la rude vie des champs, soit par la vie non moins âpre des camps. Il circulait dans ces lignées un esprit de vaillance qui relevait les cœurs. Il en sortait des races plus aptes à porter l’accroissement de sensibilité et d’imagination dont l’instruction devient souvent la source malheureuse. Comment les âmes écloses dans la tiède atmosphère de nos villes, et tristement réduites à la recherche du bien-être, seraient-elles capables de porter maintenant tout le poids de la vie, et d’habiter parmi des hommes dont les sentiments ne peuvent répondre à leur délicatesse maladive ?

On ne saurait non plus perdre de vue la foule toujours croissante sur laquelle le travail industriel, journellement lié à la misère, s’appesantit de toute la force de sa loi. Ne faut-il pas expliquer à ces âmes déconcertées le but divin de l’héroïque effort que le travail ici-bas impose quotidiennement à l’homme pour le régénérer, le tirer de lui-même et le conduire, purifié, à ses destinées surprenantes ? Si nous pouvions apercevoir ce qui se passe à notre égard dans l’autre vie, lorsque, par la vertu, par le travail ou par l’effort, nous combattons dans celle-ci, nous serions saisis d’une extase qui nous ravirait le mérite. Mais il faut en savoir quelque chose quand la volonté se cabre, ou quand l’esprit, se faisant plus grand que le cœur, ne pense plus à l’éclairer, et ne sait plus le retirer des chemins qui confinent au désespoir.


Or, si ce livre, ô lecteur, te fraye un passage vers la lumière, profites-en pour monter de toi-même où ne sut point aller l’auteur. Car ce dernier n’écrit pas pour les saints, mais bien plutôt pour ceux qui, tout aussi troublés que lui, auraient grand besoin de le devenir. Et s’il tient ici le côté noble de l’homme, garde-toi de t’en prévaloir et ne te fie à ses paroles qu’en redoublant d’humilité. Les âmes qui se croiraient plus près de Dieu ne peuvent guère s’en assurer que par une soumission plus grande ; Dieu regarde moins la dignité des vertus que la douceur de modestie avec laquelle on les porte.

Ces pages vont paraître en des jours où il n’est plus possible de se taire. Les douleurs du dedans occuperont toujours leur place ; mais celles du dehors amoncellent de si gros nuages que, comme des voyageurs en péril, il faut retrouver nos sentiers. La douleur ! il est à craindre que ce mot, et non celui de progrès ou de jouissance, ne renferme l’énigme des temps présents. Dieu, voyant sa parole repoussée par les sages et méprisée par la foule, remet à nu les fondements du monde pour que son enseignement reparaisse tout vivant dans les faits. Les hommes se sont creusé des demeures où la lumière n’entre plus. Ils ont trouvé moyen de tourner la Foi, et de rendre la vérité inutile à la terre. Un mensonge est venu violemment se mettre à la place de chaque enseignement..... Mais, lorsqu’ils se croyaient à l’abri derrière leur imposture, ils ont entendu cette voix :


Parce que vous avez rendu mes temples déserts, je ferai le désert autour de vous ; et parce que je ne possédais plus une pensée dans vos cœurs, je n’y laisserai pas un espoir ! Parce que vous avez appris aux autres peuples à oublier mon nom, et parce que vous l’avez effacé de vos lois, vous le prononcerez dans la détresse sans que mon oreille l’entende ; et parce que vous avez ri de ma parole, vos ennemis, bientôt, riront de vos gémissements.....

Cependant, Dieu ne veut point abandonner ce peuple, qui porte déjà tant de la substance de son Fils. Les principes s’en vont, et les nations succombent ; mais lorsque, avec sincérité, elles crieront vers Lui, Il les reprendra dans ses bras.....

Mai 1848.