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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre IX

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 71-77).
CHAPITRE IX




portée ontologique du travail

Ce n’est pas une petite chose de tirer un être libre du néant : un être qui reçoit tout, mais qui ne profite qu’en raison de ce qu’il acquiert par lui-même, un être dont l’âme doit commencer comme un rien, pour être un jour comme un tout devant le trône de Dieu ! Derrière la liberté, rien n’existe. Il faut que Dieu la fasse, sans que cependant elle soit faite. Jugeons de la difficulté d’introduire l’homme sur la terre.

Dans quelle assez grande enfance y viendra-t-il ? Lorsque Dieu créa l’ange, il lui remit presque toute sa nature, c’est-à-dire presque toute sa perfection ; et cet être se leva ravi dans le ciel. À l’être libre par excellence. Dieu ne peut remettre toute la sienne sans l’exposer. La liberté, d’ailleurs, il ne peut toute la donner : il faut que l’homme la prenne ! Il la prend par le travail.

C’est le travail qui produit la nouvelle et glorieuse création des êtres libres ! Sans le travail, nous reviendrions à cette première création d’anges, dont Dieu a trop bien préparé le mérite..... et qu’il n’a point rachetés ! Le travail est une source ontogénique de liberté. C’est par l’effort qui vient de lui-même que peu à peu l’homme se forme lui-même, et qu’il apprend vraiment ce que valent les dons de Dieu.

Le travail n’est que l’exercice constant de ce qui chez nous est une cause, de ce qui en nous s’accroît par un effort. Eh ! ne fallait-il pas que le mobile de la cause sortît aussi de notre propre sein ? Comment, alors, éveiller la première pulsation dans l’âme ? C’est la merveille de la faim. La faim fait sortir l’homme du néant. Toutes ces faibles créatures, à peine ouvertes à l’existence, ont si peu de sensibilité, qu’il a fallu, hélas ! les livrer à cette vive flamme pour les tenir en éveil au milieu de l’être.

La faim suffit à peine pour tirer le sauvage de son inertie. Incapable de se procurer la vie morale et même la vie animale au prix de l’effort, le sauvage, s’il n’était aiguillonné par la faim, cesserait aussitôt d’exister. On croit que l’homme naît libre ! il naît pour le devenir. L’homme ne serait point libre, s’il recevait toute la liberté. C’est la faculté du mérite : si elle était toute donnée, où serait le mérite ? Aussi ne reçoit-il que le libre arbitre, le pouvoir d’arriver de soi-même à la liberté. Historiquement, quelles libertés l’homme a-t-il trouvées toutes faites dans la société ? N’est-ce pas à ses progrès sur lui-même qu’il doit tous ceux de la civilisation ? « L’homme est né libre, a dit Rousseau, et partout il est dans les fers. » Depuis six mille ans, au contraire, l’homme naît dans les fers, afin de pouvoir partout devenir libre ! Or, tout commence par la faim.

Que de précautions demandait l’être appelé à devenir libre ! D’une part, ôtez la faim, plus de travail : sommeil de la substance naissante. D’autre part, faites naître l’homme éclairé, il ne doit rien à ses efforts : ses débuts ne sont plus de lui. On ne sait pas avec quelle justesse l’Infini a pris ses mesures.

Si, sur la terre, Dieu venait à détendre le niveau constant de cette douleur moyenne qu’on nomme le travail, il y aurait un affaissement effroyable de la nature humaine. Rendez tout à coup quelque facilité à l’homme brut, un orgueil démesuré éclate ; la stupidité fait sortir de son sein tout ce qui s’y trouve d’insensé, de ridicule et de cruel. Prenons seulement le peuple au soir d’un jour de fête : supposons que le lendemain ne soit pas tout près !

Il est des âmes que le travail ne peut quitter un instant ; sinon elles retomberaient au fond de l’état du sauvage. En examinant de près la vie, on reconnaît combien d’hommes ne doivent leur éducation qu’à la nécessité. Beaucoup d’enfants qu’une tendre sollicitude des pères en a pour quelques jours affranchis redeviennent incessamment les plus vils et les derniers des hommes. Il est vrai, alors, que leurs vices les reconduisent si bas, que la misère reprend bientôt leur éducation par le pied.

Qui n’a vu les hommes incultes rire et manger leur faible salaire aussitôt qu’ils le tenaient ; puis perdre leur clientèle, rester sans ouvrage et pleurer  ? et qui ne les a vus recommencer sans cesse ? Ne croyons pas que l’homme soit tout fait ! Un peu de bien-être le perd, un travail assidu l’élève. Presque tous ont besoin d’être à tout instant rappelés par la forte question de la vie. Examinez-les bien : ce ne sont que des commencements d’hommes.

En général, il faut que les hommes arrivent par une route saturée de travail à une existence où puisse entrer quelque loisir. Encore en reste-t-il peu qui sachent soutenir cette position dangereuse. Le luxe fait vite crouler ce qu’ont édifié plusieurs générations dans une race d’âmes. Il faut plus de vertus pour conserver une fortune que pour la recueillir : la force qui l’a constituée suffit rarement pour la porter. Quand elle parvient à y suffire, elle est le commencement d’une bonne famille. Les familles sont des dynasties de vertus ; tout redescend dès que ce sceptre leur échappe.

Il faut que les rênes de l’effort tiennent constamment la tête haute à l’homme. Aussitôt qu’elles flottent, la volonté retombe et l’orgueil croît d’autant. Car l’orgueil prend tout de suite place dans l’âme. Examinons avec attention les hommes ordinaires, ceux surtout qui nous sont soumis ; nous verrons dans quel moment toutes leurs forces se cabrent, dans quel moment, au contraire, toutes leurs vertus se relèvent ; et nous serons saisis d’un sentiment inconnu d’admiration pour l’incomparable justesse avec laquelle notre destinée est pondérée !

L’orgueil uni à l’inertie, cet état natif de nos âmes, oblige Dieu à les tenir sous les rigueurs du travail assidu. Le créé, laissé à lui-même sur le premier degré de l’être, y serait tout naturellement resté ; déposé là avec la force, il s’y serait enflé d’orgueil jusqu’à éclater dans la ruine. Comprenons-le : il faut que l’être libre naisse enfant, et que peu à peu sa substance s’enferme toute dans sa volonté..... Noble race d’Adam ! toute la vie est faite pour préparer ton mérite et ta liberté. Les êtres faibles seuls auraient voulu rejeter le glorieux fardeau. Il est peut-être des hommes qui regrettent de ne pas être nés tout préparés pour le bonheur. Dieu conservait de nous une plus haute idée ! et de toute mon âme, de tout mon cœur, je veux lui en dire : merci !


La faim fait sortir l’homme de son germe ; le travail fait croître sa tige ; et la douleur, retirant tout sol rapporté, lui rend ses propres racines. Dans l’Infini seulement, on verra ce que vaut la faim. Mais la faim ne maintient pas seulement l’âme dans la position naturelle du créé ; le travail n’habitue pas seulement le cœur à sortir peu à peu de lui-même, afin de se donner bientôt par amour, créant ainsi dans toute l’humanité une liberté vraie ; il sait encore, dispensant la douleur avec art, fonder pour les divers états des âmes les différentes situations de la vie.