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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV




les classes dans la société répondent aux degrés des âmes

Que les hommes bien nés suivent l’inspiration qui est en eux. Les bons mouvements nous sont donnés en proportion de notre nature. Beaucoup ignorent combien il leur sera dur un jour d’être restés au-dessous d’eux-mêmes. Les satisfactions qui ne passent pas par la conscience sont nulles ; l’homme d’une nature avancée tôt ou tard le ressent, et, faute de joie intérieure, il tombe dans la détresse morale.

Souvent, la jeunesse perd de la sorte une nature développée, qu’avaient préparée avec tant de soins les générations précédentes. Puis, le jour où le plaisir finit, l’homme ne trouve plus en lui qu’une cendre. Il se voit en face d’une conscience attiédie, incapable de recueillir le doux sentiment intérieur. Dépouillé, le voilà seul en face de son terrible vis-à-vis, le moi ; dès ce moment, l’homme est battu.

L’orgueil, une fois entré dans le désert de ce cœur, rejette tout, méprise tout ; l’orgueil est une spirale pour descendre à la ruine. Dès lors l’âme est comme à refaire : dans l’échelle de la vie, elle va revenir au bas, et recommencer le grand cercle. Car les sentiments devenus communs chez les pères reparaissent dans les enfants. Si ces derniers songent à se régénérer, leur volonté a de plus à combattre la loi de l’impulsion génératrice. Une race lentement élevée par la force de la vertu est vite sapée par le vice. Quand l’âme perd sa noblesse, les motifs élevés n’ont plus de prise sur elle ; elle est remise sur les leviers grossiers. La douleur sait toujours à qui elle a affaire. Il faut franchir les degrés du travail pour pouvoir se tenir dans ceux où il entre de l’amour.

Le grand point est que l’homme sorte de lui-même pour prendre le mouvement éternel de l’être vers l’être. Le travail est donné dans ce but. C’est le travail qui commence l’amour ; par l’effort, il habitue l’homme à sortir peu à peu de lui, jusqu’à ce que l’amour opère ce mouvement complet en le portant dans autrui. L’homme en serait presque toujours incapable dans les débuts de la vie. Seulement, le travail n’a point pour l’homme ces égards qu’il trouve plus haut dans l’amour.

On sait pourquoi l’amour est plus que le travail : l’amour se donne nécessairement à un autre que soi, au lieu que le travail revient en grande partie à lui-même. Le travail fait les premiers pas de l’amour ; c’est pourquoi il avait besoin des encouragements de ce monde. Mais c’est encore par le travail que la masse du genre humain peut se sauver, et qu’à l’heure de la mort l’âme se trouve secrètement préparée à l’acte définitif de l’amour !

Chose admirable ! cette métaphysique du travail et de la douleur éclaire même l’immense problème de l’esclavage. Elle nous laisse entrevoir jusqu’où la douleur a pu sauver l’Antiquité..... Et cependant, il y a loin de la douleur à la pénitence : puisque l’une est surtout le propre de l’esclave, et l’autre le fait des cœurs libres. Néanmoins, dans toute douleur, il y a une semence de soumission, un germe secret de renoncement. La volonté humaine répond à la douleur par un certain degré de résignation.

La douleur formait l’âme des esclaves pendant le paganisme, en ce qu’elle les conduisait à la patience, à cette vertu nommée par saint Ambroise « la mère des enfants de l’Église », ou déclarée par saint Paul « la source des œuvres parfaites[1]. » L’esclavage devint pour la Gentilité comme un christianisme extérieur. Agissant sur la nature humaine affaiblie par la Chute, l’esclavage a fait obtenir les bénéfices intérieurs du travail à qui n’aurait pas travaillé, et ceux de la résignation à qui n’eût pas atteint cet élément de sainteté. Un fait qui a régné quatre mille ans a de profondes raisons d’être.

Que d’âmes la résignation a dû préparer à la grâce ! C’est ce qui explique encore de nos jours comment tant d’hommes, dont la vie s’est malheureusement écoulée en dehors du savant traitement de la Foi, se trouvent, au moment de la mort, tout à coup prêts au repentir et à l’amour. La douleur conduisait en secret ces cœurs vers le seuil de la grâce. Dans la nature elle fait l’homme, dans le chrétien elle fait le saint.

Les hommes privilégiés, ceux qui s’élèvent presque du premier bond au travail de l’esprit ou du cœur, ceux qui entrent tout d’abord dans les voies que nous ouvrent la pensée ou la piété, la justice ou l’amour, ont eu le temps, sans doute, de conduire plus haut leur âme. En présence des occupations de Marthe, Notre Seigneur disait bien à Marie qu’elle avait choisi la meilleure part.


Il est aisé de reconnaître que les âmes orgueilleuses naissent en général dans les classes inférieures. Les âmes nobles et tranquilles naissent au contraire sur un niveau d’où leur humilité ou leur justice peut se répandre.

Parmi les premières, beaucoup ensuite ont profité des leçons que leur donna avec profusion la vie, comme parmi les secondes plusieurs ont pu mésuser des avantages dont le Ciel les avait couronnées. Mais comme toutes, quoi qu’elles en disent, sont nées où il le fallait ! Ceux qui suivront cette remarque en resteront tous les jours plus frappés.

Dieu ne laisse à peu près les grandeurs qu’aux âmes qui peuvent les porter. Les envieux, quoiqu’ils emploient mille moyens, rarement parviennent à réussir. Même dans des conditions meilleures, il est des âmes que Dieu préserve du luxe ; celles surtout qu’on voit à grands soupirs regretter d’avoir peu de fortune.

Dieu nous donne les biens que nous pouvons porter. Ici-bas, chaque point est merveilleusement calculé pour nous conduire vers l’Infini. Chaque âme est reçue sur son échelon, et il n’est pas un mot du drame prêt à s’ouvrir devant elle qui n’ait été mis à sa place. La vie est faite pour nous ; la position de tout homme, qu’il l’avoue ou qu’il le nie, est au juste le traitement qui lui convient

Seulement, il en est parmi nous qui dès l’enfance ont été séduits par les arts, et ils ont demandé leur pain le reste de leur vie. Leurs joies aspiraient au Ciel, et ils n’ont pas quitté la terre ! Pauvres âmes..... mais que l’Infini est beau ! Paix, paix sur la terre aux hommes qui ont rêvé la beauté ! Qu’aucune honte n’atteigne l’homme ébloui par les Cieux !

Le rapport établi entre la nature de la douleur et les divers états des âmes produit les positions touchantes de la vie. Que d’ingénieuses douleurs préparées au génie trop altier, au poète toujours ravi, au cœur vertueux qui s’exalte ; puis à la mère trop tendre, à la fille trop crédule, ou au jeune homme trop ardent !

Et quelle douleur aux doigts divins pour toucher au cœur extasié des saints ! Mais de quelles souffrances est visité celui dont la pensée ne peut se détacher d’un Dieu qui souffre les dédains ou l’indifférence des hommes. Et pour l’âme qui s’ouvre au sentiment de l’Infini, que d’ineffables émotions s’éveillent pendant le silence des nuits, au murmure lointain des vents, en présence de l’étendue des mers, à la vue du nuage qui fuit, au seul aspect mélancolique de la nature, partout où l’Infini nous fait un signe ou veut bien nous laisser une trace ! Et quelle flamme traverse le sein dans un doux sentiment partagé, ou dans les transports de l’amour divin !


Or, dans ces classes où le travail peut se métamorphoser en amour, la peine en s’éloignant des membres entre si avant dans l’âme, qu’on ne saurait la dire sans connaître le langage des saints. N’entrons donc pas dans le royaume des douleurs invisibles ; ne montons point sur ces sommets où la douleur descend par le divin délaissement ou par soustraction d’espérance.

Car l’espérance ne vient pas de l’homme. Ce qu’il appelle de la sorte est un rayon de l’Infini qui lui arrive à travers le brouillard de la vie. Lorsque Dieu ferme son ciel pour voir combien ses âmes l’aiment, elles se sentent prises d’une telle mélancolie, que leurs angoisses deviennent aussi cuisantes que le remords. Percées d’un glaive et comme privées de lumière, elles se perdent dans la douleur. Car, d’ici-bas, elles ne voient pas jusqu’où l’épreuve les emporte dans l’Infini ! Ô mon Dieu, dit un saint, je soupirais, et vous m’entendiez ; je flottais sur les mers et vous guidiez ma course..... Mais ne révélons à personne le tourment qu’il ne porte pas.



  1. « Jamais valeureux chevaliers, dit un saint, n’ont attiré les regards des hommes, comme un cœur patient dans l’affliction attire ceux de tous les chœurs célestes. »