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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 43-51).
SECONDE PARTIE




CHAPITRE VI




la douleur explique le sens de la vie

Étrange spectacle pour la pensée qui descend de l’Infini et songe à l’état immortel de l’être ! L’âme, déposée sur le bord de l’existence, déploie ses ailes dans l’espace de la douleur..... Le lien qui unissait la vie au bonheur est brisé..... Pour trouver le sens de la vie, suivons les pas de la douleur.


La volonté ne se crée que dans la lutte, et le cœur que dans l’affection. La première vient d’elle-même, parce qu’elle est pour rester elle-même. Le second se forme en autrui, parce qu’elle est pour vivre éternellement en un Autre.

Libre et sans bornes, la volonté voudra d’abord se mouvoir sans contrainte et comme dans l’empire de l’esprit. Prenant conscience de soi-même, le cœur voudra d’abord s’y concentrer, pour aimer ce qu’il vient de saisir de l’être. Paresse et égoïsme, tel est l’homme en son germe.

Volonté, essence pure, comment inventer ici-bas un obstacle auquel on puisse te lier, et qui t’enferme dans la lutte ? Et toi, flamme d’amour, comment trouver dans ces sphères un attrait qui puisse t’éveiller et qui te décide à aimer ?

Là, le génie de la création ! La volonté sera liée à son contraire, le corps ; et le cœur, à ce qui lui est semblable, l’amour ! L’inertie, appelée à former une enveloppe à notre âme, attachera sa lourde chaussure à l’ardente volonté, pendant que l’innocente matière prendra la forme des choses qu’ambitionne le cœur !

L’espace est placé devant l’une, le temps est placé devant l’autre. Ô merveille : l’acte et l’amour existeront !

Volonté, volonté, tu ne peux plus être sans lutter ; et toi-même, pauvre cœur, tu ne peux vivre sans aimer ! Et l’homme ne fera pas un mouvement sur la terre qui ne soit pour lui un effort ; il n’apercevra pas une chose visible qui ne fasse impression sur son cœur. Dès lors, les sueurs couleront, vraies larmes de la volonté ; dès lors, se répandront les larmes, sueurs véritables du cœur.

La lutte ainsi fondée, la personnalité va naître.

D’abord, la volonté et le cœur restent enfouis sous le triple verrou des organes, bien que ces organes, encore faibles et délicats, soient en tout proportionnés aux débuts de notre âme. Mais la terre vierge de l’innocence, toute rapportée du ciel, est comme la nature primitive de la vertu. Ainsi l’homme dans l’enfance.

Peu à peu, l’âme secoue l’inertie ; le poids de la paresse tombe, la volonté rencontre une obéissance plus aisée ; déjà il lui en coûte moins d’agir. Peu à peu, également, l’homme sort de lui-même ; l’attache du moi se délie, le cœur commence à vivre en autrui ; déjà il lui en coûte moins d’aimer. Ainsi l’homme dans la jeunesse.

Il faut qu’il se continue ; l’obstacle ancien ne suffit plus. Car celui dont le corps agile obéit n’exerce qu’une volonté facile : l’acte n’est plus un effort ; et celui dont le cœur jeune vit content, porte une affection naturelle : l’amour n’est plus un sacrifice. Ainsi l’homme vers l’âge mûr.

L’âme a grandi ; elle va ceindre une plus grande armure. Pour augmenter la lutte de la volonté, il ne faudra qu’augmenter un peu le poids de l’entrave organique ; pour accroître l’exercice du cœur, il ne faudra que resserrer un peu le fil qui le rattache à lui-même. La vieillesse tient, pour cet effet, la grande vis micrométrique de l’existence.

Aussitôt donc que la volonté s’est rendue maîtresse du corps, la maladie, hâtant le pas de l’âge, vient doubler le poids du boulet. La volonté usait d’un corps agile : elle emploiera un corps souffrant ! Pour le mouvoir, un double effort partira d’elle. Et aussitôt que le cœur commence à s’échapper du moi, la souffrance, augmentant l’instinct de la conservation, double le lien qui le rattache à lui-même. L’homme portait un cœur léger : il le sent chargé d’amertume ! Pour aimer, il s’arrache deux fois à lui-même.

(Dans la plus humble position, il peut y avoir des héros !)

Et de la sorte se fait l’homme. Son corps de plus en plus l’accable ; l’amour d’autrui de plus en plus s’éloigne. Tous les jours la lutte grandit, comme la volonté ; tous les jours le sacrifice augmente, comme le cœur. À tous les pas, on voit le sentier plus abrupt, et le sommet que l’on gravit plus dépouillé..... Ainsi l’existence s’échelonne devant l’âme. Or, chaque fois, c’est la douleur qui fait sauter l’échelon. Tel est le secret de la vie.....


Voyez ! tout est vraiment préparé pour que la volonté soit de plus en plus chargée, et que, de plus en plus, le cœur ait du mérite à aimer. Un bien est-il acquis ? il commence à se perdre, afin que nous avancions sans lui. Ceux que nous aimions tendrement s’éloignent le jour où nous devions voir leur bonheur ; la fortune lentement amassée se disperse au moment d’en jouir ; le tout pour nous préparer à mourir précisément le jour où nous avions compté prendre quelque repos dans la vie.

La vie ne s’arrête point..... Les biens se poursuivent, ils ne s’atteignent pas. Nous sommes sur un plan ascendant. L’effort augmente après l’effort, et l’effort remplira les siècles. Sisyphe, tu n’es pas le seul à rouler au sommet du mont le rocher qui redescend toujours. Antiquité, où as-tu pris ce symbole trop exact de l’existence humaine ?


Il n’est ici question que des âmes qui s’élèvent dans l’échelle spirituelle. Car pour les âmes restées dans l’engourdissement des organes, l’épreuve du commencement suffit. Dieu est même souvent obligé de les assister de quelques autres prospérités de la vie, ainsi qu’on donne des encouragements à l’enfance. L’adversité n’est que la route des forts. Les saints seuls ont traversé à pied les brûlants sentiers de la vie.

Quand l’âme n’a pas grandi, agrandir l’épreuve deviendrait inutile ; à moins que, faisant un sujet de joie de sa chair, l’homme n’ait besoin que la souffrance vienne en reprendre une partie, De même, lorsque le cœur n’a point germé, le léger sol de l’enfance suffit ; à moins que, faisant de ce cœur un dépôt d’envie ou de haine, l’homme n’ait besoin que le tranchant de la douleur vienne l’ouvrir. Le méchant souffre sur son iniquité, le juste à cause de sa gloire.

Qu’on ne s’y trompe plus : l’homme jamais ne jouira. Le souhait, l’unique souhait du cœur est celui qui ne s’accomplit pas ; toute chose se présente au moment où le désir finit. D’un bien acquis, l’homme s’élève aussitôt vers un autre, et c’est toujours dans le dernier qu’il espère prendre pied. Car l’espérance revient chaque fois lui aider à faire le pas. Il marche ainsi jusqu’à la fin dans les illusions de la vie.

L’homme ne peut s’arrêter : il n’a que le temps de grandir. La vie disparaît, quand les efforts sont terminés et que la douleur est finie. La lutte est faite le jour où l’homme est résigné ; l’amour subsiste le jour où il a tout abdiqué ! Car la résignation achève ontologiquement la volonté, et le renoncement est l’acte suprême du cœur.

Vous saurez dire si l’existence a su mûrir ces deux fruits !


Pourquoi deux anges nous reçurent-ils à la naissance, et pourquoi, ô quelle loi ! ce père et cette mère doivent-ils nous être arrachés ? La vie entière est dans ce fait. Tout nous sourit, nous encourage au premier pas ; puis, tout se détourne et nous laisse seuls au dernier..... Combien il faut alors de force et d’amour dans une âme.

Ceux qui sont encore trompés par la vie, et qui la jugent sur son nom, ne doivent savoir que penser. Quoi ! ce serait l’existence, cette loi de caducité qui est toute la loi de la vie ? La décadence serait la marche de ce qui vit ? la ruine, le mouvement de l’être ? Nous pénétrons dans l’existence, et c’est la mort qui fait les pas ? Au sein de l’immortelle création, c’est le néant qui s’avance.

Affreux chemin ! nos parents meurent, nos enfants nous quittent, la jeunesse a fui, l’âge s’écoule, les infirmités se présentent, l’espoir est loin, le cœur a perdu ses encouragements. Enfin l’âme songe à partir, quand tout à coup l’idée s’éteint, le corps en s’écroulant l’écrase ; la nuit se fait..... le vide est là. Tu vois le triomphe !! L’impuissance a submergé la volonté, l’abandon a enlevé tout secours étranger au cœur : c’est alors que l’âme est une force pure, qu’elle apporte un amour parfait. Les étais sont tombés, l’homme seul est resté debout !

Nous faisions, rien n’est fait ; nous amassions, rien n’est cueilli ; nous construisions, rien n’est debout ; vous vivions, et rien n’a vécu ; ce qu’on a voulu, dissipé ! Ce qu’on a aimé, disparu ! Eh ! que reste-t-il donc de la vie ? Celui qui a fait, cueilli, construit, vécu, voulu, aimé. La vie disparaît dès que l’homme est créé !

Un jour, les mondes se dissoudront, et il n’existera que les âmes. De l’être créé, il ne restera que le mérite, étoile incandescente qui doit briller aux Cieux.