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La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XIX

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E. Dentu (p. 403-424).

XIX

UNE MÈRE !


Pendant les quinze jours qui s’écoulèrent après cette dernière visite de Claude à sa mère, M. de Blangy-Portal ne fit que de rares et brèves apparitions à Houlgate, et il ne fut pas une seule fois question entre sa femme et lui de la scène qui avait suivi la représentation de Trouville, non plus que de leur séparation de biens.

Ou Robert était convaincu que la duchesse n’oserait pas mettre son projet à exécution, ou il affectait, par orgueil, de ne rien vouloir tenter pour qu’elle revînt sur sa détermination.

Il n’avait donc changé ni son ton froidement poli, ni ses habitudes de liberté, et la fille de Geneviève, résolue à ne pas sortir de la ligne de conduite qu’elle s’était tracée, ne faisait jamais la moindre observation au duc, le laissant absolument vivre à sa guise, lorsqu’il l’avertit un matin que le moment était venu pour eux de quitter le bord de la mer.

— Nous partirons quand vous le voudrez, répondit simplement sa femme. Je suis prête depuis longtemps ; mais je vous serai obligée de donner vos instructions à M. l’abbé Monnier, si votre fils doit monter dans le même train que moi.

— Sans aucun doute, fit sèchement Robert. Vous ne supposez pas que je laisserai Gontran seul ici, avec son précepteur. Veuillez donc prendre vos dispositions pour quitter Houlgate après-demain, à midi. Vous me retrouverez rue de Lille, où je vous aurai précédée pour m’assurer que tout y est en ordre.

La duchesse avait bien envie de riposter à son mari que s’il ne voyageait pas avec elle, c’était sans doute parce qu’il avait à accompagner une autre personne, ce qui était la vérité, car il tardait à Léa Morton de prendre possession de son hôtel de la rue de Prony ; mais elle s’abstint, et se contenta d’affirmer que le surlendemain, à l’heure indiquée, elle serait à la gare.

Puis, lorsque M. de Blangy-Portal se fût éloigné, elle s’empressa d’écrire à sa mère pour l’informer de son départ. Elle espérait bien que celle-ci ne tarderait pas à revenir à Paris, car elle avait besoin plus que jamais de la voir fréquemment.

Cette insistance de sa fille décida Mme Frémerol, quelque répugnance qu’elle en éprouvât, à rentrer dans son hôtel ; et comme elle avait prévenu Guerrard de son retour, celui-ci vint la voir immédiatement, tout à la fois pour la complimenter de son énergie et pour lui promettre d’aller presque chaque jour rue de Lille. Il la tiendrait ainsi constamment au courant de ce qui s’y passerait.

Il ne fallait pas moins à Geneviève que cette compensation pour lui donner le courage de lutter contre les terreurs folles qui l’envahissaient dès que la nuit était venue et qu’elle n’avait personne auprès d’elle.

Pour fuir l’isolement, elle avait rouvert sa porte à quelques vieux amis, mais, pour rien au monde, elle n’aurait osé s’aventurer dans son parc, du côté du kiosque. Elle craignait même à ce point d’en apercevoir le toit de tuiles rouges, à travers les arbres dépouillés par l’automne, qu’elle avait abandonné sa chambre à coucher, qui donnait sur le jardin, pour s’installer sur le devant de l’hôtel.

De plus, elle faisait dormir, dans une pièce voisine, à la portée de sa voix, cette vieille femme de chambre, Julie, qui était à son service depuis plus de quinze ans et qui, seule de ses gens, savait que Claude était sa fille.

Toutes ses précautions contre la peur que prenait Mme Frémerol inquiétaient Guerrard au lieu de le rassurer ; il craignait que la malheureuse ne se trahît dans une de ces hallucinations qu’elle avait tout éveillée. Aussi venait-il la voir presque tous les jours et la surveillait-il attentivement. Mais à sa surprise, quand, pour calmer ses nerfs, il voulut, un matin, lui rédiger une ordonnance, elle s’y opposa, en disant avec une extrême vivacité :

— Je vous suis reconnaissante, mais laissez-moi consulter mon médecin. Ici, vous n’êtes et ne devez être qu’un ami !

— Vous n’avez pas confiance en moi ? fit Paul en riant.

— Oh ! je ne dis pas cela, mais mon vieux docteur Marceau m’en voudrait beaucoup si je recevais d’autres soins que les siens. Vous êtes mon ami, notre ami, vous, pas autre chose ! On ne connaît pas à l’hôtel M. le docteur Guerrard.

Geneviève répétait cela avec une telle insistance que l’ancien compagnon de plaisir de Robert en était non pas froissé, mais tout stupéfait. Puis, comme il n’avait aucune vanité professionnelle, il supposa seulement que Mme Frémerol, qui n’ignorait pas que pendant plusieurs années il avait déserté la Faculté, doutait un peu de son savoir ; il n’insista pas davantage, mais ne prit pas congé d’elle moins affectueusement.

Au même instant à pou près, une scène des plus pénibles, qui était fatale, se passait entre le duc et la duchesse.

En rentrant à l’hôtel pour déjeuner, Robert avait trouvé, sous pli cacheté, il est vrai, mais la pièce n’en était pas moins officielle, une assignation à comparaître à bref délai devant la troisième chambre du tribunal civil de la Seine, pour entendre prononcer sa séparation de biens, à la requête de la demoiselle Claude-Alexandrine Lasseguet, sa femme légitime.

Après avoir lu ces lignes menaçantes, Robert, profondément humilié, réfléchit d’abord quelques secondes, puis ses yeux retombant sur ces mots Claude-Alexandrine Lasseguet, qui lui rappelaient dans quel monde il était allé chercher les moyens de redorer son blason, le rouge lui monta au front, et, sans s’inquiéter de savoir si la duchesse pouvait ou non le recevoir, il bondit au premier étage pour entrer brusquement chez elle.

La jeune mère était seule avec sa fillette, qu’elle faisait sauter sur ses genoux et qui riait aux éclats. Ce tableau touchant n’arrêta pas une seconde M. de Blangy-Portal.

— Tenez, voici ce que je viens de recevoir, dit-i ! à sa femme, en jetant grossièrement l’assignation auprès d’elle. Vous tenez donc bien à ce que tout Paris sache que j’ai épousé la fille de la Frémerol.

Claude tressaillit sous cet odieux et lâche outrage. Toutefois, demeurant calme, elle sonna, et quand Suzanne fut venue, elle lui confia la petite Thérèse, puis, la domestique partie, elle répondit froidement à son mari :

— Ce n’est pas « la Frémerol » comme vous daignez appeler ma mère, qui est allée chercher M. le duc de Blangy-Portal pour lui donner sa fille en mariage ; par conséquent ce n’est pas ma faute à moi si, pour sauver la fortune de mon enfant, de notre enfant, vous me forcez à rappeler au public mon nom de jeune fille, nom qui n’apprendra à personne, à moins que vous ne trahissiez vous-même ce secret, de qui je tiens la dot dont un tiers a fondu entre vos mains en moins de trois ans. J’ai pris tous mes renseignements. Si vous ne vous défendez pas et acquiescez au jugement qui sera rendu, ce triste débat ne fera aucun bruit. Vous n’en aurez pas moins cent cinquante mille livres de rente, puisque mon avoué a l’ordre de demander que l’un des dispositifs du jugement vous laisse l’entière disposition de nos revenus, sauf une somme de vingt mille francs que je me réserve annuellement pour mes besoins personnels.

— Vous êtes devenue tout coup bien savante en chicane, riposta on ricanant Robert, que ce sang-froid de la jeune femme exaspérait, mais à qui ces derniers mots relativement à ses droits d’époux caissier rappelaient que la duchesse aurait un jour de si grosses rentes qu’il avait tout intérêt à ne pas la pousser à bout.

— C’est vous-même qui m’avez forcé à sortir de mon ignorance à l’égard de toutes ces choses.

— Alors vous êtes décidée à m’appeler devant la justice ?

— Absolument, mais je viens de vous le dire : vous êtes libre de ne pas comparaître et de ne pas même vous faire représenter. Nous obtiendrons ainsi ce que je désire, sans prêter à rire à personne. Plus tard, vous serez le premier à me savoir gré d’avoir pris cette mesure.

— Vous pensez bien qu’à partir d’aujourd’hui tous rapports cessent entre nous.

— Cela ne modifiera pas beaucoup notre façon de vivre. Vous m’avez condamnée à l’isolement et je m’y suis accoutumée.

— Et si je vous défendais de voir votre mère ?

— J’en éprouverais une immense douleur, mais je me soumettrais à cette cruauté.

— Allons, je vois que vous avez réponse à tout. Eh bien ! vivez de votre côté ; moi, je vivrai du mien. Et sans saluer Claude, dont le visage était décomposé par les efforts qu’elle faisait pour dissimuler son humiliation et son chagrin, le duc sortit brutalement, comme il était entré, en faisant claquer les portes derrière lui.

Arrivé aux dernières marches de l’escalier, il se trouva face à face avec Guerrard.

— Ah ! tu arrives bien, s’écria-t-il ; viens que je te raconte ce qui se passe ici.

Il entraîna le docteur dans le fumoir, où il reprit aussitôt :

— Mais que je suis bête ! Avec ça que tu n’es pas au courant de tout, toi, l’intime de Mme Frémerol.

— Je te jure, mon cher, répondit Paul, que si je sais beaucoup de choses, je ne me doute pas du moins de ce dont il s’agit en ce moment.

— Tu ne sais pas que la duchesse demande sa séparation de biens ?

— Sa mère m’a dit a Villerville que c’était là son intention, mais depuis son retour à Paris elle ne m’a parlé de rien.

— Et tu trouves cela tout simple ?

— Je ne prétends pas que ce soit absolument simple, mais c’est peut-être prudent.

— Ah bah ! toi aussi !

— Dame ! mon cher, en moins de trois ans tu as mangé près de deux millions ; ta femme n’a pas envie que vous vous trouviez sans le sou un de ces matins ! Tu sais bien que ce ne serait pas long ! Que deviendrais-tu ? Tu m’avoueras que, vraiment, tu n’es guère raisonnable. Oh ! je ne te parle que de tes fredaines galantes ; je te pardonnerais toutes les Morton de la terre pourvu qu’elles ne te coûtent pas aussi cher que Léa. Laisse donc aux vaniteux enrichis le privilège de se ruiner pour ces demoiselles ! Quand on est, comme toi, beau cavalier, jeune encore et duc par-dessus le marché, on ne se fait pas le très humble serviteur de ces femmes-là ! On les prend, on les paie, et pas de lendemain !

— Peste ! cher ami, si la duchesse et madame sa mère t’entendaient, elles auraient peut-être moins de confiance en ta vertu.

— Ma vertu ! Mais elle est faite de nécessités, ma vertu Est-ce que tu t’imagines que si j’étais riche, je ne préférerais pas de beaucoup les sourires d’une jolie fille aux grimaces de mes malades ! Est-ce que tu crois que je n’aimerais pas mieux tailler une banque que de couper une jambe ! Je te jure bien que je n’ai pas d’amour professionnel ! Pendant que j’y suis, je fais mon devoir et de mon mieux, mais qu’un oncle d’Amérique me laisse seulement une centaine de mille livres de rente, tu verras si je ne tire pas de nouveau la révérence à la Faculté. Seulement je ne me ruinerai pas une seconde fois ! Oh ! tout simplement par paresse, afin de ne pas être forcé de me remettre au travail. Eh bien ! ce que seulement je te reproche, car enfin si tu n’aimes pas ta femme, ce n’est là, de ta part, qu’une preuve de peu de goût et ce n’est pas ta faute ; ce que je te reproche, c’est de courir en fermant les yeux à une situation qui te forcera au travail le plus pénible de tous : chercher de l’argent ; tandis qu’il te serait si facile de vivre à ne rien faire, surtout des sottises !

Guerrard avait dit tout cela de ce ton loger et gouailleur dont il avait l’habitude autrefois. M. de Blangy-Portal n’en revenait pas.

Il se demandait si son ami exprimait bien sa pensée ou s’il se moquait de lui. Mais le docteur, renversé dans un fauteuil et le cigare aux lèvres, semblait vraiment redevenu le sceptique et gai viveur de l’époque des folies.

Alors Robert s’écria, tout joyeux :

— Ma foi ! je t’aime mieux ainsi, car je t’avoua que tes mercuriales commençaient à m’agacer joliment, tandis que maintenant je puis compter sur toi pour me défendre auprès de Claude et de son auguste maman.

— Cher ami, ne plaisante pas trop Mme Frémerol ; elle a une belle demi-douzaine de millions et sa santé n’est pas bonne.

— Sapristi ! qu’est-ce que tu me dis là ? fit le duc en bondissant du divan où il était à demi étendu ; ma chère belle-mère est malade ? Ce n’est pas le moment de me brouiller avec ma femme ! Il est vrai que si elle obtient notre séparation de biens…

— Et elle l’obtiendra facilement…

— Je le crains ; si elle obtient un jugement contre moi, je ne serai pas plus riche quand elle aura hérité, à moins qu’elle ne fasse pour ses rentes futures ce qu’elle veut faire pour celles qu’elle a aujourd’hui.

— Que veut-elle donc faire de ses rentes ?

– Son avoué a l’ordre, c’est elle-même qui me l’a dit, il n’y a qu’un instant, d’obtenir du tribunal de ne lui réserver que 20.000 fr. annuels sur ses revenus et de me laisser l’entière disposition du reste.

— Comment, la duchesse te donne ta liberté et 150.000 livres de rente, et tu te plains ! Tiens, tu n’es qu’un ingrat ! Sois donc assez malin pour qu’un jour elle dispose de la fortune qui lui reviendra comme elle dispose de celle qu’elle possède en ce moment.

— Tu as raison, mais en attendant…

— En attendant, Mlle Morton tirera un peu la langue. Eh ! ça ne sera pas là de sa part une si vilaine grimace ! Tu n’en as donc pas déjà assez de ce chignon jaune, toi, un vieux Parisien ?

— Tu juges mal Léa. Elle est pleine de cœur et de délicatesse.

— À preuve la bêtise qu’elle t’a poussé à faire à Trouville.

— Lorsque les femmes aiment réellement, elles sont jalouses, et lorsqu’elles sont jalouses…

— Elles demandent des choses idiotes, que leurs amants leur accordent quand ils sont encore plus bêtes qu’elles ! Voilà ma très humble opinion. Sans compter que je ne crois pas le moins du monde à la jalousie, ni même à l’amour de la Morton. Elle n’a d’abord vu en toi qu’un grand seigneur dont la passion la flattait ; puis elle t’a trouvé généreux, rempli d’orgueil, et elle en a abusé, comme c’était son droit et son devoir professionnel. J’attends son amour et sa jalousie à la première fantaisie coûteuse que tu ne pourras plus satisfaire.

— Sceptique ! Mais laissons cela pour une chose infiniment plus intéressante. Tu me disais que Mme Frémorol est malade ?

— Du moins, très souffrante. Oh ! ne cherche pas à me séduire, je ne suis pas son médecin.

— Ah bah ! Comment elle se fait soigner par un autre que par son cher docteur Guerrard ! Je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus, mais c’est comme ça ? C’est mon vieux confrère Marceau qui a toute sa confiance. Rien à faire avec moi, mon pauvre Robert !

Paul lançait ces plaisanteries avec de si francs éclats de rire que le duc en était de plus en plus stupéfait.

Décidément, pensait-il, son ami commençait à en avoir assez de la sagesse et de son rôle de Mentor. Au fond, il en était ravi, d’abord parce que, depuis trois ans, Guerrard lui manquait réellement comme compagnon de fêtes et comme confident, et parce que, de plus, il espérait bien que, revenu à son indulgence de jadis pour lui, il pourrait à l’occasion le servir auprès de la duchesse et de sa mère, avec lesquelles il ne tenait pas entrer en lutte ouverte.

Il craignait seulement que le docteur ne perdît l’influence qu’il avait toujours eue sur Mme Frémerol et sur sa fille, si elles s’apercevaient de ce retour à une intimité qui leur coûtait si cher à toutes les deux, car il ne s’imaginait pas que ce fût lui seul que son ami avait l’intention de tromper.

C’était cependant le but unique de Paul.

Certain que ses observations et tous ses reproches seraient chaque jour moins bien accueillis par le duc, jusqu’au jour où il lui fermerait sa porte et le mettrait ainsi dans l’impossibilité de protéger Claude, il avait pris la résolution de jouer désormais auprès de lui une comédie qui lui permettrait d’être toujours au courant de ses faits et gestes.

Le malheureux ne réfléchissait pas à ce qu’il aurait souvent à souffrir dans son amour pour la duchesse ; il ne songeait qu’à tenir le serment qu’il avait fait à Geneviève de veiller sur sa fille.

Aussi, dès ce moment, redevint-il le commensal fréquent de l’hôtel de la rue de Lille et forcément, pour ne pas éveiller les soupçons de Robert, son second dans maintes parties de plaisir, abandonnant parfois ses malades pour le club, où M. de Blangy-Portal restait tout le temps qu’il ne donnait pas à Léa Morton, cherchant dans le jeu les ressources qu’il ne trouvait plus dans la fortune de sa femme.

Le tribune avait, en effet, accordé à la duchesse sa séparation de biens, et son mari avait acquiescé à ce jugement, moyennant une somme de deux cent mille francs qui lui était nécessaire, avait-il affirmé, pour éteindre certaines de ses dettes personnelles, dont on ne manquerait pas d’exiger le paiement immédiat dès que l’on connaîtrait sa situation nouvelle.

Cette affaire ainsi terminée sans bruit, Claude prenait son parti de son existence isolée dans son grand hôtel de plus en plus désert : Gontran suivait les cours d’un lycée et ne rentrait que pour les repas.

La jeune femme ne s’occupait donc que de sa fillette et de sa mère. La santé de cette dernière l’inquiétait. Malgré tous les efforts de Geneviève pour dissimuler quand elle se trouvait avec sa fille, celle-ci était frappée de l’altération de ses traits, et comme elle ignorait les angoisses morales qui torturaient la malheureuse, elle la supposait atteinte de quelque maladie grave.

Claude avait bien questionné Guerrard à ce sujet, mais le docteur lui avait répondu que s’il pensait également Mme Frémerol assez souffrante, il ne pouvait rien dire de précis à ce sujet, car non seulement il n’était pas son médecin, mais, de plus encore, lorsqu’il avait voulu la questionner et lui donner quelques conseils, elle s’était dérobée a toute explication de ce genre, en lui affirmant qu’elle était fort bien soignée par M. Marceau, en qui elle avait pleine et entière confiance.

Paul avait ajouté qu’il était du reste convaincu que Geneviève était tout simplement aux prises avec une affection nerveuse provoquée par le chagrin que lui causait la conduite de M. de Blangy-Portal, et qu’elle se remettrait rapidement dès que, revenue de cette secousse douloureuse tout à la fois pour son amour maternel et son orgueil, elle aurait accepté les faits accomplis et retrouvé un peu de calme d’esprit.

Et comme M. Marceau, qu’elle avait interrogé, s’était exprimé dans les mêmes termes, la duchesse avait fini par se tranquilliser un peu ; et, pour aider au rétablissement de sa mère, elle lui disait chaque fois qu’elle la voyait que, si elle n’était pas heureuse, il ne manquait pas à Paris de femmes dans une situation plus pénible encore que la sienne, et qu’elle ne désespérait pas de l’avenir.

Les choses en étaient là depuis plusieurs semaines ; rien de nouveau ne se produisait du côté du parquet, et Paris avait oublié depuis longtemps le drame du boulevard de Courcelles, lorsqu’un matin, alors qu’il était encore couché, le valet de chambre de Guerrard, le réveilla pour lui annoncer qu’un vieillard fort ému et qui venait de chez Mme Frémerol le priait de le recevoir immédiatement.

— De chez Mme Frémerol ? répéta le docteur tout surpris que la mère de Claude envoyât chez lui d’aussi bonne heure, car il l’avait vue la veille dans l’après-midi ; c’est bien, dites qu’on attende, j’y vais !

Et, sautant en bas du lit, il passa un vêtement de maison et se rendit dans son salon.

— Vous, Dupuy ! dit-il à l’homme qui se trouvait là, les traits décomposés. Qu’y a-t-il donc ? Qui vous amène ?

— Ah ! monsieur, gémit la vieux domestique de Geneviève, venez vite avec moi ; madame se meurt !

— Un accident ?

— Non. Je ne sais pas, mais M. le docteur Marceau dit qu’elle est perdue ; et c’est elle-même qui m’a donné l’ordre de venir vous chercher. Si vous la voyiez !

— J’y cours, mon ami, j’y cours ! Vous avez une voiture en bas ?

— Oui, monsieur.

— Alors, attendez-moi ; nous allons partir ensemble.

Et laissant là Dupuy, il disparut dans son cabinet de toilette, pour en ressortir bientôt complètement habillé.

Dix minutes après, il traversait rapidement la cour de l’hôtel de la rue de Prony et ne faisait en quelque sorte qu’un bond du hall du rez-de-chaussée à la chambre à coucher de la maîtresse de la maison, au premier étage.

Mme Frémerol était là, étendue sur son lit, les yeux caves et les traits déjà défigurés. Sa fidèle Julie et son vieux médecin étaient auprès d’elle, mais, en reconnaissant celui qu’elle attendait, elle leur dit :

— Laissez-moi seule avec M. Guerrard. Je sens que j’aurai à peine le temps de lui faire part de ce que je veux lui confier.

— Qu’a-t-elle donc ? demanda tout bas Paul à son confrère qui, pour se rendre à la prière de sa malade, se dirigeait vers la pièce voisine.

— La malheureuse s’est empoisonnée, répondit à voix basse M. Marceau. Je le suppose, bien qu’elle ne m’ait fait aucun aveu, et elle refuse tous mes soins.

— Empoisonnée ! Avec quoi ?

— De la morphine, j’en suis convaincu ; elle présente tous les symptômes de ce genre d’intoxication. J’ai commis l’imprudence de laisser à sa disposition une solution de chlorhydrate de morphine, pour se faire des piqûres hypodermiques ; elle souffrait d’horribles douleurs névralgiques ; je ne pouvais me douter qu’elle en ferait un semblable usage !

— Mais alors, rien de plus simple, vous le savez mieux que moi !

— Elle a renversé le café qu’on lui a offert et rejeté l’émétique que j’étais parvenu à lui faire prendre de force.

— Monsieur Guerrard ! appela au même instant Geneviève venez, je vous en prie !

Paul, épouvanté, s’approcha vivement de Mme Frémerol dont toute la physionomie trahissait les souffrances qu’elle supportait avec un courage héroïque ; et il allait l’interroger, lorsque, lui donnant une lettre qu’elle avait tirée de dessous son oreiller, en même temps qu’une épaisse et large enveloppe, elle lui dit d’une voix saccadée :

— Ne me demandez aucune explication, mon ami, mais lisez ceci, que m’a apporté ce matin le petit jardinier de Verneuil, et vous comprendrez pourquoi je dois mourir.

— Mais, moi, je ne veux pas que vous restiez ainsi sans secours ! Vous oubliez votre fille !

— C’est parce que je ne l’oublie pas, au contraire ! Oh ! lisez, je vous en conjure ! Mes instants sont comptés. Vous voulez donc que je meure désespérée !

La pauvre femme avait jeté ces mots avec un tel accent de prière que Guerrard, comprenant qu’il n’avait pas le droit de lui refuser ce qu’elle demandait, prit la lettre et lut rapidement ces lignes :

« Ma bonne Geneviève, je m’empresse de te faire part d’une convocation étrange que j’ai reçue ce matin et à laquelle j’ai dû me rendre tout de suite. J’étais invitée à me présenter sans nul retard au cabinet du procureur impérial de Mantes. J’y suis allée, à deux heures, et ce magistrat m’a demandé ce qu’était devenue ma nièce Rose Lasseguet, veuve de Jean Mourel condamné jadis par la cour d’assises de la Marne.

« Tu penses si j’étais stupéfaite de cette question. Cependant je n’ai pas perdu la tête et, me souvevenant de toutes tes recommandations, j’ai répondu que ma nièce était partie de Reims le lendemain même de la condamnation de son mari, et que je n’avais jamais reçu de ses nouvelles. J’ai même ajouté qu’il me semblait avoir entendu dire, il y avait de cela une dizaine d’années, que tu t’étais embarquée pour l’Amérique.

« J’ai eu tort, probablement, de mentir ainsi, car le passé de Jean Mourel ne te regarde pas, et tu n’as rien à voir avec la justice, mais je n’avais pas le temps de prendre tes instructions.

« Le procureur impérial n’a pas d’ailleurs insisté davantage, mais tu comprends bien que la moindre enquête dans le pays prouvera facilement que Rose Lasseguet et Mme Frémerol ne font qu’une seule et même personne, d’autant plus que notre chère Claude est désignée ici, à la mairie, dans son acte de mariage, sous ce nom de Lasseguet.

« Que répondrai-je, si je suis interrogéede nouveau ? Dois-je venir causer de cela avec toi ? Donne un mot à Baptiste. J’ai trouvé plus prudent de te l’envoyer que de t’écrire par la poste.

« Il est probable qu’on cherche après toi, tout simplement parce que ton mari est mort et qu’il faut t’apprendre officiellement que tu es veuve. Lorsque tu verras Claude et son bébé, embrasse-les bien pour leur vieille tante qui les aime ainsi que toi de tout son cœur. — Joséphine Ronsart. »

— Et c’est à cause de ce que renferme cette lettre que vous avez attenté à vos jours ? demanda le docteur à Geneviève, aussitôt sa lecture terminée.

Mme Frémerol, dont les traits se décomposaient à vue d’œil, ne répondit que par une inclinaison de tête, mais comme Paul faisait un mouvement pour s’éloigner, car il voulait au moins tout tenter pour soulager l’admirable mère, s’il n’était plus possible de la rappeler à la vie, el ! e lui saisit brusquement la main et, d’une voix si basse, si étranglée qu’il dut baisser la tête jusqu’à ses lèvres pour bien la comprendre, elle lui dit, en lui remettant le grand pli qu’elle avait tenu caché pendant que son médecin et sa femme de chambre étaient auprès d’elle :

— Emportez ceci, que personne ne le voie ! Vous en prendrez connaissance chez vous… Vous m’avez juré de protéger Claude, vous tiendrez votre serment… puisque vous l’aimez !

— Oui, je vous le jure ; mais je veux avant tout m’entendre avec votre docteur ; nous ne pouvons vous laisser souffrir ainsi ; il y a quelque chose à faire.

— Rien, rien… il est trop tard… et je ne veux pas vivre !… Moi morte, Claude sera sauvée !

Elle retenait Guerrard auprès d’elle avec une telle énergie qu’il ne pouvait se dégager de son étreinte.

Il n’y parvint qu’avec un violent effort, et, après avoir glissé dans une des poches intérieures de son vêtement l’enveloppe que Geneviève lui avait remise il appela M. Marceau, qui accourut.

— Elle refuse tout secours, lui dit-il je crains d’ailleurs que ce soit inutile. Voyez !

Le vieux praticien se rapprocha du lit.

Mme Frémerol avait les yeux démesurément ouverts, le regard fixe, avec contraction de la pupille, et le visage congestionné. Si on ne pouvait pas provoquer chez elle une sueur abondante, elle était perdue. C’était bien à l’absorption d’une forte dose de morphine qu’elle succombait.

Paul se pencha sur elle et lui demanda :

— Voulez vous que j’aille chercher votre fille ?

— Claude ici ? fit-elle d’une voix éteinte, oh ! non, non, jamais… Et pourtant… mourir sans l’embrasser… Mon ami ; aimez-la bien, protégez-la… Jurez-moi de suivre encore mes dernières volontés…

— Je vous le jure sur l’honneur !

– Merci ! Un prêtre, mon Dieu !… un prêtre !… Mais c’est l’enfer que j’ai là, dans les veines. Je brûle… Mon Dieu, pardon, pardon !

Et après une sorte de soubresaut convulsif, elle retomba brusquement en arrière pour entrer dans la plus horrible des agonies, en proie au vertige, ne bégayant plus que des mots sans suite, dont elle n’avait pas conscience :

— Ma fille… sauvez-la… Jean Mourel… il est mort… Non, non, ce n’est pas moi… le duc, qu’il ne sache jamais… Claude… Je n’ai plus rien, rien !… Guerrard, où est Guerrard ?

En entendant la mourante prononcer son nom, Paul que cette horrible fin de Geneviève accablait, revint à lui et dit à M. Marceau :

— Je m’absente pendant une demi-heure ; ne laissez personne entrer ici jusqu’à mon arrivée.

Il venait de penser que la duchesse ne lui pardonnerait jamais de ne pas l’avoir appelée pour embrasser sa mère avant qu’elle eût rendu le dernier soupir, et il voulait aller la chercher lui-même.

Le coupé qui l’avait amené l’attendait dans la rue ; il y monta après avoir recommandé au concierge de l’hôtel de tenir la grande porte ouverte, afin qu’il pût conduire en voiture jusqu’au perron, la personne avec laquelle il allait revenir, et le cocher enveloppa d’un vigoureux coup de fouet son cheval qui partit au galop.

En moins d’un quart d’heure Guerrard arriva à l’hôtel de Blangy-Portal. On n’avait pas vu Robert depuis la veille et il ne rentrerait pas sans doute avant le déjeuner, mais la duchesse était chez elle.

Le docteur lui fit demander par Germain de le recevoir immédiatement. Claude qui était habillée vint aussitôt le retrouver dans le boudoir où le vieux valet de chambre l’avait fait entrer et, frappée de l’altération de ses traits, elle s’écria :

— Qu’y a-t-il ? Vous est-il arrivé un malheur ? Mon mari ?

— Non, répondit-il, effrayé de l’épouvantable douleur qu’il apportait à cette jeune femme déjà si cruellement éprouvée ; non, rien à lui ni à moi, mais…

— Ma mère ?

— Oui, mais du calme, je vous en conjure. Venez avec moi, elle désire vous voir, vous embrasser.

— Elle est donc en danger ?

Guerrard baissa la tête.

— Ah ! courons, courons vite !

Et comme elle avait sonné sa femme de chambre qui était venue immédiatement.

— Un vêtement, un chapeau, commanda-t-elle.

Suzanne s’empressa d’obéir et, quelques minutes après, Mme de Blangy-Portal montait avec son ami dans le coupé qui reprit le chemin de la rue de Prony.

La duchesse, qui n’avait pas osé l’interroger, lui demanda alors en tremblant :

— Pauvre mère, que lui est-il arrivé ? Je vous en prie, ne me cachez rien !

— Je l’ignore moi-même répondit le docteur, Mme Frémerol m’a envoyé chercher, il y a moins d’une demi-heure, et je l’ai trouvée dans un état si alarmant que je n’ai pas hésité à venir vous prendre pour vous conduire auprès d’elle.

— Un état alarmant ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Son médecin est là au moins ?

— M. Marceau ne la quitte pas.

— Il ne vous a pas dit ce qui lui est arrivé ?

— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander.

— Elle n’est pas morte au moins ?

— Non, non ! je vous l’affirme !

— Et cette voiture qui ne marche pas ! Pressez le cocher, je vous en prie.

Le cheval allait grand train au contraire, mais les minutes étaient interminables pour Claude, qui sanglotait.

Le coupé entra enfin dans la cour de l’hôtel et s’arrêta devant le perron.

Mme de Blangy-Portal sauta à terre ; mais, entrée dans le hall du rez-de-chaussée, elle hésita. Elle n’avait jamais franchi le seuil de cette maison et ne la connaissait que par ce que lui en avaient raconté les uns et les autres.

— Venez, lui dit Guerrard, qui l’avait rejointe et lui montrait l’escalier conduisant au premier étage.

La duchesse s’élança et fut bientôt dans la chambre de Mme Frémerol, qui répétait dans son délire :

— Ma fille… ma Claudine !

— Me voilà, s’écria la jeune femme en ne faisant qu’un bond jusqu’au lit, pour prendre sa mère dans ses bras et couvrir son front de baisers.

Puis, celle qu’elle pressait tendrement sur son cœur ne répondant pas à ses caresses, elle se redressa un peu pour la regarder et, comprenant aussitôt l’irréparable malheur qui la menaçait, elle retomba désespérée sur son sein.

La mourante, alors, comme si elle revenait momentanément à la vie au contact de son enfant, la reconnut et, les yeux démesurément ouverts, elle lui dit d’une voix de moins en moins perceptible :

— Toi, ma Claude bien aimée, toi ! Que Dieu soit béni ! Pardonne-moi. Guerrard te défendra. Aie confiance en lui. Il me l’a juré… Adieu ! adieu !

Et dans un effort suprême d’amour maternel, elle imprima longuement ses lèvres déjà glaçées sur le front de sa fille ; puis une sorte de râle la saisit à la gorge, lle laissa tomber lourdement sa tête en arrière, et, le regard fixe et vitreux, la bouche entr’ouverte, se fit immobile.

Claude, qui avait senti passer sur son visage le dernier soupir de sa mère, jeta un horrible cri et s’affaissa à genoux.

La pauvre Geneviève avait tenu son serment.

Si la justice parvenait jusqu’à elle, son œuvre s’arrêterait devant son cadavre, et la duchesse de Blangy-Portal serait sauvée de la honte du passé de la Frémerol !