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La Duchesse Claude (Pont-Jest)/VI

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E. Dentu (p. 135-151).

VI

QUATRE MOIS PLUS TARD


Le mariage de M. de Blangy-Portal causa la plus vive surprise dans le faubourg Saint-Germain et dans son milieu de clubmen, mais comme on le savait ruiné, on s’expliqua et même on excusa cette union, quand on sut que sa femme avait eu cinq millions de dot.

Néanmoins, si les plus indulgents trouveront naturel que le noble descendant des croisés eût cherché à refaire sa fortune, il leur parut extraordinaire qu’il y fût parvenu aussi vite, et on voulut savoir qui était et d’où venait la nouvelle duchesse.

De là, tout logiquement, bon nombre de commentaires malveillants. La baronne de Travène surtout, cette grande dame qui, selon Isaïe Blumer, tenait agence matrimoniale dans son salon même, ne s’en fit pas faute pour sa part, dans sa mauvaise humeur d’être restée étrangère à une affaire dont elle aurait bien su tirer gros profit.

Puis quelques mères ayant filles à caser, quelques douairières aux principes inflexibles et quelques amateurs de scandale se mirent en campagne, mais pour n’en revenir, à leur courte honte, qu’avec des renseignements sans intérêt.

Ils ne découvrirent que ce que M. de Blangy-Portal et ses amis avaient, par politique, fait ouvertement, dans l’espoir que les recherches des curieux n’iraient pas au delà.

Tout le monde alors sut bientôt que la jolie épousée était la petite fille d’un riche industriel, mort depuis fort longtemps, qu’elle n’avait d’autre parente qu’une vieille et honorable grand’-tante, qui était venue habiter aux environs de Mantes à l’époque où elle avait confié sa petite nièce aux Visitandines de cette ville, et enfin que ce mariage était l’œuvre de Paul Guerrard, ami de Robert, et dont le père avait beaucoup connu l’aïeul de celle qui avait passé si brusquement de son couvent à l’hôtel ducal de la rue de Lille. Il n’y avait donc là rien de bien mystérieux.

Il s’agissait tout simplement d’une mésalliance, chose qui devenait de plus en plus fréquente, depuis que d’intelligents et hardis spéculateurs, appartenant à la petite bourgeoisie, faisaient à la Bourse, dans l’industrie et dans les opérations de terrains, des fortunes colossales, et savaient en même temps avoir des filles charmantes, qu’ils élevaient de façon à leur permettre de faire excellente figure dans les salons aristocratiques, dont des dots princières leur ouvraient les portes toutes grandes.

Un seul point restait intéressant : celui de juger de près la duchesse Claude.

Son mari allait-il recevoir dans son hôtel fermé depuis si longtemps, et quelle maîtresse de maison serait la nouvelle venue dans le faubourg ?

Y serait-elle accueillie, ou la mettrait-on en quarantaine ?

Et comme on savait qu’après n’avoir fait qu’une station de quelques instants, une sorte de visite, rue de Lille, M. et Mme de Blangy-Portal étaient partis pour une destination inconnue, on pensa que le duc ne s’était décidé à ce voyage de noce, excursion démodée, à laquelle les petites gens seules restent fidèles, que pour donner à sa femme le temps de s’accoutumer à son titre, et aussi pour la former aux usages d’un monde qui lui était si complètement étranger.

Il y avait un peu de vrai dans tout cela ; mais Robert s’était sauvé surtout pour échapper à la curiosité dont il prévoyait que la duchesse et lui seraient l’objet, pendant quelques semaines tout au moins, et aussi pour brusquer la séparation de Claude et de sa mère.

Il s’était dit qu’en mettant entre elles plusieurs centaines de lieues, elles s’habitueraient tout de suite à ne plus se voir, ce qui leur rendrait moins douloureux l’éloignement dans lequel elles seraient condamnées à vivre dans l’avenir, à Paris même.

Car le duc, une fois marié et en possession des millions gagnés par le brave Berquelier, ne s’était plus du tout dissimulé qu’il avait fait là un mariage peu digne de son nom, et sans s’arrêter à aucun plan de conduite trop précis, il avait cependant l’intention formelle de restreindre les relations de Claude avec sa mère.

Il savait bien que Mme Frémerol tiendrait toutes ses promesses à cet égard, mais il craignait l’affection de la duchesse pour celle qui s’était si héroïquement sacrifiée, et il avait une peur atroce qu’on ne découvrit qu’il était tout simplement le gendre de l’ancienne maîtresse de ce gros entrepreneur, dont la fortune rapide avait fait tant de bruit une dizaine d’années auparavant.

Aussi ne retarda-t-il pas d’un seul jour, en quelque sorte, pour manœuvrer dans la direction du but qu’il voulait atteindre ; et le lendemain même de son arrivée à Milan, où il avait conduit sa femme d’une seule traite, il lui dit :

— Vous allez certainement, ma chère amie, donner de vos nouvelles à votre mère, et je comprends fort bien que vous lui écriviez ; mais, dans votre intérêt à toutes deux, je vous engage à ne pas échanger une correspondance trop fréquente, car si vous agissiez ainsi, vous vous accoutumeriez plus difficilement à la séparation qui, vous le savez, est nécessaire.

Bien que son mari se fût exprimé d’un ton affectueux, Claude ne sentit pas moins son cœur se serrer. Cependant elle répondit avec douceur :

— Je n’écrirai qu’avec votre autorisation et, si vous le voulez, vous lirez mes lettres avant qu’elles partent.

— Oh ! Dieu m’en garde ! répondit vivement Robert un peu honteux. J’ai en vous la confiance la plus absolue, et j’espère, d’ailleurs, que vous n’aurez jamais à faire à personne la confidence de chagrins vous venant de moi.

M. de Blangy-Portal se montrait, en effet, rempli de prévenances et de galanterie pour celle qui portait son nom. Ayant ordonné d’importants travaux dans son hôtel à Paris, il avait jugé que Germain lui serait plus utile là qu’en voyage, et il n’avait emmené aucun domestique ; mais aussitôt à Milan, il engagea une femme de chambre française, dont il n’avait pas à craindre les indiscrétions, puisqu’elle ne savait rien du passé de sa nouvelle maîtresse, et il s’efforça de procurer à la duchesse toutes les distractions possibles.

Il lui fit ainsi visiter Florence, Rome et Naples, puis ils remontèrent à Venise, en passant par Foggia et en suivant la côte de l’Adriatique.

L’ex-pensionnaire des Visitandines était enchantée de voir des pays qu’elle avait toujours rêvé de parcourir, et le duc n’aurait pu lire dans les lettres qu’elles adressait à Paris que des éloges à son sujet.

Non que Claude aimât son mari avec passion ; mais elle était reconnaissante du rang auquel il l’avait élevée, des hommages que lui attirait son nom, de l’existence qu’il lui faisait mener ; et tout en n’oubliant ni sa mère, ni sa tante, ni Verneuil, ni même le couvent, elle était heureuse, ne s’imaginant pas qu’un époux put être plus tendre, plus épris que le sien.

Quant à M. de Blangy-Portal, après le premier moment de satisfaction et de surprise qu’il avait ressenti en trouvant sa femme remplie de tant de qualités charmantes, il était redevenu promptement l’homme d’avant son mariage, et il lui tardait de retourner à Paris, non pour reprendre ses habitudes d’autrefois, il ne se l’avouait pas du moins, mais tout simplement pour mettre un terme à la vie monotone de cohabitation conjugale que le voyage lui imposait.

Aussi annonça-t-il un beau matin à la duchesse, après d’ailleurs deux mois d’excursion, qu’ils allaient se diriger vers la frontière française, et la jeune femme, qui ne demandait pas mieux peut-être que de faire son entrée dans le monde, fut tout à fait de son avis.

Ils repassèrent par Milan et de là s’en furent à Nice, où ils arrivèrent précisément en plein carnaval, c’est-à-dire à ce moment où tout l’univers élégant semble s’y être donné rendez-vous.

Claude ne s’imaginait pas que l’on pût se livrer à une telle débauche de plaisirs pendant des mois entiers, et ce bruit la fatigua bientôt à ce point que Robert, dans le seul but, disait-il, de lui procurer un peu de calme, l’emmena à Monte-Carlo. Il avait fait retenir un appartement à l’hôtel de Paris, où l’on retrouve si complet tout le confort parisien.

La fille de Mme Frémerol connaissait à peine de nom la principauté de Monaco, et elle ignorait bien certainement les attraits spéciaux de ce rocher que les millions perdus par les joueurs ont transformé en féerique serre tropicale.

Aussi fût-elle saisie d’admiration naïve à la vue de ces jardins de Sémiramis, semés de villas coquettes escaladant les collines ; et lorsqu’elle eut entendu, dans la délicieuse salle de spectacle du casino, les premiers artistes de l’Europe ; quand, en suivant les découpures boisées de la côte baignée par les flots bleus et sous un ciel d’un immuable azur, elle eut parcouru les environs et vécu pendant une semaine de cette existence de rêve et de printemps éternel bien faite pour griser les plus sages, elle se demanda comment on pouvait vivre ailleurs.

Mais cet enthousiasme tomba un peu lorsqu’elle se vit délaissée durant de longues heures, dans l’après-midi et le soir.

Après l’avoir installée au concert ou au théâtre, Robert disparaissait, pour la rejoindre, à la fin de la représentation, nerveux, étrangement animé, parfois les traits sombres et la physionomie bouleversée, quels que fussent ses efforts visibles pour paraître calme.

Tout d’abord Claude supposa que son mari était souffrant et l’interrogea avec sollicitude, mais quand il lui eut affirmé qu’il se portait au contraire à merveille, elle s’imagina qu’il poursuivait quelque aventure galante, et, bien que la jalousie ne la tourmentât point, elle résolut de le surveiller.

Cela lui fut chose facile, car M. de Blangy-Portal ne se cachait pas, et lorsqu’un jour elle le suivit, ce fut pour le voir entrer tout droit dans les salons de jeu, où il ne l’avait conduite qu’une seule fois pour les lui faire visiter, en disant, — excuse dont se servent tous les époux joueurs, — que ce n’était pas la place d’une femme de son âge et de sa condition sociale.

Alors elle s’informa adroitement et apprit que le duc jouait très gros jeu, mais comme elle ignorait qu’il s’était jadis ruiné de cette façon et n’avait pas idée d’ailleurs de la valeur de l’argent, elle s’en inquiéta si peu qu’un soir ou il était rentré à l’hôtel dans un état d’agitation extrême, elle lui demanda en riant :

— C’est donc bien amusant la roulette et le trente et quarante ?

Robert eut un moment de stupeur et devint cramoisi ; toutefois, se remettant bien vite, il eut du moins l’esprit de ne point affecter de ne pas comprendre et répondit :

C’est tout à la fois amusant et stupide. Alors vous savez…

— M’en voulez-vous de m’être intéressée, oh ! discrètement, en femme seulement dévouée, à l’emploi que son seigneur et maître faisait de son temps ? Est-ce qu’on hasarde là-bas beaucoup d’argent ? Gagnez-vous, au moins ?

Claude avait dit cela d’un ton si enjoué et un si joli sourire aux lèvres que M. de Blangy-Portal n’osant même, si blessé qu’il fût, lui demander qui l’avait si bien renseignée, lui riposta en riant lui-même :

— Certes non, je ne gagne pas ; je perds, au contraire, quelques centaines de louis ; ce qui est absurde !

— Pourquoi ? Si cela vous amuse ! Quelques mille francs de plus ou de moins, quelle importance cela a-t-il pour nous ? Sans compter que j’entends dire qu’il est de beaucoup préférable de jouer ici plutôt que partout ailleurs.

— Sans doute, sans doute ! au moins on n’est pas volé, et c’est fort intéressant. Cependant, c’est assez, et nous allons retourner à Paris.

La vérité, c’était que Robert, ayant perdu près de deux cent mille francs, empruntés à un banquier de Nice, où il était allé jouer presque tous les jours, éprouvait une sorte de honte d’avoir manqué aussi vite à son serment, et qu’il craignait d’être l’objet, dans les journaux boulevardiers, de quelques échos malveillants où, en racontant ses nouvelles mésaventures de tapis vert, on ne manquerait pas de rappeler les millions qu’il avait si heureusement trouvés dans la corbeille de mariage d’une petite roturière inconnue.

Claude, qui ne se doutait de rien de semblable, fut un peu désolée de quitter aussi brusquement Monte-Carlo, où, comme tous ceux qui savent en jouir, elle se plaisait tant, mais elle en prit son parti, car il lui tardait de revoir sa mère, de l’embrasser, de lui dire mille choses qu’elle n’avait pu lui écrire.

Peut-être aussi commençait-elle à désirer d’être duchesse pour d’autres que pour les maîtres d’hôtels, les chefs de gare et les connaissances passagères qu’on fait en voyage.

Pendant ce temps-là, on oubliait à Paris M. et Mme de Blangy-Portal, mais lorsqu’on apprit qu’ils étaient de retour, la curiosité de tous à leur endroit se réveilla plus vive encore que deux mois auparavant.

Informé par Guerrard de l’explosion de ce sentiment bien parisien, Robert comprit qu’il ne pouvait plus longtemps vivre et se conduire comme un mari qui craint de montrer celle qui porte son nom.

Il se décida alors à recevoir, mais seulement un petit nombre d’amis et quelques parents éloignés, les seuls qu’il eût d’ailleurs, car, en raison de son second mariage, sa rupture était plus complète que jamais avec la famille de sa première femme.

La comtesse de Lancrey, chez qui Gontran était resté avec l’abbé Monnier pendant l’absence de son père, avait manifesté le désir de garder tout à fait son petit neveu, mais le duc s’y était opposé, résolu qu’il était à confier son fils aux Jésuites, s’il manifestait trop d’aversion pour sa belle-mère.

En attendant, l’élève et le précepteur s’étaient réinstallés l’hôtel, et après être allée passer une journée entière à Verneuil auprès de sa mère, qui avait été bien heureuse de la revoir, la duchesse s’efforçait de se faire aimer de tous ceux avec lesquels elle était destinée à vivre.

Elle avait d’abord fait la conquête de Germain, en lui disant avec bonté qu’elle comptait sur son expérience pour l’aider à conduire le personnel de la maison, et le vieux valet de chambre, tout fier d’être élevé ainsi aux fonctions d’intendant, ne tarissait pas d’éloges sur sa jeune maîtresse, sans compter que, fort au courant des affaires du duc, il savait que c’était grâce à sa dot qu’il pouvait être de nouveau grand seigneur comme autrefois.

Quant à Gontran, informé des intentions de son père et sermonné par l’abbé Monnier, il était pour sa belle-mère sinon expansif et affectueux, du moins plein de déférence, et les choses en étaient là lorsque Robert annonça à sa femme que, voulant lui faire prendre officiellement le rang qui lui appartenait, il avait invité à dîner quelques parents et ses amis les plus intimes, une vingtaine de personnes à peu près.

C’étaient, entre autres, le prince d’Andalt et le général d’Hermont, les deux témoins de son mariage, la princesse d’Andalt, vénérable douairière dont l’opinion faisait loi dans le faubourg Saint-Germain, la baronne de Travène, cette rivale d’Isaïe Blumer dont il tenait à reconquérir les bonnes grâces, quelques compagnons de club et enfin Paul Guerrard, qui se refaisait une clientèle sérieuse.

Claude fut tout d’abord effrayée à la perspective de recevoir autant de monde, mais, un peu de vanité s’en mêlant, elle promit à son mari que tout serait prêt au jour fixé, et ce jour-là, en effet, à six heures du soir, la vieille demeure des Blangy-Portal présentait un coup d’œil absolument féerique.

On s’y serait cru reporté à cette époque déjà lointaine où le père de Robert, ambassadeur de Sa Majesté Charles X, donnait les fêtes luxueuses dont le souvenir était toujours vivant dans le quartier.

Le grand vestibule, les salons et la salle à manger avaient été transformés en jardins. Ce n’étaient partout que fleurs et arbustes ; et, de la part de chacun des invités, dont certains étaient venus disposés à la critique, ce ne fut qu’un mouvement d’admiration à la vue de la jeune duchesse.

Dans sa toilette de faille blanche, sans autre bijou qu’une admirable rivière de diamants dont les feux faisaient encore ressortir la blancheur marmoréenne de ses épaules, elle n’était pas seulement remarquablement belle, mais encore remplie de grâce et de distinction.

Au fur et à mesure que ses invités arrivaient, le duc les présentait à sa femme, en lui répétant le nom que Germain avait lancé du seuil du grand salon ; elle trouvait pour chacun d’eux un mot aimable, et quand, au bras du vieux prince d’Andalt, elle précéda ses hôtes dans la salle à manger, l’opinion de tous était faite ; elle était déjà reconnue grande dame dans l’acception complète du mot.

Le repas fut exquis, la soirée se prolongea fort tard, et vingt-quatre heures après, il n’était question dans le faubourg Saint-Germain que de la beauté, de l’élégance, du ton parfait de la duchesse Claude.

M. de Blangy-Portal, qui avait un peu redouté cette première épreuve, fut à ce point enchanté de la façon victorieuse dont la fille de Mme Frémerol en était sortie, qu’il lui en fit mille compliments et lui annonça que, désirant qu’elle eût l’existence de luxe et de plaisir des femmes de son rang, elle aurait sa loge à l’Opéra, son jour de réception et son équipage pour aller, aussi souvent qu’elle le voudrait, faire sa promenade au Bois.

Il ne lui recommanda qu’une seule chose à l’égard de sa mère : d’être extrêmement prudente. Il ne fallait pas que, de ce côté, il put être fait par les envieux que ses succès multiplieraient certainement aucune découverte fâcheuse.

Une seule note attristante s’était fait entendre dans ce concert d’éloges à l’adresse de Claude. C’était la comtesse de Lancrey qui l’avait lancée.

Informée de ce qui se passait et se disait à Paris, la tante irréconciliable s’était écriée :

« Si le duc a vraiment trouvé la merveille qu’on prétend, il a eu là une chance dont il était peu digne. Ma nièce était aussi charmante et, de plus, d’aussi bonne maison que lui. Elle n’en est pas moins morte à la peine. Je ne connais pas et ne connaîtrai jamais celle qui succède à Mlle de Pressençay, mais attendez un peu que M. de Blangy-Portal ait dévoré deux ou trois millions de la dot de sa femme, et vous verrez ! Pauvre petite, elle regrettera trop tôt de n’avoir pas épousé un homme de sa classe. Je la plains fort par avance ! Les vicieux tels que mon neveu Robert ne se corrigent pas ! »

Quant à Paul Guerrard, si la transformation de l’ex-pensionnaire des Visitandines en vraie duchesse ne l’avait pas étonné — il savait la puissance d’assimilation dont la nature a doué toutes les filles d’Eve — il n’en avait pas moins éprouvé une sorte d’éblouissement. Il en fit part à sa mère lorsqu’il alla lui rendre visite, rue de Prony.

— Oh ! moi, cela ne m’étonne pas, répondit avec orgueil l’ancienne maîtresse d’Adolphe Berquelier. Claude était née pour la situation que nous lui avons donnée, et pourvu que le duc reste fidèle à sa promesse d’être un homme sérieux, nous n’aurons jamais qu’à nous applaudir, vous et moi, d’avoir fait ce mariage-la. Les sacrifices que je me suis imposés ne me pèsent pas. Que je sache ma fille heureuse ; que, de temps en temps, elle vienne passer quelques heures à Verneuil, je n’en demande pas davantage.

Geneviève avait, en effet, réglé sa vie de façon que M. de Blangy-Portal n’eût pas l’ombre d’un reproche à lui faire. Elle n’allait plus dans aucun des endroits publics, expositions, fêtes de charité, ventes curieuses, premières représentations, où elle aurait pu rencontrer sa fille. Ou elle se confinait dans son hôtel en compagnie de vieux amis qui lui restaient dévoués, tels que Guerrard, ou elle passait des semaines entières à la campagne.

Lorsqu’elle était à Paris, si elle allait au Bois, elle s’y promenait, blottie au fond de son coupé, dans les allées les moins fréquentées, rapportant du bonheur pour tout un jour quand elle avait aperçu Claude dans sa grande calèche aux panneaux armoriés, et qu’à l’insu de tous, elles avaient échangé un sourire et, du geste, un baiser.

Mme Frémerol avait, de plus, de fréquentes nouvelles de sa fille, soit par les lettres que celle-ci lui adressait deux ou trois fois par semaine et mettait elle-même à la poste, soit par Guerrard, qui, malgré ses occupations, restait rarement plus de quarante-huit heures sans passer quelques instants rue de Lille, où il ne voyait pas toujours la jeune femme, car, le plus souvent, il y venait d’assez bonne heure, mais où il apprenait du moins par Robert ou Germain que tout allait bien dans la maison, qu’on y était gai, heureux, en bonne santé.

Les choses duraient ainsi depuis plusieurs mois, lorsqu’un matin le duc dit a son ami que Claude était enceinte, mais comme il lui avait annoncé cet événement sans manifester une joie bien vive, Paul lui demanda :

— Tu me dis cela sur un singulier ton ! Est-ce que la perspective d’être père une seconde fois te contrarie ?

— Non pas, non pas, fit vivement M. de Blangy-Portal, mais j’aurais préféré que le fait ne se produisît que plus tard.

— Pourquoi donc ?

— Pour une foule de raisons. D’abord la duchesse est si jeune qu’une couche peut nuire à sa santé ; ensuite, si elle me donne un fils, je crains que Gontran n’en éprouve une certaine jalousie. Je ne me dissimule pas qu’il n’aime que médiocrement sa belle-mère.

— La naissance d’un frère n’empêchera pas Gontran de porter seul le nom de Blangy-Portal, puisque, dans ta maison, le second des enfants mâles est titré comte de Meursant.

— Oui, mais il arrivera que, chez moi, l’aîné n’aura qu’une fortune médiocre, tandis que son frère sera dix fois millionnaire.

— Sapristi ! tu vois les choses d’un peu loin ! Si tu as une fille, il en sera exactement de même sous le rapport de l’argent. Tu es marié sous le régime de la communauté, fais des économies. La duchesse ne te demandera certes jamais de comptes. Par conséquent, dans quinze ans, ton fils aîné sera, si tu le veux, aussi riche que tous les frères ou sœurs que tu pourras lui donner.

— Ceux-là auront toujours le gros héritage de Mme Frémerol.

— Qui n’est pas le moins du monde disposée à mourir, je te le certifie ! Je l’ai encore vue hier, elle est plus jeune que jamais. Tu ne pouvais cependant priver ta femme des joies de la maternité dans le but unique de faire de Gontran son légataire universel.

— C’est vrai. Enfin, qui vivra verra ! Et toi ? Tu entres ici en courant et ne viens plus jamais nous demander à déjeuner ou à dîner.

— Mon cher ami, je suis redevenu un homme sérieux ; il faut que je répare le temps perdu, puisque je n’ai pas eu comme toi la bonne fortune d’épouser des millions.

— Alors, tu t’y refais, à la médecine, là, vraiment ?

— Je ne te dirai pas que j’ai le feu sacré, mais il s’allumera peut-être. En attendant, je travaille ferme pour me mettre au courant des progrès que la science a faits depuis le jour où je l’ai désertée.

— Sais-tu que c’est superbe, notre conversion ?

— La tienne est-elle bien sincère ?

— Comment l’entends-tu ?

— Plus de courses, de club, de foyer de la danse, de chignons jaunes ?

— Tu le sais bien !

— Je n’en sais rien du tout, puisque je ne vais nulle part. Je n’ai pas donné ma démission du Cercle impérial, mais je n’y ai pas mis le pied depuis ton mariage.

— Moi, j’y fais un tour de temps en temps.

— Prends garde !

— Je suis cuirassé contre la tentation.

— Saint Antoine ! Allons, je te quitte. Je cours chez un brave homme dont les neveux attendent impatiemment l’héritage, et je m’efforce de les faire languir, d’abord par devoir professionnel et ensuite parce que je ne veux pas que, grâce à moi, si pauvre, les autres deviennent riches.

— Tu ne montes pas chez la duchesse ?

— Non, je suis déjà en retard, mais sois auprès d’elle l’interprète de mes respectueux hommages et fais-lui mes compliments les plus sincères. Adieu !

— Au revoir, Esculape !

— Au revoir… heureux père !

Et le docteur sortit du fumoir où il venait d’avoir cette conversation avec Robert mais à peine fut-il remonté en voiture que sa physionomie se transforma du tout au tout.

Il en savait, en effet, sur la conduite de son ami, plus que celui-ci ne le pensait.

D’abord il n’ignorait pas la perte considérable qu’il avait faite à Monte-Carlo, ou plutôt à Nice. S’il ne lui en avait jamais parlé, c’était uniquement parce qu’il avait pris cela comme un accident de voyage. Depuis lors, il avait acquis la certitude que le duc ne faisait ni à Longchamp, ni au club, ni même dans les coulisses de l’Opéra des stations absolument platoniques, et cela l’inquiétait à ce point qu’il évitait de se trouver seul avec Claude, dans la crainte de lire déjà quelques reproches dans ses regards attristés.

S’il en était ainsi après quatre mois de mariage, qu’arriverait-il lorsque la grossesse de la jeune femme, au lieu de la rendre de plus en plus digne de la tendresse de son mari, deviendrait au contraire pour lui un prétexte d’abandon et de retour à son existence d’autrefois ?

À ces pensées encore fugitives, car il s’efforçait de les chasser, le cœur de Guerrard se serrait douloureusement, et il se demandait avec épouvante comment il pourrait jamais racheter son crime, s’il avait réellement voué au malheur celle que son père avait jadis arrachée à la mort.