La Duchesse Claude (Pont-Jest)/IX

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E. Dentu (p. 194-205).

IX

HISTOIRE D’UNE FEMME


Après la condamnation de son mari, la jolie Mme Mourel, on s’en souvient, avait accepté la protection d’Albert Rommier, le seul de ses soupirants du bal Besnard dont les déclarations l’eussent un peu touchée, et celui-ci, riche et libre, s’était empressé de l’enlever pour la conduire à Paris, où les deux amoureux, après un mois de séjour à l’hôtel, s’étaient logés dans un coquet appartement du quartier Notre-Dame-de-Lorette.

Ils passèrent là leur lune de miel, gais, insouciants, courant la grande ville qu’ils connaissaient aussi peu l’un que l’autre, et ce faux ménage aurait peut-être duré longtemps, car Rose était charmante, si elle ne fût bientôt devenue enceinte.

Au lieu de le rendre heureux, cette grossesse effraya Rommier, dont la famille était désespérée de sa liaison avec la femme d’un faussaire envoyé au bagne, et on fit tant et si bien autour de lui, qu’après avoir installé sa maîtresse à Chatou, dans un petit chalet qu’il avait loué pour un an, sous le prétexte que l’air de la campagne lui était nécessaire, Albert disparut, après avoir, il est vrai, payé d’avance le loyer de la maison.

Ses adieux se résumèrent en dix lignes d’excuses banales, accompagnées de deux billets de mille francs et de la promesse de faire parvenir à l’abandonnée trois cents francs par mois jusqu’à ses relevailles.

En provincial prudent, le fugitif ne disait pas un mot du bébé à venir.

Mme Mourel ressentit tout d’abord un chagrin profond de cette conduite indigne, et elle éprouva une terreur folle de se sentir seule, dans un pays où elle n’avait pas encore eu le temps de se lier avec personne ; puis, comme elle n’aimait que médiocrement l’infidèle et que le fonds de son caractère était déjà la résolution, elle se consola assez vite, organisa sa vie, se fit quelques relations parmi les artistes, hommes et femmes, qui habitaient Chatou, et six mois plus tard, quand elle fut devenue mère, peu soucieuse de révéler sa véritable situation sociale, elle déclara son enfant sous les noms de Claude-Alexandrine Lasseguet, fille de Rose-Geneviève Lasseguet, père non dénommé.

Ensuite, elle mit sa fille en nourrice dans le pays, chez de braves gens, et s’en retourna à Paris.

Là, les amis qu’elle s’était faits à la campagne la présentèrent au directeur d’un petit théâtre, où bientôt son intelligence et sa beauté la firent remarquer, et alors vingt adorateurs l’assaillirent des plus séduisantes propositions.

Elle choisit avec esprit, au milieu de plus riches, un peintre qui commençait à devenir célèbre et lui plaisait beaucoup : Raymond Dartois ; et moins d’une année après, sous le nom de Geneviève Frémerol, ou plutôt la Frémerol — nom d’un petit village des environs de Reims — elle était classée parmi les plus élégantes et les plus jolies des reines du demi-monde.

Déjà il ne restait plus rien en elle de la provinciale ; elle était une Parisienne pur sang, grâce à ce don d’assimilation qui est le propre des filles d’Eve et qu’elle possédait au suprême degré.

Il ne fut pas malaisé, dès ce moment, de prévoir qu’elle ferait fortune, pour peu qu’elle montrât un peu d’esprit de conduite.

C’est ce qui arriva.

Dans le milieu intelligent où elle vivait l’ancienne petite modiste compléta son instruction un peu sommaire ; le sentiment du beau qui était en elle se développa, et comme la nature lui avait donné beaucoup de tact, elle sut rapidement, sans qu’on le lui enseignât, recevoir à merveille, éviter d’être banale et se faire beaucoup d’amis.

Elle se gara surtout des relations compromettantes, féminines ou masculines. Bref, elle manœuvra si adroitement à travers tous les écueils, que quatre ans à peine s’étaient écoulés depuis son arrivée à Paris qu’elle y occupait déjà, dans le monde des artistes, une situation exceptionnelle.

Sa beauté était dans tout son éclat, elle avait acquis une sorte de distinction relative, et comme elle ne parlait qu’à propos et des choses qu’elle, savait bien, elle passait même pour avoir infiniment d’esprit.

Ne sachant pas d’où elle venait, on croyait que la nouvelle étoile parisienne appartenait à une bonne famille de province, qu’elle avait quittée à la suite de quelque mystérieuse aventure ou d’un désastre financier.

C’est à cette époque de sa vie que Rose Mourel, transformée en Geneviève Frémerol, rencontra pour la première fois Adolphe Berquelier.

Un jour, à l’exposition des Beaux-Arts, elle l’aperçut en admiration devant son portrait, peint par Raymond Dartois. Le brave homme était absolument hypnotisé.

Le grand et hardi spéculateur sur les terrains était déjà fort riche ; on venait de le décorer ; il était quelqu’un au milieu de tous ces industriels que l’exécution des plans gigantesques du baron Haussmann, du grand baron, comme on appelait déjà familièrement le préfet de la Seine, conduisait aux honneurs et à la fortune.

De plus, garçon, sans famille, n’ayant au fond de l’Auvergne son pays natal, que quelques parents éloignés, Berquelier était arrivé à cette heure psychologique où s’éveille au cœur des parvenus le désir de sortir du commun, de jouir de la vie élégante, d’acquérir tout ce que peut donner l’argent.

La belle Geneviève, qu’il connaissait déjà de vue et de réputation, lui parut la femme qui pourrait l’aider à réaliser sa triple ambition, et comme elle avait manifesté l’intention d’acheter dans la plaine Monceau un terrain dont il était, lui, propriétaire, il se fit présenter à elle.

Il arriva alors ce qui est fatal : le naïf en matière d’amour devint follement épris de la charmeresse et, après dix minutes de conversation, il lui dit brusquement, en affolé qui a pris son courage à deux mains :

— Madame, la première fois que je vous ai vue, votre beauté m’a causé une impression que je ne saurais vous exprimer, et depuis ce jour-là, j’ai tenté vainement de vous oublier. Vous êtes prête à payer deux cent mille francs un terrain qui m’appartient. Laissez-moi le temps de faire construire sur ce terrain un hôtel digne de vous et, cela fait, en échange seulement de votre portrait, je mettrai à vos pieds les actes de propriété du terrain et de l’hôtel.

Si accoutumée qu’elle fût aux hommages et aux propositions peu dissimulées sous des périphrases, la jeune femme demeura un instant stupéfaite, et peut-être allait éclater de rire au nez du pauvre Berquelier, lorsqu’elle comprit, à son attitude soumise, à ses regards suppliants, qu’elle n’avait pas affaire là à un prétendant vulgaire, mais à un brave homme sincèrement amoureux, et qu’il était intelligent de ne pas le désespérer tout à fait.

Aussi répondit-elle en lui tendant gracieusement la main :

— Cher monsieur, je serais un peu ridicule si je me fâchais ; je repousse votre offre toute spontanée, toute flatteuse qu’elle soit, mais, si vous le voulez, nous serons bons amis, et alors, amicalement, j’aurai le droit de vous offrir mon portrait au lieu de vous le vendre.

Berquelier accepta avec joie et, de cette bonne amitié-là, il est facile de deviner ce qui résulta bientôt.

La liaison de Geneviève et de Raymond était une association d’intelligence plutôt qu’autre chose ; de plus, l’artiste, fort ambitieux, savait qu’il était nécessaire de se ranger s’il voulait gagner certaines faveurs officielles auxquelles il aspirait ardemment ; enfin, n’étant aveuglé par aucune passion et honnête homme, il voyait nettement la situation et ne voulait pas assumer la responsabilité d’un avenir que sa fortune ne lui permettait pas d’assurer d’une façon convenable.

La jeune femme et le peintre se quittèrent donc comme de galantes gens qui se séparent, mais ne rompent pas toutes relations sympathiques, et deux ans plus tard, après avoir vécu dans un superbe appartement du boulevard Malesberbes, la Frémerol inaugurait, par une grande soirée où tout le monde artistique parisien s’était rendu, l’hôtel qu’Adolphe Berquelier, fou de bonheur et d’orgueil, lui avait fait construire à l’entrée de la rue de Prony, qui venait d’être ouverte.

Le corps de logis principal, d’une architecture élégante, était précédé d’une grande cour où les voitures pouvaient tourner à l’aise pour gagner le perron du rez-de-chaussée, dont il suffisait de traverser le hall pour descendre dans un véritable parc, qui s’étendait jusqu’au boulevard Monceau, devenu boulevard de Courcelles, sur lequel existait une sortie, à l’usage surtout des jardiniers.

On avait élevé au milieu de ce parc un fort beau kiosque, qui servait au grand entrepreneur et à ses amis de salle de billard et de fumoir.

En prenant possession de son hôtel, Geneviève adopta une ligne de conduite qui lui conquit rapidement une situation toute particulière et même une sorte de considération, bien que personne n’ignorât sa liaison.

Sa maison, remarquablement tenue, sans luxe criard, n’était ouverte qu’à des hommes honorables, sinon célèbres tout au moins connus dans les arts et les lettres. Elle protégeait avec délicatesse les débuts des peintres et des sculpteurs qui lui étaient signalés, en faisant acheter leurs œuvres par Berquelier, tout fier de jouer au Mécène. Bientôt elle eut ainsi une galerie fort intéressante.

À sa table, exquise, bien servie, où le digne Auvergnat avait l’esprit de ne pas s’asseoir en maître, elle ne donnait place qu’à des convives spirituels, gourmets, choisis avec soin, et enfin, si elle ne gardait peut-être pas à son généreux protecteur, sur les yeux duquel existait du reste le plus épais bandeau, une fidélité absolue, elle avait du moins le bon goût de ne pas le rendre ridicule, se conduisant au contraire de façon à ce que ses commensaux l’entourassent d’égards et de respect.

Le grand industriel, qui n’était pas un sot, sentait parfaitement ce que sa jolie compagne faisait pour son bonheur, et il lui en témoignait sa reconnaissance, d’abord en l’adorant chaque jour davantage et ensuite en s’occupant incessamment d’augmenter sa fortune.

De plus, comme sans lui rien dire de la terrible et honteuse page de sa jeunesse, Geneviève lui avait cependant avoué, dès le commencement de leur liaison, qu’elle était mère, il avait tout tenté pour la décider à faire venir sa fille auprès d’elle, mais il avait échoué.

« Jamais Claude n’entrera chez moi, à Paris », avait toujours répondu avec une grande fermeté et une sorte d’indignation Mme Frémerol, toutes les fois que son ami était revenu sur ce sujet.

Adolphe Berquelier avait compris, mais comme il connaissait la fillette, s’était mis à l’aimer beaucoup, et savait que sa mère, après l’avoir reprise aux braves gens qui la soignaient depuis sa naissance, l’avait confiée aux sœurs de la Visitation de Mantes, où elle allait deux ou trois fois par semaine, il se vengea un beau matin en remettant à Geneviève les clefs de la villa qu’il avait achetée à Verneuil, au nom de sa fille.

— De cette façon, lui dit-il, vous aurez un pied-à-terre à dix minutes du couvent. Cela vous permettra de passer avec la chère petite les jeudis et les dimanches, au lieu de la laisser à sa pension. Quant à moi, je n’irai là-bas que lorsque vous le voudrez bien.

— Vous êtes le meilleur des hommes, répondit la jeune femme véritablement émue ; là-bas vous serez chez vous, comme ici.

Ensuite, le jour même, elle était allée à Verneuil, avait trouvé le pays charmant, la maison superbe, et deux mois plus tard, la bonne Madame Ronsart, de Reims, bien stylée par sa nièce sur ce qu’elle avait à dire et à taire, s’était installée à la villa Claude, en qualité de grand’tante à héritage de la petite pensionnaire des Visitandines de Mantes.

C’est là qu’en étaient les choses depuis déjà trois ans, quand, poussé tout à la fois par son amour, un inconscient sentiment des convenances, la plus tendre affection pour Claude et peut-être aussi par la crainte de voir lui échapper le bonheur si complet dont il jouissait, Berquelier offrit à sa maîtresse de l’épouser et de reconnaître sa fille.

La Frémerol, qui n’avait jamais songé que cette proposition pourrait lui être faite un jour, demeura un instant interdite, puis, reprenant un peu de sang-froid, elle répondit :

— Je suis profondément touchée, mais je ne puis prendre ainsi une décision, tout à coup. Oh ! ce n’est pas à moi que je pense, c’est à vous, à vous seul, à l’opinion publique, aux reproches que pourraient vous adresser vos parents, quelques-uns même de vos amis. Laissez-moi réfléchir ! Nous verrons plus tard. En attendant, soyez certain que si j’étais votre femme légitime, je ne vous aimerais pas mieux ; soyez certain aussi que je n’oublierai jamais ce que vous m’avez dit aujourd’hui.

Le brave Adolphe baisa longuement les deux mains que Geneviève lui tendait avec un sourire de reconnaissance et murmura :

— Merci ! Eh bien ! j’attendrai !

Mais cette proposition de mariage eut pour conséquence immédiate d’amener Mme Mourel à envisager sérieusement sa situation sociale, de lui rappeler qu’elle était mariée à un forçat, et, tout naturellement, sa haine s’en accrut d’autant pour l’homme qui, l’ayant ainsi rivée à sa honte, était un obstacle à sa réhabilitation par une union honorable, et ne lui permettait pas de donner à son enfant adorée un état civil régulier.

Alors, autant elle s’était efforcée depuis longtemps d’oublier le condamné, autant, dès ce moment, elle désira être renseignée sur son sort, et fit tout dans ce but, sans se compromettre.

Les dernières nouvelles qu’elle avait eues de Jean dataient de l’époque où il avait quitté Toulon, en 1855, avec l’un des convois de forçats envoyés à la Guyane, conformément à la nouvelle loi sur les pénitenciers coloniaux ; et, à cette occasion, ainsi que cela lui était d’ailleurs arrivé déjà plusieurs fois, depuis qu’elle n’avait plus à lutter contre les difficultés matérielles de la vie, elle avait fait remettre, sous un nom supposé, au commissaire général de la marine, directeur du bagne, une somme relativement importante, destinée à celui qu’il lui coûtait de savoir privé de tout pendant qu’elle vivait dans le luxe et les plaisirs, quelles que fussent, pour elle, les conséquences de son crime.

Ce devoir rempli, elle avait pris plus que jamais à tâche d’effacer de son souvenir cet horrible passé, qu’il lui fallait maintenant interroger de nouveau.

Du reste, rien ne lui fut plus facile que d’obtenir les premiers renseignements qu’elle fit demander discrètement, tout à la fois au ministère de la marine et à la direction des établissements pénitentiaires.

La note qui les lui apporta était ainsi rédigée :

« Le nommé Jean Mourel, condamné à vingt ans de travaux forcés en 1849 par la cour d’assises de la Marne, est bien arrivé à la Guyane en 1855, mais après avoir séjourné successivement sur plusieurs points de la colonie, objet de faveurs spéciales, car sa conduite avait toujours été excellente, il s’est évadé en 1858 et on ignore ce qu’il est devenu.

« De fréquentes évasions ayant eu lieu à la même époque, les unes par l’intérieur des terres, les autres par mer, et les archives de l’un des pénitenciers ayant été détruites dans un incendie, on n’est pas certain de la voie prise par ce Mourel. On ne sait pas s’il a gagné la Guyane anglaise, sa présence n’y ayant pas été signalée par les autorités de Georges-Town.

« On croit plutôt qu’il a succombé aux privations et aux fatigues dans les forêts vierges que traverse le Maroni, car on a retrouvé, sur les rives de ce fleuve, qui sépare les Guyanes française et hollandaise, les ossements de fugitifs dévorés par les fauves.

« Toutefois, dans l’incertitude où on était du sort de Jean Mourel, et les preuves de sa mort faisant défaut, son acte de décès n’a pu être dressé. Il n’a même pas été pris à son endroit un jugement de déclaration d’absence, ce jugement ne pouvant d’ailleurs être obtenu que cinq ans après la disparition de l’absent, à la demande de sa femme — ce Mourel était marié — ou à la requête de ses héritiers, s’ils ont intérêt à le faire. »

Le document s’arrêtait là.

Or ce délai fixé par la loi était à peine expiré ; de plus, un jugement de déclaration d’absence n’aurait pas rendu à Rose Lasseguet sa liberté, le code civil ne reconnaissant pas que le mariage d’un absent est dissous après quelque nombre d’années que ce soit, mais, article 439, que l’époux absent dont le conjoint a contracté une nouvelle union est seul recevable à attaquer ce mariage.

L’époux remarié n’est pas considéré comme criminel, les tribunaux rompent son second mariage et l’excusent comme ayant agi de bonne foi, mais voilà tout !

Comprenant donc que demander un jugement d’absence contre son mari serait provoquer des révélations dangereuses, ces sortes de jugements étant soumis à une grande publicité, et que cela, du reste, ne modifierait pas sa situation, Geneviève jugea plus prudent de se taire et ne changea rien à son existence, tout en se réservant d’aviser plus tard, car elle avait la conviction d’être veuve. Sur ces entrefaites, le bon Adolphe Berquelier mourut.

Elle ne songea plus alors à poursuivre ses recherches, mais seulement à se consacrer à sa fille, et c’était au moment où, vivant d’une existence irréprochable, réhabilitée par l’amour maternel, elle avait le droit de s’applaudir des sacrifices qu’elle avait faits pour assurer l’avenir de Claude, que tout son échafaudage de bonheur s’écroulait.

Ainsi que nous allons le voir, les renseignements qu’on avait donnés à Rose Lasseguet sur l’évasion de son mari du pénitencier de Cayenne n’étaient, hélas exacts qu’en partie.