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La Duchesse Claude (Pont-Jest)/Prologue

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 1-32).

LA DUCHESSE CLAUDE


PROLOGUE

Le Numéro 2817

À l’époque où nous plaçons les premières scènes de ce récit, en 1848, le bal Besnard, à Reims, n’était certainement pas un lieu de réunion des plus aristocratiques, sa clientèle ordinaire se recrutant surtout parmi les petits employés, les contre-maîtres et les ouvrières des fabriques de tissus de la grande cité industrielle ; mais les jeunes gens d’un monde plus élevé s’y hasardaient cependant volontiers, pour y rencontrer les belles filles qui se livraient là, sous l’œil paternel de l’autorité, à ces ébats de demi-caractère dont le nom, par ses deux marnes syllabes accolées : cancan, semble emprunté au vocabulaire ornithologique et que les Anglais appellent sérieusement notre danse nationale.

L’établissement ressemblait à tous ceux du même genre : un long parallélogramme, au plafond grossièrement colorié, d’où descendaient quelques becs de gaz en forme de lyre, et dont le pourtour, espèce de galerie, était garni de petites tables de marbre pour les consommateurs.

Puis, juché sur une estrade, au fond, un orchestre d’une composition quelque peu hétéroclite : deux serpents d’église, clarinettes le soir, vivant ainsi du profane et du sacré, deux violons allemands et deux cornets à pistons infatigables.

Ce sextuor raclait et soufflait avec un ensemble suffisant, et l’une des plus assidues parmi les prêtresses de la chorégraphie libre que ces musiciens entraînaient deux fois par semaine, sans compter les jours de fête, était une jeune fille de seize à dix-sept ans, Rose Lasseguet, dont la taille flexible, la forêt de cheveux blonds, les grands yeux de myosotis, la petite bouche moqueuse et une sorte de distinction native faisaient une des plus séduisantes créatures qu’il fût possible de voir.

Orpheline, n’ayant plus pour parente qu’une vieille tante, veuve d’un ancien employé des postes et qui l’adorait, Rose en abusait pour vivre à peu près à sa guise, c’est-à-dire pour ne faire qu’un bond, les soirs de bal, de son magasin de modiste à la salle Besnard, où l’attendaient vingt amoureux, les uns, ceux qui étaient de sa classe, pour lui offrir de l’épouser, les autres, les riches, ceux qui la pensaient à vendre, pour lui promettre, en échange d’un baiser et de plus encore sans doute, tout le luxe qu’elle pouvait rêver. Mais Rosette, comme on l’appelait familièrement était honnête ou plus ambitieuse qu’elle ne le paraissait, car, sans se ficher de tous ces assauts à sa vertu, elle répondait : Non, d’un petit ton si décidé qu’on avait fini par lui croire quelque amant inconnu.

Ce n’était pas tout à fait exact, mais un beau garçon de vingt-quatre ans, Jean Mourel, fort habile graveur, était à peu près son fiancé, non pas qu’elle l’aimât passionnément, la fillette aimait surtout sa petite personne, mais, de tous les jeunes gens de son milieu, c’était le plus élégant, le plus généreux, et son choix la flattait.

Si elle n’était pas sa femme depuis déjà plusieurs mois, c’est qu’elle lui avait dit un soir où il s’était montré fort pressant :

« — Nous sommes sans le sou, vous et moi. Ce serait unir deux misères ; mais le jour où vous aurez seulement cinq mille francs d’économies, nous irons à la mairie. Je vous attendrai un an, deux ans et même plus, s’il le faut. Toutefois, tant que je ne serai pas Mme Mourel, je veux être entièrement libre et danser à ma fantaisie. C’est à prendre ou à laisser. À vous d’avoir confiance en moi !

Jean, qui paraissait sincèrement épris, avait eu confiance, et il s’en était allé chercher fortune à Paris, en plaçant Rose sous la surveillance de son intime Charles Durest, un clerc d’huissier, dont il pensait n’avoir rien à craindre, car il était aussi laid et aussi mal tourné que possible.

Petit, malingre, blafard, louchant atrocement, le masque absolument comique et non sans une sorte d’esprit naturel, sceptique et gouailleur, le fabricant de protêts était rempli de prétentions, et il faisait tout au monde pour supplanter son ami, en s’efforçant de persuader à Mlle Lasseguet que lui seul l’adorait vraiment, tandis que Nourel l’oublierait bientôt, dans ce qu’il appelait avec emphase « les délices de la moderne Babylone. »

Mais la jeune fille ne se laissait pas convaincre ; les deux fiancés s’écrivaient très fréquemment, et lorsque Jean venait à Reims, ce qu’il faisait presque tous les mois, il retrouvait sa future prête à tenir sa promesse.

Alors il repartait, affirmant que bientôt il serait riche, et Rose poursuivait son existence indépendante, se souciant aussi peu du blême et facétieux clerc d’huissier que des déclarations dont la poursuivaient tous ses autres amoureux, pour le bon ou pour le mauvais motif.

Le seul de ces tentateurs qu’elle écoutât avec un certain plaisir, bien qu’elle ne lui accordât rien de plus qu’à qui que ce fût, était Albert Rommier, un brillant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans, fils d’un des grands industriels de la ville.

Riche d’une fort belle fortune que lui avait laissée sa mère, Albert avait hâte d’aller en jouir à Paris et ne cessait de répéter à la jolie habituée du bal Besnard :

— Le jour qu’il vous conviendra, quand vous en aurez assez de votre atelier et de votre Jean Mourel, qui ne vous épousera pas, heureusement pour vous, nous partirons tous les deux, et je vous jure que vous n’en éprouverez aucun regret. Est-ce qu’une ravissante créature comme vous est faite pour végéter en province et devenir la femme d’un petit ouvrier graveur.

La belle enfant, sans se fâcher, repoussait nettement toutes ces propositions, qui avaient du moins le mérite de la franchise, et les choses en étaient là, quand un soir qu’elle était sans nouvelles de Jean depuis plusieurs semaines, elle accourut cependant au bal plus sémillante, plus coquette que jamais.

— Eh bien lui dit à demi-voix, en l’arrêtant au passage, Albert Rommier qui la guettait, est-ce pour bientôt ? Vous savez que je vous adore de plus en plus !

Rose n’eut pas le temps de répondre, car elle aperçut au même instant son fiancé qui entrait dans la salle avec son ami Durest.

Craignant d’être accusée de légèreté, elle s’élança vers eux.

— Ah tu ne m’attendais guère ? observa Mourel, en la prenant par le bras pour l’entraîner à l’écart.

— Dame c’est un peu de votre faute ! fit-elle, toute rougissante, voilà plus de quinze jours que vous ne m’avez écrit !

— Je préférais t’apporter moi-même la grande nouvelle.

— La grande nouvelle ?

— Oui. Te souviens-tu de ta promesse : « Lorsque vous aurez seulement cinq mille francs d’économies pour entrer en ménage, nous irons devant monsieur le maire. » Eh bien regarde, les voilà, les cinq mille francs, et mieux encore !

Le jeune homme avait tiré de sa poche un portefeuille et, l’entr’ouvrant, il fit voir une liasse de billets de banque de mille francs. Il y en avait dix au moins.

Rosette ne pouvait en croire ses yeux.

Tout ça, répétait-elle, tout ça est à nous ! Comment avez-vous gagné une telle fortune en si peu de temps ? Il y a un an à peine que vous travaillez à Paris.

– Ah ! c’est que là-bas on paie autrement qu’en province !

Jean la conduisit doucement vers la porte de sortie.

— Nous quittons le bal ? demanda-t-elle, en s’apercevant de la direction qu’elle avait prise. Nous partons sans même faire un tour de valse !

Le graveur hésita un moment, puis, ne voulant pas sans doute laisser supposer qu’il serait jamais un despote, il répondit :

— Tu as raison mais c’est la dernière fois que Mlle Lasseguet vient à la salle Besnard. Désormais ce sera Mme Mourel qui dansera ici avec son mari et ses amis, seulement ses amis !

Et, la saisissant par la taille, il s’élança avec elle au milieu des groupes que l’orchestre faisait tourner en exécutant, à tour de bras et de tous ses poumons, le Beau Danube bleu.

Une heure plus tard, ils quittaient le bal, flanqués de l’inséparable Durest, et Mourel, en reconduisant Rose, lui expliqua qu’il avait inventé, pour illustrer les livres, un procédé de gravure qui lui rapportait beaucoup d’argent.

— Alors nous quitterons Reims ? interrogea la modiste avec une certaine inquiétude.

— Non, pas tout de suite, répondit Jean, mais j’irai à Paris tous les quinze jours ou tous les mois pour prendre mes commandes, que j’exécuterai près de toi. Plus tard, nous verrons. Demain, je viendrai demander ta main à ta tante, et tu iras prendre congé de la maîtresse de ton magasin.

— Comment, je ne ferai plus rien ?

— Tu ne travailleras plus que pour toi et pour moi. Mme Mourel ne sera aux ordres de personne. Nous serons bientôt assez riches pour que tu puisses commander aux autres à ton tour.

Si étrange que tout cela lui parût, Rose était ravie. Aussi, ce soir-là, ne résista-t-elle pas trop lorsque son futur, avant de la quitter, sur le pas de sa porte, la serra dans ses bras et l’embrassa longuement.

Le lendemain, les choses se passèrent comme Mourel les avait réglées. Il vint demander à la veuve de l’employé des postes la main de sa nièce ; la brave femme la lui accorda bien vite, enchantée qu’elle était de trouver un tel parti pour celle dont la surveillance lui devenait impossible ; la jeune fille alla faire ses adieux à sa patronne et à ses camarades d’atelier, et, quinze jours plus tard, les deux époux prenaient possession de la petite maison que Jean avait louée dans un des faubourgs de la ville.

L’habitation se composait d’un pavillon isolé au milieu d’un assez grand jardin, et Mme Mourel eut rapidement fait de cela une demeure modeste, mais charmante.

Son mari l’avait laissée libre de meubler & sa guise la salle à manger du rez-de-chaussée et l’une des deux chambres qui se trouvaient au premier, leur chambre à coucher ; mais il s’était réservé exclusivement la seconde de ces pièces.

C’était là qu’il travaillait, n’y recevant jamais personne, sauf son ami Durest.

En montrant à sa femme de nombreux dessins qu’il était chargé de graver pour de grands éditeurs de Paris, il lui avait aisément fait comprendre combien il était nécessaire que rien ne fût dérangé dans son atelier, où il s’enfermait d’ailleurs presque toujours.

Il y avait là des planches de cuivre et d’acier, des acides, des burins, des vernis, des cartons, des papiers de diverses couleurs, et la curieuse fille d’Ève aurait bien voulu savoir comment Jean se servait de tous ces objets ; mais quand elle l’interrogeait à cet égard, il lui répondait :

— Que t’importe, pourvu que cela me donne de quoi t’acheter de belles robes !

Et il la renvoyait avec un baiser.

Rose avait alors fini par laisser son mari tranquille, et bien qu’elle ne l’aimât point follement, elle se trouvait heureuse de sa situation nouvelle.

Une seule chose la contrariait, c’étaient les absences fréquentes de Mourel. Il allait presque tous les quinze jours à Paris, d’où il revenait chaque fois, il est vrai, avec quelque cadeau pour celle dont les clients du bal Besnard ne cessaient de regretter la disparition.

L’un d’eux surtout, Albert Rommier, était resté fidèle à son souvenir. Il cherchait à la rencontrer et y réussissait parfois, et comme il ne manquait pas de lui dire, en ces occasions, qu’il l’aimait toujours, était prêt à tenir ses promesses de jadis, qu’elle pourrait, lorqu’elle le voudrait, s’adresser à lui, la jeune femme, qui ne songeait pas à manquer à ses devoirs, en était réduite à ne plus oser sortir de chez elle.

Quant au clerc d’huissier, il continuait à soupirer, à se montrer aimable, gracieux, empressé, s’efforçant tout à la fois d’amuser Rose et d’éveiller sa jalousie, en insinuant que Mourel pouvait bien ne pas aller à Paris seulement pour ses travaux, et lui jurant enfin que si jamais elle avait quelque peine, il serait là pour la consoler.

Ce qu’il se gardait bien d’ajouter, c’est que parfois il quittait Reims lui-même pour passer vingt-quatre heures avec Jean, sous le prétexte, qu’il donnait à son patron, Me Tellier, de rendre visite à une vieille parente qui habitait Asnières, et dont il espérait hériter un jour.

Mais toutes les démonstrations d’amour du grotesque personnage ne provoquaient chez l’ancienne modiste que des éclats de rire ; elle n’y répondait que par des consolations ironiques, et les choses duraient ainsi depuis six à huit mois, lorsqu’un matin, vers dix heures, au moment où Mme Mourel était seule à la maison, Jean étant parti depuis plusieurs jours, trois personnages qu’elle ne connaissait pas lui apparurent soudain sur le pas de sa porte.

L’un de ces étrangers, tout habillé de noir, avait la tournure d’un magistrat, avec son visage soigneusement rasé, sauf de longs favoris, et son aspect sévère. Le second, d’une allure un peu lourde et d’un air paterne, semblait un bon bourgeois à ceux qui ne saisissaient pas la finesse de son sourire et la vivacité de son regard.

Quant au troisième, c’était un bureaucrate quelconque, à en juger par sa physionomie insignifiante, la nonchalance de sa démarche et le grand portefeuille qu’il portait sous le bras.

Ils s’étaient introduits tous trois dans le jardin, sans sonner.

Rose eut d’abord un mouvement de frayeur, mais en s’apercevant que ces visiteurs inattendus étaient bien mis, elle se rassura et leur dit avec sa grâce accoutumée :

— Vous m’avez presque fait peur, messieurs ; que voulez-vous ?

Au lieu de répondre à cette question, l’un des étrangers lui demanda :

— C’est ici que demeure Jean Mourel ?

— Oui, fit-elle, mais il est absent depuis trois jours. Il est à Paris.

— Nous ne l’ignorons pas. Je suis M. Roblot, commissaire central, et je viens faire une perquisition chez vous.

— Le commissaire !… Une perquisition ! Pourquoi ?

— Vous allez le savoir. Montrez-nous où travaille votre mari.

— C’est que Jean m’a bien défendu de jamais laisser entrer personne dans son atelier ! Moi-même, je n’y vais que lorsqu’il est ici.

– Raison de plus pour que nous visitions cette pièce.

— Bien, messieurs, bien ! Venez avec moi.

Inconsciemment, elle se sentait effrayée.

Deux de ces personnages avaient échangé un sourire de satisfaction, tout en suivant Mme Mourel, qui les conduisit au premier étage, où elle leur dit, en montrant une porte :

— C’est ici, mais la chambre est fermée, et je n’en ai pas la clef. Mon mari l’a toujours sur lui.

— Nous avons prévu cela, fit M. Roblot.

Et sur son ordre, le troisième des individus, son secrétaire, disparut.

Deux minutes après, Il revenait avec un serrurier, qui attendait en dehors du jardin.

En un tour de main, cet homme ouvrit la porte de l’atelier, où le commissaire central et ses compagnons pénétrèrent, pour s’y livrer aussitôt à des recherches dont la jeune femme ne comprenait pas le but.

Sur une grande table se trouvaient deux planches de cuivre près desquelles étaient placés des dessins originaux dont la gravure était en cours d’exécution.

— Eh ! notre gaillard a du talent, dit le représentant de l’autorité, après avoir jeté un coup d’œil sur ces planches.

Puis il amena à lui le tiroir de la table : mais il ne renfermait que les outils ordinaires des graveurs.

Alors n’examina la pièce.

L’unique fenêtre qui l’éclairait était garnie d’un rideau vert permettant au travailleur de ne laisser venir jusqu’à lui que le jour qui lui convenait ; les murs étaient ornés d’une foule de dessins provenant de journaux illustrés, et, dans un angle, se trouvait une presse à main qui devait servir fréquemment, car elle était en parfait état.

Remarquant ensuite deux grandes armoires ménagées dans l’épaisseur de la muraille et fermées, le commissaire de police demanda à la maîtresse de la maison :

— Vous n’avez pas les clefs de ces placards ?

— Non, monsieur, bégaya-t-elle.

La peur l’envahissait de plus en plus.

Le serrurier eut rapidement raison de la fermeture de ces armoires, et les curieux visiteurs du ménage Mourel les fouillèrent soigneusement.

Elles ne contenaient que des fioles d’acides, des essences, des crayons, des papiers, des pots de noir animal, des cartons de diverses couleurs, quelques traités de chimie et des reproductions photographiques d’une netteté médiocre, car cet art naissait à peine, de nature néanmoins à aider un artiste dans ses travaux de copie.

— Diable ! cher monsieur Morin, dit M. Roblot à son compagnon, qui n’était autre qu’un inspecteur de la Sûreté, diable ! est-ce que notre homme ne serait vraiment ici que le graveur de vos premiers éditeurs parisiens !

— Oh ! répondit le policier, nos renseignements sont exacts. Nous n’avons pas encore tout vu. La maison ne se compose pas que de cette pièce. Mais, permettez d’abord !

Il prit sur la table de travail une règle qu’il plaça verticalement dans l’un des placards, sous le dernier rayon ; puis lorsqu’il eut mesuré, à l’intérieur, la profondeur au-dessous de la plinthe, il reporta la règle à l’extérieur, et reconnut ainsi que le fond de l’armoire n’était pas de niveau avec le parquet de la chambre.

Il s’en manquait de cinquante centimètres, et le son que rendait la paroi inférieure indiquait le vide.

— Sapristi ! murmura-t-il, que d’espace perdu ! Il y a peut-être quelque chose là-dessous.

Alors il se fit donner par Rose une bougie allumée, s’agenouilla et disparut à moitié, la tête la première, dans le bas du placard.

Deux minutes après, M. Roblot entendit comme un bruit de charnière et M. Morin reparut, en s’écriant gaiement :

— Je l’avais bien deviné, c’est là qu’est le pot aux roses !

Il tenait à la main un objet plat qu’il se hâta de dépouiller du papier qui l’enveloppait.

C’étaient deux plaques de cuivre rouge gravées en taille-douce. Sur l’une d’elles il était facile de reconnaître, bien qu’ils fussent tracés à l’envers, certains mots tels que : Banque de France, — Cent francs, et les fameuses signatures : Ville, de Crouzaz-Crétet, les prédécesseurs de MM. Soleil et Marsaud.

— Superbe, vraiment superbe ! s’écria l’inspecteur, en faisant remarquer au commissaire de police le fini et l’exactitude des moindres dessins de la plaque. Si notre homme avait aussi bien réussi son papier, il aurait pu devenir millionnaire tout à son aise. Mais voilà le hic, c’est ce maudit papier ! Tout le monde ne peut pas être outillé comme l’État.

À ces mots, Mme Mourel jeta un cri d’horreur. Elle avait compris.

Jean était un faussaire !

La jeune femme s’était affaissée sur un siège. Sa physionomie exprimait une telle épouvante, une si profonde stupéfaction, une si grande douleur qu’on ne pouvait en douter elle était étrangère au crime de son mari.

M. Roblot en était si convaincu que, s’approchant d’elle, il lui dit :

— Du courage, madame. C’est un grand malheur pour vous, mais, hélas ! vous n’y pouvez rien.

— Oh Jean, Jean ! un faussaire ! un voleur ! répétait-elle avec plus d’horreur encore que de désespoir.

— Et où est-il ?

— Vous le verrez bientôt.

— Il est arrêté ?

Le commissaire central répondit d’un mouvement de tête affirmatif.

Pendant ce temps-là, M. Morin poursuivait ses perquisitions.

Après avoir enlevé du premier placard tous les objets qu’il renfermait, il s’était livré à la même opération dans la seconde des armoires, où il existait également un double fond, et il ne manquait plus rien aux pièces de conviction, qui démontraient surabondamment l’industrie à laquelle Mourel devait sa fortune si rapide.

L’habile policier avait même découvert dans un vase des résidus de la pâte avec laquelle le falsificateur fabriquait son papier et, sous une grande enveloppe, une cinquantaine de billets gravés seulement a l’eau-forte, ceux-là moins bien réussis que les autres et que Jean, en homme prudent, s’était gardé de mettre en circulation.

Une des plus intéressantes de ces trouvailles était une grande plaque d’acier très doux, planée, toute prête à être employée.

Elle était soigneusement enveloppée dans un morceau de soie avec des calques merveilleusement fidèles d’un billet de mille francs.

Enhardi par son succès, Mourel se préparait à devenir riche plus vite encore.

Car, à cette époque, c’était ainsi que procédaient les faussaires. Ils n’avaient pas à leur disposition toutes les ressources de la photographie qui devait, quelques années plus tard, les rendre si dangereux et donner à la Banque de France l’idée de teinter ses billets en bleu, couleur réfractaire ainsi que le vert, ce qui a conduit les Américains, nos maîtres en semblable matière, sans doute parce que les contrefacteurs sont chez eux plus nombreux et plus habiles que partout ailleurs, à créer leurs banknotes qu’on appelle green-backs, c’est-à-dire dos verts.

Mais si l’imitation des billets de la Banque de France était relativement peu difficile en ce qui concernait la gravure, ce qui l’était davantage, c’était la fabrication du papier.

Bien rarement l’opérateur le réussissait complètement ; quelques détails presque invisibles du filigrane lui échappaient, et tel billet qui, posé à plat, paraissait irréprochable, trahissait son origine criminelle lorsqu’on l’examinait avec un certain soin, en le plaçant verticalement entre l’œil et la lumière du grand jour.

Sans entrer dans plus de détails techniques, Jean Mourel avait été dénoncé par un de ces oublis.

Après avoir remboursé un certain nombre de billets faux, l’administration de la Banque, secondée par la police, en avait inutilement cherché la source à Paris, mais après en avoir reçu plusieurs de sa succursale de Reims, elle avait supposé logiquement que c’était là qu’opérait son rival, et, cette première piste suivie, elle était arrivée aisément, grâce au flair et à l’expérience de M. Morin, au résultat que nous venons de raconter.

L’avant-veille, en descendant, rue du Bouloi, de la diligence qui faisait alors le service de Reims à Paris, — le chemin de fer de l’Est n’existait pas encore — le mari de Rose avait été arrêté, et il était aussitôt revenu dans sa ville natale par le même moyen de locomotion, mais en compagnie de l’inspecteur de la Sûreté qui, après avoir écroué sa capture à la prison, en vertu du mandat d’arrêt décerné contre lui par le procureur de la République, à Paris, n’avait plus eu qu’à se présenter au parquet de Reims, où le commissaire central lui avait été adjoint pour faire les perquisitions utiles.

Les choses, on le voit, avaient été menées avec rapidité.

Il ne restait momentanément qu’un point important à éclaircir.

Mourel, c’était presque sûr, devait avoir des complices, sinon pour l’exécution de ses billets faux, du moins pour leur mise en circulation. Or, si sa femme était étrangère à tout cela, c’était également l’opinion de M. Morin, elle devait du moins connaître les amis de son mari, et le policier allait l’interrogera ce sujet, quand tout à coup la porte de la pièce s’ouvrit devant un individu qui s’écriait, avec un ton de reproche :

— Comment, Rosette, vous êtes ici, dans l’atelier, en l’absence de Jean ! Si…

Mais le nouvel arrivant s’arrêta brusquement et fit un pas en arrière en apercevant tant de monde, là où il espérait trouver seule celle qu’il poursuivait toujours de ses ridicules galanteries.

— Tiens ! Charles Durest, fit M. Roblot ; le clerc de maître Tellier ! Entrez, entrez donc !

Et il ajouta à demi-voix, en s’adressant à M. Morin :

— Un ami intime de Mourel.

— Eh oui entrez, répéta avec son air bonhomme l’inspecteur ; vous n’êtes pas de trop, au contraire !

Cet « au contraire » avait été accentué d’un ton si doucereux que Durest en devint blême, si tant est que cela lui fût possible.

Néanmoins il obéit et, comme, après avoir franchi le seuil de la pièce, il vit Rose avec les traits décomposés, il comprit qu’il se passait là quelque chose de grave.

Alors il s’efforça de payer d’audace et courut à la jeune femme pour lui demander :

— Qu’avez-vous donc ? Est-ce qu’il est arrivé malheur à Jean ?

Mme Mourel ne lui répondit que par un regard indigné et en haussant les épaules.

— Hélas oui, il est arrivé malheur à votre ami, dit le commissaire de police. Vous avez bien dû vous en douter un peu en nous voyant ici. Jetez un coup d’œil là-bas, sur la table de travail, vous saisirez tout à fait.

Le clerc ne tourna même pas la tête, mais de blême il devint verdâtre, tout en balbutiant :

— Je ne comprends pas que voulez-vous dire ?

— M. le procureur de la République vous l’expliquera tout à l’heure.

— M. le procureur de la République ?

— Lui-même, en personne.

Pendant ce temps-là, M. Morin faisait empaqueter soigneusement par le secrétaire de M. Roblot les objets qu’il voulait emporter.

Cette besogne allait être terminée, lorsque Durest, qui réfléchissait, adossé à la muraille, car il pouvait à peine se soutenir, fit signe au commissaire central qu’il désirait lui parler et, l’entraînant dans un des angles de la pièce, il lui dit tout bas :

— Jean est pincé, je le vois bien et vous croyez que je suis son complice. Je vous jure que non, mais je sais beaucoup de choses qui vous intéressent, et, puisqu’il est pris, je suis prêt à vous renseigner. Remarquez que je ne suis pas en état d’arrestation et que c’est de mon propre mouvement que je vous fais cette proposition.

— Ah mon gaillard, vous connaissez votre code pénal. Article 138 : « La personne coupable des crimes mentionnés dans les articles 132 et 139, — faux monnayeurs ou falsificateurs de billets de la Banque de France, — seront exempts de peine si, avant la consommation de ces crimes ou avant toutes poursuites, elles en ont donné connaissance et révélé leurs auteurs aux autorités constituées. » Vous entendez bien, monsieur Charles Durest : « avant toutes poursuites ! »

— C’est vrai, monsieur le commissaire, mais le même article se termine par ces mots : « ou si, même après les poursuites commencées, elles ont procuré l’arrestation des autres coupables. »

— Parfaitement exact. Et puisque nous faisons assaut de savoir, j’ajouterai, toujours pour ne rien oublier de cet intéressant paragraphe 138 : Elles, les personnes qui auront dénoncé, pourront néanmoins être mises, pour la vie ou à temps, sous la surveillance spéciale de la haute police. Mais on ne peut tout demander : c’est déjà fort joli d’échapper au bagne.

C’était évidemment l’opinion du triste personnage, car il approuva d’un vilain sourire, et, quelques minutes plus tard, quand M. Roblot lui annonça qu’il allait être conduit devant le procureur de la République, il en prit courageusement son parti et le suivit sans l’ombre de résistance.

Quant à Rose, après avoir vu pratiquer dans sa chambre à coucher et dans les autres pièces de sa maison des perquisitions qui ne firent rien découvrir de nature à la compromettre, elle assista à la pose des scellés sur la porte de l’atelier et ne put répondre que d’un mouvement de tête, lorsque le représentant de l’autorité lui dit, avant de se retirer avec M. Morin :

— Ne craignez rien, il ne vous arrivera aucun mal, mais demeurez ici, à la disposition de la justice. Il est probable que le juge d’instruction vous fera appeler aujourd’hui même.

Mais quand elle se vit seule, Mme Mourel se mit à pleurer, en songeant aux conséquences des événements qui venaient la surprendre sinon en plein bonheur, du moins en pleine tranquillité.

Celui dont elle portait le nom était un faussaire ; ce nom allait être déshonoré ; Jean serait envoyé au bagne ! Alors que deviendrait-elle ?

Comment n’avait-elle jamais eu de soupçons !

Est-ce qu’elle n’aurait pas dû comprendre qu’un graveur, si habile qu’il fut, ne pouvait gagner honnêtement tout l’argent que son mari avait rapporté de Paris depuis qu’il l’avait épousée ?

Cette petite maison, devenue par ses soins un nid charmant, avait été payée avec le produit de son industrie criminelle. Il lui semblait que le parquet lui brûlait les pieds. Ses belles robes, ses bijoux, son joli mobilier, les moindres objets qui l’entouraient, tout cela, tout était volé !

Est-ce qu’on croirait jamais qu’elle ne s’en doutait pas un peu On ne manquerait pas de dire que c’était pour satisfaire à ses goûts de dépense que Mourel était devenu faussaire. N’avait-elle pas exigé, en effet, que Jean eût cinq mille francs d’économies pour lui accorder sa main !

Elle se souvenait avec horreur de cette condition qu’elle avait mise à son mariage et, s’accusant de tout le mal, sanglotait sur le sort de celui qu’elle pensait avoir conduit au crime.

Au même instant à peu près, le commissaire de police et l’inspecteur de la Sûreté étaient reçus par le procureur de la République et lui rendaient compte de leur mission.

Elle avait eu un résultat inespéré qui simplifiait beaucoup les choses.

Il n’y avait plus qu’à remettre l’affaire à l’instruction, ce que fit, séance tenante, le chef du parquet.

Le juge instructeur près le tribunal de Reims était à cette époque M. d’Orcières, un magistrat plein de savoir et de distinction. Les prévenus n’avaient à redouter de lui ni menaces, ni pièges indignes. Il allait loyalement à son but, n’ayant d’autre souci que de rechercher la vérité, n’admettant pas qu’il suffit qu’on fût conduit devant lui pour être considéré comme coupable, avant même d’avoir été entendu.

C’était toujours une bonne fortune pour lui de pouvoir, en toute conscience, conclure par l’avis d’une ordonnance de non-lieu, et il eût pensé s’abaisser en luttant de ruses et de mensonges avec ceux qu’il interrogeait.

L’affaire dont il était chargé n’allait pas d’ailleurs lui présenter de grandes difficultés à vaincre.

En effet, lorsqu’on l’amena, le jour même, dans le cabinet de M. d’Orcières, Jean Mourel ne tenta pas de nier un seul instant.

Il ignorait encore que des perquisitions avaient été faites dans sa maison, mais, en l’arrêtant à Paris, on avait saisi sur lui une trentaine de billets faux dont il se proposait de se défaire par de petites acquisitions dans divers magasins, et c’était là une preuve tellement accablante qu’il se sentait perdu.

Il reconnut donc immédiatement qu’il était bien le falsificateur que la police cherchait depuis plusieurs mois, mais quand le juge d’instruction lui demanda de nommer ses complices, il répondit sans hésitation, avec fermeté :

— Je n’en ai aucun.

— Aucun ? répéta le magistrat. Et votre femme ?

— Je vous jure qu’elle a toujours ignoré ce que je faisais.

— C’est peu probable ! Du reste nous l’entendrons bientôt ; mais ce qui est inadmissible, c’est que vous ne vous soyez fait aider par personne pour mettre vos billets en circulation. En opérer constamment le change vous-même, c’eût été vous dénoncer tout de suite. Vous êtes trop intelligent pour avoir agi de la sorte. Vous comprenez qu’il me sera facile de découvrir quelles étaient vos relations. Vous avez refusé de dire où vous habitiez à Paris pendant les fréquents séjours que vous y faisiez. Pourquoi ?

Jean avait baissé la tête et gardait le silence.

— Vous ne voulez pas répondre ? Vous réfléchirez. Je reviendrai plus tard sur ce point.

Et, poursuivant son interrogatoire, M. d’Orcières apprit de Mourel que ses premiers essais de falsification remontaient à près de deux ans et qu’il avait émis pour plus de cinquante mille francs de billets faux.

Mais il ne lui restait que fort peu de chose de tout cet argent. Il affirmait que sa petite propriété de Reims avait été payée avec le produit licite de ses travaux pour les journaux illustrés de Paris.

Alors qu’était devenu tout ce que lui avait rapporté son habileté criminelle ?

Il l’avait dépensé, disait-il, en expériences de chimie et en acquisition des produits qui lui étaient nécessaires.

À ces réponses, le juge d’instruction comprit qu’il y avait une partie de son existence que le faussaire cachait avec le plus grand soin ; cela, bien certainement, parce qu’il ne voulait pas aider à la découverte des complices qu’il devait avoir.

Quelques instants après, lorsque Durest comparut à son tour devant lui, le magistrat eut aussitôt la preuve qu’il avait deviné juste, car, avide de se poser en dénonciateur, afin de bénéficier des dispositions de l’article 138, le clerc d’huissier s’empressa de fournir les renseignements les plus précis sur la manière d’opérer de son ami pour écouler ses billets faux.

J’ai d’abord été dupe de Mourel, dit le misérable. Lorsqu’il commença à me donner à changer quelques billets, de loin en loin, il y a de cela plus d’un an, je ne me doutais de rien. Il me racontait qu’il gagnait beaucoup d’argent en travaillant pour des éditeurs de Paris, et quand j’allais chez lui, dans le petit appartement qu’il occupait avant son mariage, je n’y voyais rien de suspect, mais seulement, au contraire, la démonstration, qui devait me paraître évidente, de la vérité de ses affirmations. Il ne cessait de reproduire des dessins et, vingt fois, il me donna à lire les lettres de ceux qui lui commandaient ses travaux d’artiste.

Soit ! fit M. d’Orcières mais vous n’avez pas été longtemps sans connaître plus exactement la véritable industrie de Mourel. Après avoir été sa dupe, comme vous le dites, vous êtes devenu son complice.

— Malgré moi, monsieur, bien malgré moi.

— Expliquez-vous.

— Oh ! rien n’est plus simple. J’avais donc mis en circulation, le plus innocemment du monde, un certain nombre de billets faux, quand, un jour, je finis par me douter de quelque chose. J’étais passé chez Jean en revenant de recette ; j’avais quinze cents francs dans ma sacoche ; je ne le lui cachai pas, et il me proposa aussitôt de lui donner cette somme, qui était en or et en pièces de cinq francs, contre une somme égale en billets de banque. Cela me surprit un peu, car, enfin l’or et l’argent sont embarrassants, et, lorsque j’eus réfléchi, je me demandai comment un graveur pouvait avoir une si grande quantité de billets.

— Vous n’en avez pas moins fait ce change ?

— Eh oui ! en toute confiance.

— M. Tellier n’a pas été surpris que vous lui rapportiez autant de billets, alors que, précédemment, vos recettes étaient représentées par des monnaies de toutes sortes ?

— Le patron ne m’a fait aucune observation.

— C’est possible continuez.

Bien que le juge d’instruction eût prononcé ces mots avec une certaine ironie, qui n’avait pas échappé au clerc d’huissier, celui-ci s’arma cependant de courage et poursuivit :

— Dès ce moment, je surveillai Mourel, et comme il me racontait qu’il menait joyeuse vie à Paris, je compris qu’il ne pouvait y satisfaire avec le produit de ses travaux. Aussi, quand, un beau soir, il me demanda encore de changer ma recette contre des billets de banque, je refusai, en lui disant que, ne sachant pas où il prenait tous ces billets-là, je ne voulais pas me compromettre. Alors il se fâcha et, après m’avoir affirmé qu’il gagnait tout cet argent à illustrer des livres défendus, il ajouta qu’il était trop tard pour me montrer aussi scrupuleux, puisque déjà, une première fois, je lui avais rendu le même service qu’il réclamait de nouveau de mon amitié.

— Vous ne vous doutiez pas que les billets que vous remettait Mourel étaient faux ?

— Pas le moins du monde ; c’est seulement une année après que j’ai tout deviné.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas dénoncé à cette époque, puisque vous le faites aujourd’hui ?

— Parce que c’eût été me dénoncer moi-même, puisque j’étais devenu de force son complice.

— Avouez donc la vérité tout entière. Si vous avez gardé le silence pendant plus d’un an, c’est que_vous espériez que votre ami et vous auriez le temps de faire fortune avant d’être soupçonnés et si vous parlez aujourd’hui, c’est uniquement dans l’espoir de bénéficier de l’article du code qui exempte de peine les dénonciateurs dans les crimes de faux monnayage. Peut-être les magistrats qui jugeront Mourel trouveront-ils que vos révélations ont été bien tardives et n’ont rien appris à la justice.

Cette façon si nette d’apprécier sa conduite faillit faire perdre à Durest toute son assurance. Il n’en reprit un peu que quand M. d’Orcières lui dit :

— Mourel dépensait donc beaucoup d’argent à Paris. Où demeurait-il ? Vous ne pouvez l’ignorer, puisque vous l’avez fréquemment accompagné. Il ne descendait pas à l’hôtel ?

— Non ; il habitait 42, rue de l’Est, près du Luxembourg, un petit appartement qu’il avait loué sous le nom de Raymond Bernard.

— Et où il menait une existence de plaisirs que vous avez souvent partagée avec lui ?

— Oh ! bien rarement, au contraire. M. Tellier ne me permettait pas de m’absenter ainsi de Reims.

— Mourel a conservé cet appartement depuis son mariage ?

— Oui, monsieur.

— Alors pourquoi s’est-il marié ? Il ne pouvait pas avoir une bien grande affection pour celle dont il a fait sa femme, puisqu’il l’oubliait si complètement à Paris.

— Je crois que Jean espérait détourner de lui les soupçons en demeurant à Reims en ménage régulier.

— Oui, ça doit être cela ! C’est bien, je n’ai pas d’autres questions à vous adresser aujourd’hui. Signez votre interrogatoire.

Le triste sire obéit et, cela fait, demanda au juge d’instruction :

— Vous me maintenez en état d’arrestation ?

— Sans aucun doute ! Vos aveux vous vaudront peut-être l’indulgence du jury, mais ils ne sauraient vous épargner l’emprisonnement préventif.

Et sans s’occuper davantage du dénonciateur, qu’un gendarme allait conduire en prison, le magistrat fit immédiatement le nécessaire pour qu’une commission rogatoire suivît l’affaire à Paris, en pratiquant sans retard des perquisitions dans l’appartement du faussaire, rue de l’Est, et en interrogeant ses concierges, pour savoir quelles étaient ses relations habituelles, car Durest n’en avait désigné qu’une partie : quelques femmes de mœurs légères et trois ou quatre artistes du quartier latin.

Le lendemain matin, après avoir passé une nuit horrible, Rose reçut l’ordre de se rendre le jour même au parquet. Elle y arriva toute tremblante.

Quand un garde lui commanda d’entrer chez le juge d’instruction, elle obéit en s’appuyant le long des murs.

La jeune femme était méconnaissable. M. d’Orcières qui pensait d’ailleurs, ainsi que le commissaire de police et M. Morin, qu’été avait toujours ignoré le véritable métier de son mari, en eut pitié, et il lui dit avec douceur, en lui faisant donner un siège par son greffier :

–Remettez-vous, madame, la justice n’est à craindre que pour les coupables ; je ne veux vous demander que quelques explications.

À ces paroles de bonté auxquelles Mme Mourel ne s’attendait, pas, elle leva ses beaux yeux remplis de larmes et répondit timidement :

— Interrogez-moi, monsieur, je vous dirai la vérité, du moins ce que je sais, mais je ne sais pas grand’chose. Pouvais-je me douter de tout cela ? Jean, mon pauvre Jean, c’est pour moi qu’il est devenu criminel c’est son amour qui l’a perdu !

Elle s’était couvert le visage de ses deux mains et sanglotait.

Jugeant avec raison que, pour obtenir d’elle des renseignements complets, il fallait tout d’abord calmer sa conscience, M. d’Orcières lui dit vivement :

— N’ayez pas de semblables remords ! Ce n’est ni pour vous, ni par amour de vous que votre mari s’est fait faussaire.

— Que voulez-vous dire ?

— Au risque de vous causer une grande déception, je dois vous informer de ce que j’ai déjà appris sur la conduite privée de celui que vous plaignez tant. Bien avant de vous connaître, Mourel s’était déjà essayé dans sa coupable industrie, et pendant qu’il vous laissait seule ici, il dépensait à Paris des sommes importantes avec d’autres femmes que vous !

– Avec d’autres femmes que moi ! C’est impossible !

— C’est absolument exact. Son ami Durest m’a donne tous les détails les plus circonstanciés sur l’existence que menait votre mari dès qu’il avait quitté Reims.

— Il me trompait ! Alors pourquoi m’a-t-il épousée, en jurant qu’il m’aimait ?

— Parce qu’il espérait, c’est encore son complice Charles Durest qui parle, qu’en le voyant vivre dans notre ville en honnête chef de famille, on ne le soupçonnerait jamais.

— Ah ! le misérable, le misérable !

La malheureuse avait jeté ce cri avec une telle indignation que le magistrat comprit aussitôt ce qui se passait en elle.

Rose n’avait plaint son mari que parce qu’elle s’en croyait aimée, qu’elle pensait être la cause de sa chute et non parce qu’elle l’aimait elle-même.

Du moment où elle n’avait été entre ses mains qu’un instrument, un pavillon, il n’y avait plus en son cœur place pour aucune pitié à son endroit. Il n’était plus qu’un criminel sans excuse, qui l’avait entraînée dans sa honte. Elle ne pouvait que le mépriser et le haïr.

Elle se souvenait de cette époque, si peu lointaine et dont un abîme cependant la séparait déjà, où gaie, insouciante, repoussant tous les hommages, elle ne songeait pas au lendemain.

C’était à cette existence sans souci qu’il l’avait arrachée par des protestations mensongères pour l’associer à son infamie. Ah ! la loi, la prison, le bagne pouvaient bien le prendre et le garder ! Elle n’avait plus qu’un désir, c’était d’être à jamais séparée de lui.

Dans cet état d’esprit, Rose, on le comprend, ne refusa aucun renseignement à la justice, et grâce à elle, aussi bien que grâce au clerc d’huissier et à ce que la commission rogatoire découvrit à Paris, l’instruction marcha si rapidement que, moins de deux mois après l’arrestation de Jean et de Durest, la Chambre des mises en accusation les envoya tous les deux en cour d’assises.

Aucun des amis, hommes ou femmes, que le faussaire avait eus à Paris n’était compris dans les poursuites. Ils n’avaient été que des complices absolument inconscients.

Quant à Mme Mourel, elle s’était réfugiée chez sa tante pour ne plus habiter sa petite maison payée avec le produit d’un crime. De plus, malgré toutes les supplications de son mari, elle avait refusé d’aller le voir à la prison.

« — Je ne vous aimais pas lorsque vous m’avez épousée, lui écrivit-elle, mais j’étais une honnête femme et je croyais sincèrement que mon affection serait le résultat de notre existence commune. « Bien certainement il en aurait été ainsi, je le sentais peu à peu, mais ce qui se passe a fait disparaître tous mes bons sentiments pour vous. Je n’ignore rien de la vie que vous meniez à Paris pendant que vous me laissiez seule, remplie de confiance en votre amour. Tout en souhaitant que vos juges vous soient indulgents, vous n’existez plus pour moi. »

À la lecture de ces lignes, le faussaire fut pris d’un véritable accès de rage. Il comprenait que l’abandon de sa femme, dont la lettre serait jointe au dossier, produirait un effet désastreux sur le jury, et il fit le serment de se venger tôt ou tard.

Toutefois il se garda bien de lui écrire dans ce sens, car il espérait qu’elle assisterait aux débats et reviendrait, par pitié, à de meilleures pensées, mais ce dernier espoir fut déçu. Rose ne parut devant la cour que juste le temps nécessaire pour y déposer, ce qu’elle fit avec modération, mais aussi avec une douleur qui impressionna vivement les jurés, et le président l’autorisa aussitôt à se retirer.

Quelques heures plus tard, Mourel s’entendit condamner à vingt ans de travaux forcés. Son avocat, Me Duval avait tiré si habilement parti de ses aveux et de son prétendu amour pour sa femme qu’il avait obtenu des circonstances atténuantes.

Quant à Durest, malgré les efforts de son défenseur, il fut frappé de huit ans de réclusion, ne bénéficiant ainsi que dans une mesure restreinte du fameux article 138, sur lequel il avait si bien compté en se faisant dénonciateur.

L’arrêt ajoutait, conformément à l’article 47 du code pénal, que le falsificateur et son complice seraient, à l’expiration de leur peine, placés pour toute leur vie sous la surveillance de la haute police.

Le lendemain de sa condamnation, Jean écrivit de nouveau à sa femme pour la supplier de venir à la prison lui faire ses adieux, mais elle lui répondit que, tout en déplorant le malheur qui le frappait et en priant le ciel de lui donner le courage de supporter une épreuve dont sa bonne conduite pourrait seule adoucir les rigueurs et abroger la durée, elle n’oublierait jamais qu’il l’avait trompée, trahie, entraînée dans sa honte, et qu’elle ne voulait plus le revoir.

Alors, furieux et désespéré, Mourel refusa de signer son pourvoi en cassation, et, les délais légaux expirés, il quitta Reims pour être dirigé sur le bagne de Toulon.

Avant de partir, il avait obtenu l’autorisation de voir son ami Charles Durest, à qui il n’en voulait pas le moins du monde de ses révélations, sachant bien que cela n’avait en rien aggravé son cas, et qu’il désirait d’ailleurs ménager en vue de l’avenir, et il lui avait dit :

— Rose m’abandonne ; elle espère sans doute que je ne sortirai jamais de là-bas. Elle se trompe peut-être. En attendant, puisque, toi, tu n’en as que pour huit ans, je te la recommande. Ne la perds pas de vue. Oh ! nous nous reverrons et je me vengerai, je le jure !

Moins de quinze jours après ces débats judiciaires auxquels la population rémoise s’était vivement intéressée, on racontait que la jolie Rose Lasseguet avait disparu, et on affirmait qu’on l’avait reconnue, blottie dans une chaise de poste, sur la route d’Épernay, en compagnie de son ancien adorateur, Albert Rommier.

C’était exact ; les choses avaient suivi un cours en quelque sorte fatal.

Aussitôt au courant de l’arrestation de Mourel et sachant que sa femme s’était retirée chez sa tante, Albert lui avait écrit lettre sur lettre pour la consoler, lui rappeler qu’il l’aimait toujours et lui offrir sa protection ; mais tout entière à sa douleur, Rose ne lui avait pas répondu.

De plus, elle s’était si bien enfermée chez sa vieille parente, qui l’accompagnait chaque fois qu’elle était obligée de se rendre aux appels du juge d’instruction, que Rommier n’avait jamais pu lui adresser la parole.

Alors il avait si patiemment attendu, surveillé, guetté, qu’un soir enfin, quelques jours après l’arrêt de la cour, il était parvenu à se glisser auprès de la jeune femme.

Une fois seul avec la pauvre affolée de honte, il n’avait pas eu grand mal à lui persuader qu’elle ne pouvait plus vivre à Reims, où l’accueilleraient les rires moqueurs et les humiliations dès qu’elle voudrait reprendre son ancien métier de modiste, sa seule ressource, puisque les frais de justice et l’amende infligée à son mari ne lui avaient permis de garder que son linge et ses vêtements.

La malheureuse enfant, à qui d’ailleurs, on s’en souvient, Albert Rommier n’avait jamais déplu, s’était rendue à ces raisons spécieuses, et, après avoir tout dit à sa tante, qui, bien que la blâmant, n’avait osé la retenir, elle était partie.

Un mois plus tard, au moment même où les deux amoureux, fatigués de la vie d’hôtel, s’installaient dans un coquet appartement du quartier Notre-Dame-de-Lorette, Jean Mourel endossait à Toulon la livrée du bagne, ou il était immatriculé sous le numéro 2817.

Le même jour à peu près, Charles Durest, que nous ne devons pas oublier, faisait élection forcée de domicile légal à la maison centrale de Clairvaux.


FIN DU PROLOGUE