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La Famille Elliot/2

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 20-34).

CHAPITRE II.


Monsieur Shepherd était un avocat adroit, circonspect et flatteur ; quelles que fussent ses vues sur sir Walter, il préférait que ce qu’il y avait de désagréable à lui dire sortît d’une autre bouche que de la sienne ; il se défendit donc de donner le plus léger avis, se référant implicitement à celui de lady Russel, dont l’excellent jugement, le tact parfait, la raison éclairée, l’esprit supérieur, trouveraient certainement le meilleur moyen de remédier aux inconvéniens du moment.

Lady Russel était en effet la personne qui prenait l’intérêt le plus vif et le plus réel à cette affaire, et s’en occupait le plus sérieusement, mais elle avait plus de bon sens que d’esprit ; son jugement, si vanté par l’avocat Shepherd, était bon, mais très-lent, et dans cette occasion elle éprouvait une extrême difficulté à concilier ses principes et ses préjugés. D’un côté, son intégrité stricte, un sens délicat sur l’honneur, lui faisaient sentir l’urgente nécessité d’un sacrifice pour satisfaire les nombreux créanciers de sir Walter ; mais en même temps elle souffrait pour lui de cette nécessité, et desirait de lui sauver, autant que possible, tout sentiment pénible. Le crédit et la réputation de la famille Elliot tenait aussi une grande place dans son estime ; elle avait à cet égard une véritable aristocratie, et ne pouvait supporter l’idée de ce qui pouvait les abaisser. Elle était bienveillante, charitable, capable de s’attacher fortement à ses amis, régulière dans sa conduite, stricte pour tout ce qui tenait au décorum ; toutes ses manières annonçaient ce qu’on appelle une femme comme il faut, et une belle et bonne, éducation ; elle avait le meilleur ton, un esprit assez cultivé, de la prudence, de la fermeté, mais une telle considération pour le rang et la naissance, qu’elle l’aveuglait un peu trop sur les défauts de ceux qui possédaient ces avantages ; et sir Walter, baronnet, son voisin, son ami, ayant été le mari de son intime amie, étant le père de sa chère Alice, de la belle Elisabeth et de madame Charles Musgrove, tenant une bonne maison, ayant le premier rang dans cette partie du comté, lui paraissait, à tous ces titres, un être très-respectable, qu’elle plaignait profondément d’être forcé de descendre de ses grandeurs, et de changer un genre de vie assorti à sa naissance. Il le fallait cependant, cela n’admettait aucun doute ; mais comment, mais de quoi fallait-il se priver ? Lady Russel se creusa la tête pour imaginer des retranchemens, des plans d’économie qui ne fissent pas trop de peine à sir Walter et à sa chère Elisabeth : elle fit les calculs les plus exacts ; rien ne répondait au double but de payer les dettes et de n’éprouver aucune privation trop sensible. Enfin elle fit ce que personne n’avait jamais fait, elle consulta Alice, que son père et sa sœur regardaient comme n’ayant nul intérêt dans cette grande résolution. Lady Russel, qui faisait plus de cas de son opinion, lui demanda son avis, qui entraîna le sien en faveur de la probité contre l’ostentation. La décision d’Alice fut positive et invariable, elle conseilla les mesures les plus rigoureuses, la réforme la plus complète, le plus prompt remboursement de toutes les dettes ; elle n’admettait aucune jouissance que celles de la justice et de l’équité. Elle parla avec tant de force et d’éloquence, que lady Russel fut convaincue ; mais il n’était pas si facile de convaincre sir Walter. « J’userai de toute mon influence, » dit-elle à sa jeune amie (en ajoutant de nouvelles réductions sur son papier, d’après le plan proposé par Alice), et recommençant ses calculs. « Si nous pouvons persuader votre père, ajouta-t-elle, dans sept ans il sera complètement libéré ; j’espère qu’il se rendra à l’évidence, ainsi qu’Elisabeth, et que nous leur ferons entendre que Kellinch-Hall est en lui-même une propriété assez respectable pour qu’elle ne perde pas de son lustre par ces réductions ; que la véritable dignité de sir Walter Elliot est trop bien établie pour que son honneur en souffre aucune tache ; que les gens sensés, au contraire, l’en estimeront davantage. Que fera-t-il en effet ? ce que plusieurs de nos premières familles ont fait ou devraient faire : il n’y a rien là d’extraordinaire, rien dont on puisse le blâmer ; et souvent c’est l’opinion du monde, ou celle qu’on lui suppose, qui fait la plus grande partie de nos souffrances, lorsqu’il faut prendre une résolution difficile. « J’ai l’espoir que nous réussirons, disait-elle à Alice ; mais soyons fermes ; répétons-lui que le premier devoir d’un honnête homme, lorsqu’il a contracté des dettes, est de les payer ; et quoique je sente aussi bien que lui tous les égards qu’un gentilhomme et le chef d’une illustre famille a droit d’attendre, on en doit plus encore au caractère d’un homme probe et honnête. »

Alice la conjura de parler fortement à ses parens d’après ces principes ; comme rien ne lui aurait coûté pour remplir un tel devoir, elle aimait à se persuader que son père et sa sœur penseraient comme elle, et préféreraient une réforme complète à des demi-mesures, qui sont aussi des privations, et ne remédient à rien ; elle pensait avec raison qu’il valait mieux trancher dans le vif, et s’ôter même la possibilité de continuer par habitude un genre de vie dispendieux. Elle connaissait assez Elisabeth pour être sûre que le sacrifice de la voiture à quatre chevaux ne lui coûterait pas plus que la réduction de deux. En effet, quelle humiliation d’être vue dans ce chétif équipage ! Il en était de même de plusieurs autres objets de luxe, dont Lady Russel avait retranché la moitié, et qu’Alice fit retrancher entièrement.

Sachant combien ses avis seraient de peu conséquence, elle pria lady Russel de parler, de déployer toute sa persuasive éloquence, qu’elle appuierait de son faible pouvoir ; mais ce fut en vain ; l’éloquence de Lady Russel n’eut aucun succès, et l’avis d’Alice ne fut pas même écouté : dès les premiers mots du projet de réforme entière, sir Walter et miss Elisabeth jetèrent les hauts cris : Un tel projet était insensé, impraticable. Quoi ! chaque jouissance, chaque bien-être, chaque devoir d’un homme tel que lui ; ses chevaux, sa table ouverte, son nombreux domestique, ses voyages à Londres, son train de maison, toutes ces dépenses de première nécessité devaient être retranchées ou réduites ! avoir à peine l’existence d’un gentilhomme de campagne, lui, sir Walter Elliot ! Impossible, absurde. Ces mots furent cent fois répétés par le père, par sa fille chérie. « Non, non, dit sir Walter avec fermeté ; qu’on cherche d’autres moyens moins humilians ; non, je quitterai plutôt Kellinch-Hall, que d’y rester sous de telles conditions. »

Quitter Kellinch-Hall… M. Shepherd, qui jusqu’alors avait gardé le silence, ouvrit les oreilles, et saisit ce mot. Il était lui-même un des créanciers de sir Walter, et par conséquent fort intéressé à ces retranchemens ; et persuadé qu’on n’en ferait aucun qu’on ne changeât de demeure, c’était son unique projet, qu’il n’avait pas encore osé mettre en avant persuadé que lady Russel aurait la même idée ; elle ne l’avait pas eue ; mais n’importe, puisque sir Walter lui-même supposait la chose possible, il n’eut plus aucun scrupule, et dit avec le ton d’un flatteur, que la bonne tête de sir Walter avait trouvé là le seul moyen de parer aux difficultés de sa situation sans perdre aucune jouissance personnelle, et en conservant toute sa dignité. « Il est très-vrai, dit-il, que sir Elliot ne pouvait changer son genre de vie, ni rien retrancher du train d’une maison si renommée pour sa grandeur, son hospitalité et son ancienne dignité ; mais dans toute autre demeure il serait le maître d’arranger son existence et son genre de vie comme il le voudrait. Quitter Kellinch-Hall était le seul moyen, et il se rangeait de l’avis de sa seigneurie, qui, sans contredit, était le meilleur. »

Sir Walter fut d’abord un peu surpris ; jamais il n’avait en une telle idée, et n’en avait parlé que pour exprimer son horreur des réductions ; mais flatté des éloges de Shepherd sur sa bonne judiciaire, frappé peut-être de l’indépendance qu’on lui avait présentée, il fit peu d’objections, dit seulement qu’il y penserait encore, et après quelques jours de doute et d’indécision, la grande affaire fut déterminée, et la question actuelle fut de savoir où l’on irait s’établir. Trois alternatives se présentaient : Londres, Bath, ou quelque autre maison de campagne. Tous les vœux d’Alice étaient pour le dernier parti. La plus petite maison dans le voisinage où elle pourrait encore jouir de la société de lady Russel, être auprès de sa sœur Maria, et goûter encore le plaisir de voir les prairies, les bosquets de Kellinch-Hall, était l’objet de son ambition : mais son destin accoutumé en ordonna autrement. La pauvre Alice avait toujours vu ses vœux contrariés ; ils le furent encore dans cette occasion : elle détestait le séjour de Bath, et Bath fut choisi pour y fixer la demeure de la famille Elliot.

Sir Walter aurait préféré Londres, mais sir Shepherd sentit que le séjour en était trop dangereux, et occasionerait trop de dépense ; avec son adresse ordinaire, il vint à bout de le dissuader de Londres, et de lui faire préférer Bath. « C’est, lui dit-il, le seul lieu qui convient à ces circonstances : vous pouvez là conserver votre importance, l’augmenter même par la comparaison, faire peu de dépense, et vous ne vous éloignez que de cinquante milles de Kellinch-Hall, que vous pourrez surveiller. » Lady Russel passait à Bath une partie de l’hiver, ce qui fut pour sir Walter d’un grand poids. Elisabeth pensa qu’elle jouerait là un rôle plus distingué, et serait moins confondue dans la foule. Elle et son père en vinrent enfin à désirer ce changement de domicile, et à croire qu’il y avait tout à gagner, et rien à perdre.

Lady Russel avait toujours penché pour Bath ; elle s’était défendue d’insister pour ne pas causer trop de peine à sa chère Alice ; mais lorsque tout fut décidé, elle tâcha de lui faire prendre son parti ; et, de son côté, Alice, toujours sensée, toujours prête à se sacrifier pour les autres, imposa silence à ses propres sentimens. C’était trop exiger de sir Walter, que d’habiter une simple petite maison de campagne dans la voisinage de sa belle terre ; Alice elle-même aurait éprouvé des sentimens très-pénibles, qu’elle n’avait pas prévus. Lorsqu’on est forcé d’abandonner un lieu chéri, le plus qu’on s’en éloigne est le mieux. D’autres lieux, d’autres objets ; la légèreté naturelle à l’homme, peuvent distraire, et diminuer des regrets que la présence et le rapprochement du lieu qu’on a quitté nourrissent sans cesse ; et si quelqu’un qui vous est étranger, indifférent, habite sous vos yeux cette demeure que vous avez pris plaisir à ranger, soigne ou néglige les bosquets, les fleurs que vous avez plantées, se promène dans les sentiers que vous avez tracés, et qui ne reçoivent plus l’empreinte de vos pas, le supplice devient alors presque insupportable. Lady Russel, plus prévoyante qu’Alice, et qui sentait ce qu’elle aurait souffert en habitant toute l’année une autre maison près de Kellinch-Hall, jouit de ce que ce chagrin lui serait épargné. La maison qu’elle occupait au village de Kellinch, et qu’elle avait nommé la Retraite, était assez éloignée du château, et située de manière qu’il n’était point en vue ; Alice pourrait y passer sans danger quelques mois d’été, et le séjour de Bath conviendrait à sa santé, qui, depuis quelques années, était assez languissante ; elle s’accoutumerait à cette ville agréable en elle-même, et très-animée pendant la saison des bains, et ayant, dans tous les temps, une bonne société. Le dégoût qu’Alice avait pour ce séjour était fondé sur ce qu’elle y avait été placée d’abord après la mort de sa mère, dans un pensionnat très-ennuyeux, et qu’un hiver qu’elle y avait passé avec lady Russel avait été marqué pour elle par un chagrin très-vif qui décolorait encore tous les objets. Lady Russel, au contraire, aimait Bath passionnément ; il lui paraissait impossible qu’Alice, aimable et bonne comme elle était, ne s’y plût pas autant qu’elle y plairait elle-même. Alice avait vécu trop retirée, elle était trop peu connue ; une défiance d’elle-même, suite naturelle de la manière dont on la traitait chez son père, la rendait timide et silencieuse ; son amie espérait qu’une société plus nombreuse l’animerait, et la ferait paraître à son avantage.

C’était beaucoup sans doute d’avoir obtenu de sir Walter de quitter son château ; mais ce n’était pas tout, et le plus difficile restait à faire ; c’était de l’engager à louer cette belle demeure : passe encore de ne plus l’habiter, mais la voir habitée par une autre personne, était une épreuve de courage à laquelle des têtes plus fortes que celle de sir Walter auraient succombé : il ne pouvait supporter l’espèce de dégradation qu’il trouvait à être obligé de louer sa maison. Sir Shepherd, qui, dans son zèle pour le libérer de ses dettes, lui avait le premier présenté cette idée, en lui offrant de mettre un avis dans les papiers publics, avait été contraint de se taire, et de promettre le secret le plus profond sur cette intention déshonorante pour un homme tel que sir Walter. « Je ne veux absolument pas, avait-il dit, offrir Kellinch-Hall à qui que ce soit ; il ne sera loué que dans la supposition que j’en sois vivement sollicité par quelqu’un digne à tous égards de l’habiter et d’y remplacer sir Walter Elliot, et mon consentement doit être regardé comme une faveur que je n’accorderai pas légèrement. » Ainsi sir Shepherd, lady Russel, ni Alice, n’osèrent plus parler du projet de louer, qui cependant aurait bien avancé les affaires ; mais, pour le moment, il fallut se contenter d’avoir obtenu l’éloignement du propriétaire. Outre l’économie, lady Russel avait encore une excellente raison pour être charmée de ce changement de domicile ; Elisabeth avait depuis quelque temps formé une liaison qui déplaisait fort à lady Russel, et qu’elle désirait interrompre ; c’était une mistriss Clay, fille de sir Shepherd, qui, après un imprudent et malheureux mariage, ayant perdu son mari, était revenue vivre chez son père avec deux enfans, fruit de cet hymen. Cette jeune veuve, très-légère, pour ne rien dire de plus, coquette, insinuante, connaissant tous les moyens de se rendre agréable à ceux qu’elle avait besoin de captiver, et l’étant tellement à miss Elliot, que, malgré tout ce que Lady Russel avait pu lui dire sur l’inconvenance d’une semblable relation, malgré son orgueil, elle en avait fait son amie intime, ou plutôt sa complaisante assidue ; car Elisabeth était aussi incapable que mistriss Clay d’une véritable amitié ; mais cette dernière fit si bien, et flatta tellement le père et sa fille bien-aimée, qu’elle avait séjourné quelque temps à Kellinch Hall, au grand déplaisir de lady Russel. Ce n’était pas la première occasion où cette dame aurait pu s’apercevoir de son peu d’influence sur Elisabeth ; elle n’en avait aucune, et n’avait jamais pu rien obtenir d’elle au-delà des attentions et des égards extérieurs. Chaque année la bonne lady avait fait ce qu’elle avait pu pour qu’Alice fût aussi du voyage de Londres, sans y avoir réussi. Qu’est-ce qu’Alice ferait à Londres ? était la réponse ordinaire ; et si lady Russel devenait plus pressante, essayait de faire sentir l’injustice et l’égoïsme d’un arrangement si étrange, Elisabeth prenait son grand air de dignité, prononçait d’un ton sec que cela ne se pouvait pas, et tout était dit. Dans d’autres occasions, lady Russel avait voulu l’aider de son jugement et de son expérience, elle avait toujours trouvé une opposition positive. Elisabeth ne voulait faire que ce qui lui plaisait, et le prouva en résistant de la manière la plus marquée lorsqu’il fut question de mistriss Clay, déclarant qu’elle lui plaisait, qu’elle lui convenait, et que personne n’avait le droit de s’opposer à ce qu’elle la reçût. Lady Russel eut donc un double chagrin, et de la résistance opiniâtre d’Elisabeth, et de la voir s’éloigner de la plus aimable, de la plus méritante des sœurs, pour se livrer à une personne qui n’aurait dû être pour elle qu’une simple connaissance et l’objet d’une froide politesse, comme fille de sir Shepherd, employé par son père ; car, sans cette circonstance, la fière Elisabeth, fille aînée de sir Walter Elliot, et mistriss Pénélope Clay, fille d’un avocat, ne se seraient jamais rencontrées.

Lady Russel trouvait dans son aristocratie cette liaison très-inégale pour la naissance, et très-dangereuse par le caractère reconnu de cette femme : un changement de demeure, une distance de plus de cinquante milles devaient nécessairement rompre cette habitude, et sûrement Elisabeth trouverait à Bath des connaissances plus convenables que madame Pénélope Clay, ce qui paraissait à lady Russel un objet d’une grande importance. Elle n’aimait pas Elisabeth pour elle-même, c’était bien impossible ; mais elle s’intéressait à elle, parce qu’elle était la fille de son amie, et sans qu’elle s’en doutât elle-même, la beauté et la digne froideur d’Elisabeth lui imposaient ; elle ne l’aimait pas comme elle aimait Alice ; mais elle admirait sa belle figure, sa belle tenue, la manière dont elle soutenait son rang, à l’exception cependant de son amitié pour mistriss Clay, qu’elle ne pouvait ni comprendre ni approuver.



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