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La Famille Kaekebrouck/2

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez (1p. 37-86).

Les fiançailles de Joseph Kaekebroeck


I


Joseph Kaekebroeck était un long jeune homme, très élégant et très simple, mais qui marchait un peu courbé, comme sous le poids de son nom, excessivement commun.

De bonne heure, il avait compris quel serait un jour son état d’infériorité dans le monde, en face d’un monsieur qui s’appellerait par exemple Gilbert de Beauséant ou Guy de Fessensac, et la vision nette des redoutables épreuves auxquelles devait le soumettre une origine maléfique, avait tout de suite assombri sa vie.

Cette difformité patronymique lui était insupportable ; elle le désignait d’avance aux faciles quolibets des sots.

Par contre, elle lui avait donné cette timidité charmante qui mettait une grâce infiniment douce, spleenique, dans ses gestes sobres et ses paroles d’une attique pureté de langue et d’accent.

Joseph Kaekebroeck regrettait souvent d’être né dans une opulente maison, plutôt que dans la sombre ruelle où vit le peuple insouciant : « Là, au moins, disait-il, j’eusse été parfaitement à ma place. Là, j’aurais grandi obscurément, sans orgueil, sans blessures, et je serais devenu un ouvrier jovial et très sage dont le nom n’eut jamais strapassé le cœur ni la figure. Un jour enfin, je me serais marié bonnement, sans nul obstacle, avec Mlle Van Steenkist, et il m’eût été absolument égal que nos deux noms fissent la paire… »

Et il maudissait d’une âme inquiète le sort malveillant, qui l’avait enrichi pour le mieux conduire dans une société raffinée où son nom provoquait derrière les éventails des sourires, de petites toux sèches, qu’il trouvait d’ailleurs parfaitement excusables…

Il atteignait à ses trente ans, quand, un matin, son père et sa mère — gras Bruxellois depuis longtemps retirés des affaires — s’écrièrent en riant, comme il apparaissait dans la salle à manger, vêtu d’une belle robe de chambre violette soutachée :

— Bonjour, Jefke, nous vous la souhaitons bonne et heureuse !

C’était, en effet, le 19 mars, jour anniversaire de la Saint-Joseph.

Sous ce « Jefke », le jeune homme — qui s’en venait de son cabinet de travail où, depuis l’aube, il s’occupait à commenter les lettres de ce parisien de Pline — le jeune homme pâlit et fut près de chanceler. Heureusement, il se retint à un grand buffet d’acajou couvert de petites postures en porcelaine, qui firent aussitôt branler leurs têtes falotes articulées.

— Rassurez-vous, chère mère, dit-il en embrassant la grosse dame qui s’élançait au-devant de lui, je me suis embarrassé dans ma longue robe… Bonjour, mon père…

— Fiske, voici nos cadeaux ! clamèrent les parents impitoyables.

Et chacun d’eux lui poussa dans la poitrine une boîte blanche, entourée d’une faveur bleue.

— Merci, merci, fit le jeune homme attendri devant leur bonté chaude mais triviale.

Et, surmontant son indifférence :

— Oh ! que c’est lourd ! Vous avez encore fait des folies !

Les vieux le regardaient avec des yeux impatients. Alors Joseph ouvrit les boîtes.

Dans la première, il y avait, roulée sur de la ouate rose, une chaîne en or, grosse comme une attache de chien de Terre-Neuve ; dans l’autre, reposait une montre énorme qui marquait, ainsi que cette fameuse horloge de Hambourg, le cours de la lune, du soleil, la date de l’année, le mois, le jour et même l’heure…

C’étaient des présents de cacique, mais Joseph n’était point consterné.

Il considérait ces objets fabuleux et goûtait comme un apaisement. Car la certitude lui venait, chaque jour plus forte, plus nourrie de preuves, que, dans leur tardif amalgame, les races de son père et de sa mère avaient créé un être d’exception, sans nulle affinité génésique et qui formait l’un des plus patents exemples de la fameuse théorie de l’évolution par innéité.

— Oh ! dit-il enfin, sortant de lui-même, vous êtes bons ! Et comme vous trouvez toujours ce qui me ravit de joie !

Il embrassa les braves vieux très émus.

— Vous avez vu, fit la mère, expliquant la montre merveilleuse, elle marque le vingt-neuf février de l’année bissextile…

Ils s’attablèrent pour déjeuner. Et M. Kaekebroeck, quand il eut la bouche pleine d’une épaisse tartine fourrée de pain d’épice, parla ainsi :

— Jef, votre mère et moi nous ne sommes plus jeunes. Ah ! si vous vouliez entrer dans la grande confrérie ! Comme vous êtes bien instruit et que vous avez fait des belles connaissances, ça ne serait pas si difficile. Sans compter qu’on sait tout partout que papa et maman Kaekebroeck ont le sac !

— Oui, appuya la grosse dame, nous avons du foin dans nos bottes. Vous êtes un bon parti…

D’un geste délicat, le jeune homme beurrait un mignon croissant de gruau, quand il entendit gronder l’avalanche de ces mots terribles. Il sentit ses cheveux se raidir et sa face, subitement altérée, montrait un affreux malaise. Pourtant il se domina :

— Voyons, dit-il avec effort, et qui donc voulez-vous que j’épouse ?

Ils voulaient, les bons parents, qu’il mariât une fille comme il faut, une demoiselle de la haute bourgeoisie qui répandrait sur la famille Kaekebroeck un beau lustre et lui ouvrirait les portes du monde.

Mais ce rêve orgueilleux déplaisait à Joseph et, tout de suite, il détruisit un espoir dont l’accomplissement, à supposer qu’il ne fut pas chimérique, lui semblait le pire malheur.

— Non, non, s’écria-t-il, pris d’une subite exaltation, je hais ces filles minces et mignardes : elles n’ont point de cœur. Je n’aime pas les fleurs montées sur fil de fer. Écoutez cependant : je veux épouser une femme digne de vous, une autre nièce d’Hispulla, comme celle de Pline, c’est-à-dire une bonne fille bien robuste et bien douce qui vous chérira, et dont l’ignorance sera comme une glaise délicieuse sous mes doigts créateurs…

Et sur cette image, tamponnant ses lèvres avec un napperon frangé, il se leva brusquement et fut s’habiller.

— Viese cadeie tout de même ! firent M. et Mme Kaekebroeck ahuris, tandis que, d’un geste familier et circulaire, ils agitaient dans l’espace leur jatte blanche…

II


Or, il advint que, dès ce jour, une rénovation surprenante commença de s’accomplir chez Joseph Kaekebroeck. Sa figure si grave s’éclaira d’un beau sourire et ses yeux, comme ceux des poètes, se levaient souvent vers le ciel.

Maintenant, abandonnant son allure méthodique, il marchait d’un pas allègre, nerveux, et laissait le libre vent enfler son veston, autrefois impeccablement boutonné :

Il avait dégagé l’erreur de sa vie :

— Je m’appelle Kaekebroeck, et bêtement j’allais m’en faire mourir. En effet, sitôt que j’eus compris le facétieux opprobre qui couvre ce nom déplorable, j’ai voulu devenir un être supérieur et fort. J’ai étudié, je me suis nourri de la moëlle sacrée. Je fréquentai le monde, où tout mon distantisme et mes dilettantismes natifs se sont encore aiguisés.

» Je portais toujours des vêtements sombres, soigneusement râpés avec du papier de verre pour en casser l’odieux apprêt, et des cravates d’un ton amorti, si bien que je fus en peu de temps, je l’avoue sans nulle fatuité, l’un des plus élégants, encore que l’un des moins bêtes jeunes hommes de la ville.

» Insensé, qui ne voyait point que plus il devenait un être rare et de fine culture intellectuelle, tant plus son nom prenait une sonorité grotesque ! Je suis tout simplement parvenu à provoquer la condoléance, l’immense pitié qui s’épanche en cette phrase cruelle : « Pauvre garçon, hélas, si distingué, et se nommer Kaekebroeck ! »

» Oui, c’est mon aventure. Mais halte là ! comme il Trovatore, je pense que c’est trop longtemps souffrir. Donc je barre, j’efface ma vie ! J’en recommence une autre. Car je forme en ce jour un projet hardi : je vais retourner à ma race. Il faut que, doucement, j’en retrouve les allures spontanées, les mœurs libres et sincères, la grosse joie sociale et le verbe célèbre !

» Ainsi dépouillé du vieux jeune homme, débarrassé de mon dandysme pernicieux, je veux paraître lourd et « regrossi » chez les amis de mon père, comme un enfant prodigue subitement touché de repentir.

» Adieu donc, ô poètes qui exaltâtes mes dédains, car je cesse de lire ! Adieu, musiciens sublimes, Gluck, Beethoven, Wagner, qui nourrîtes mes nostalgies, demain je ne jouerai plus que il Baccio et l’accompagnement des chansonnettes comiques ! Adieu mes peintres, car bientôt j’entrerai dans le séjour des portraits-album et des chromo-lithographies…

» Et là, je vais découvrir sans doute la femme naïve et fidèle, qui, me prenant par la main, me conduira tendrement vers l’avenir inconnu de ma destinée… »

Il dit, et, dans son vouloir résolu, Joseph Kaekebroeck redevint un garçon fongible, parfaitement adéquat au milieu familial dont il semblait avoir été soustrait pour toujours.

Désormais, il se coiffa perpétuellement d’une buse qu’il comblait de coups de fer.

Il se complut dans un endimanchement qu’il étudia avec attention et dont il surpassa bientôt les plus curieux modèles. Il vêtit des redingotes longues, cossues, et enfonça en ses cravates larges, multicolores, des épingles d’un choix heureux : fer à cheval en or, bicyclette, main tenant entre le pouce et l’index un brillant, disque avec ce rébus : M moi 100 c. c.

Enfin, il accrocha à son gilet sa grosse chaîne, qu’il alourdit encore, par conscience, d’un énorme médaillon surmonté de ses initiales en puissant relief. Quant à sa montre pleine d’aiguilles et de petits cadrans mi-blancs, mi-bleus, semés d’étoiles, elle gonflait son gousset d’importance…

En même temps, il s’appliqua à réintégrer peu à peu les coutumes agnatiques. Le soir, Joseph accompagnait son père à la promenade ; il s’attablait joyeusement dans les estaminets où de longues pipes noires l’attendaient au râtelier.

Il acheta aussi des pigeons, se passionna aux concours et remporta plusieurs prix.

Puis, un jour, il se fit recevoir dans un corps spécial de la garde civique, et là surtout, dans la gaîté des prises d’armes, il apprit à « être farce », si bien qu’aux premières élections, devenu populaire, il fut nommé sous-lieutenant.

Quand la musique de la compagnie vint, au milieu des torches échevelées, lui donner la sérénade traditionnelle, il tomba dans les bras de sa mère et, défaillant d’émotion sous les accords d’une formidable Brabançonne, il s’écria :

— Je suis Kaekebroeck enfin !

Il l’était et il le resta ; les chimères ne devaient plus le reprendre. Il engraissa et son teint fleurit.

Cependant, les vieux parents Kaekebroeck, que l’étonnante évolution de leur fils avait ravis de bonheur, commençaient à s’affliger de nouveau, car Jefke ne songeait décidément pas du tout au mariage. Ils rêvaient de voir leur grande maison sonore s’égayer de la présence d’une belle jeune femme et d’une multitude de kindjes. Ils se désolaient à la pensée que leur race pût s’éteindre si vite et que le nom de Kaekebroeck, presque unique, s’enfonçât dans l’irrémédiable oubli.

Or, un soir qu’ils se lamentaient comme de coutume sur le célibat de leur cher fils, et repassaient tristement en revue toutes les jeunes filles dignes de prétendre à son amour, Joseph entra joyeusement dans la salle :

— Voici une lettre, dit-il, que j’ai trouvée dans la boîte.

Mme Kaekebroeck s’empara du pli vivement et l’approcha de la suspension pour en déchiffrer l’adresse.

— Monsieur et Madame Kaekebroeck… Tiens, une écriture que je ne connais pas !

Elle affermit ses besicles. Puis, rompant l’enveloppe, elle dégagea la lettre et lut à haute voix :

« Monsieur et Madame Van Poppel ont l’honneur d’inviter Monsieur et Madame Kaekebroeck et leur fils Joseph à dîner le 11 avril prochain, pour quatre heures précises, à l’occasion de la première communion de leur petit-fils Ernest Spruyt et de leur petite-fille Hermance Platbrood. »

— Comment, comment ! lança M. Kaekebroeck stupéfait, ces moutards font déjà leur première communion. Comme ça pousse !

Soudain, Mme Kaekebroeck se donna une violente tape sur le front :

— J’ai encore trouvé une femme pour Jefke !

— Oui, dit le jeune homme avec bonne humeur, et qui ça donc ? La nièce d’Hispulla ?

— Mais la propre petite-fille de M. Van Poppel, Adolphine Platbrood ! Voilà une femme de ménage !

— Oui, fit le père en riant, ça c’est… Comment est-ce que tu dis ? l’isthme de Panama !…

Alors Joseph se troubla manifestement, devint très rouge.

— Mais sapristi, répondit-il enfin, je ne la connais pas, votre mademoiselle Platbrood !

Mme Kaekebroeck n’écoutait plus. Elle bondit de son fauteuil, courut s’asseoir devant un vieux secrétaire, et là, toute frémissante d’une impétueuse espérance, elle écrivit sur une belle feuille de papier :

« M. et Mme Kaekebroeck et leur fils Joseph acceptent avec plaisir l’aimable invitation de M. et Mme Van Poppel. »

— Mon Dieu, soupira-t-elle en déposant lentement la plume, si ça voulait qu’à même réussir !…

III


Ce samedi, veille de la Passion, Joseph arriva rue de Flandre vers huit heures du soir. Il s’arrêta devant un grand huis nouvellement verni, qui renvoyait l’éclat dansant d’un vieux réverbère.

Il sonna. La porte s’ouvrit aussitôt et, comme le jeune homme s’avançait dans un large vestibule aux briques rouges fraîchement écurées, une belle jeune fille tomba dans ses bras.

— Joseph !

— Adolphine !

Et tous deux s’embrassèrent éperdument.

Mais, soudain, une grosse voix retentit :

— Eh bien, il faut pas vous gêner, vous autres !

Saisis, les jeunes gens se désenlacèrent.

— Oeïe, c’est mon frère ! s’écria la jeune fille, tout à la fois dépitée et rassurée en apercevant un homme jeune, fortement barbu, qui se tenait sur la première marche d’un petit perron et souriait. — Och, ça est bête, Mile, de nous faire des peurs comme ça !

— Je vous assure, Platbrood, que ce n’est pas moi, protesta Joseph, plein d’hypocrisie. C’est Adolphine !

— Oeïe ça, menteur ! s’exclama la jeune fille confondue.

Et, sournoisement, pour se venger, elle pinça Joseph dans le biceps.

Mais Platbrood intervint :

— Est-ce que vous avez fini de vous disputer ? Allons, montez seulement, on vous attend dans le salon depuis une bonne demi-heure.

À ces mots, Joseph offrit plaisamment son bras à Adolphine, qui faisait une moue furieuse.

— Pas facheïe, hein ? dit-il.

Elle éclata de rire, et, réconciliés, ils gravirent tous deux, bras dessus bras dessous, les quatre marches du perron.

Mais ils durent se séparer dès la porte du second vestibule, où, dans un clappement de sabots, tout un peuple de servantes et de femmes à journée, nu-bras, cottes relevées, croupe en l’air, se trémoussaient, se ruaient à reculons en traînant sur les carreaux de marbre de larges « loques à reloqueter. »

Quant au grand escalier, c’était une véritable cascade ; une eau lourde et grise, mousseuse, coulait de marche en marche pour se précipiter dans le petit vestibule, où elle formait des mares tout de suite bues par de tournoyantes « loques » que les filles lançaient d’un beau geste et qui retentissaient en tombant : Plache !

— Hein, dit Platbrood en se garant d’un haut derrière qui fonçait justement sur lui avec impétuosité, c’est les grandes eaux aujourd’hui ! On sait bien quand ça commence, mais on sait pas quand ça finit…

— Où sont mes caioutchoucs ? s’écriait Adolphine enjambant une brosse, tandis que Joseph faisait mine de se ficher par terre.

Cependant, une jeune servante, relevant ses mèches d’un avant-bras marbré, robuste comme une cuisse, tordit vigoureusement au-dessus d’un seau sa loque qu’elle agita et déploya d’une secousse. Puis, elle la jeta sur les dalles : les jeunes gens tapèrent dessus leurs bottines humides.

Alors, Platbrood tourna la crosse d’une porte :

— Maintenant, dit-il, on peut se risquer…

Ils entrèrent dans une grande salle pleine de lumières et de vues de Suisse.

Aussitôt, une foule de gamins et de gamines — des petits Spruyt et des petits Platbrood mêlés — s’élancèrent dans les jambes de Joseph Kaekebroeck en poussant des cris de joie.

Il les embrassa gentiment.

— Comment, vilains, vous n’êtes pas encore couchés ! gronda Adolphine. Allons, hioup, dans votre lit ! Vous ne saurez pas vous lever demain.

Vite, elle les rassembla et, les poussant devant elle comme un troupeau de gais cochonnets :

— En avant et plus vite que ça ! — Je suis de retour dans dix minutes, ajouta-t-elle en envoyant un baiser à Joseph.

Elle disparut avec les enfants qui se bousculaient joyeux et criaient : « Bonsoir, bon papa ! Bonsoir, bonne maman ! »

Alors, Joseph, alla respectueusement saluer M. et Mme Van Poppel qui somnolaient dans leurs fauteuils.

Il donna ensuite une tape amicale sur les joues d’un garçonnet et d’une fillette qui, assis sur une haute chaise, égrenaient leur chapelet, à côté des bons vieillards. Après quoi, il vint serrer la main à deux petites demoiselles, les cousines germaines Maria et Pauline, occupées en ce moment à mesurer une immense nappe.

Ses politesses n’étaient point finies. Il dut encore s’étonner de l’absence des parents Platbrood et Spruyt.

Oh ils se portaient très bien. Les premiers étaient allés, comme tous les samedis, faire leur partie chez les Rampelbergh. Les seconds, venus de Turnhout, à l’occasion de la première communion de leur fils Ernest — autorisé par faveur à communier dans la paroisse de sa cousine Platbrood — « comme de juste » ils profitaient de leur séjour dans la capitale et s’étaient rendus au theïatre

— Eh bien, Kaekebroeck, interrompit brusquement M. Van Poppel fatigué de tous ces détails, vous voyez, on met la table pour demain. Ça est toute une histoire ! Hein, vous allez aider ?

— Mais je ne suis venu que pour ça ! répondit gaiement Joseph. Allons, Platbrood, et vous mesdemoiselles, à la besogne !

Toutefois, il voulut d’abord éprouver la résistance des rallonges. Hein, si ça « triboulait » ? On pouvait avoir la farce. Il pesa sur la table de tout son poids et fut rassuré.

— Hé, c’est solide, il n’y a pas de danger.

— Un jour, dit Émile Platbrood, j’ai comme ça assisté à une fête de première communion chez De Myttenaere. Au beau milieu du dîner, pardaff ! Tous les plats par terre ! Ça était quelque chose !!

— Eh bien, on peut être tranquille, certifia Joseph, ça ne saura pas demain.

Et, s’inclinant devant les cousines :

— Mesdemoiselles, vous pouvez couvrir, dit-il galamment.

Aussitôt les deux jeunes filles déployèrent la grande nappe qui se gonfla, monta dans l’air, puis vint s’abattre mollement sur la table.

— Bravo ! s’écria Kaekebroeck, et maintenant la porcelaine !

Maria et Pauline coururent au buffet. Elles s’emparèrent d’une pile d’assiettes qu’elles posèrent sur la nappe avec entrain.

— Assez, commanda Joseph, il y a vingt-deux assiettes. C’est juste, n’est-ce pas, Platbrood ?

— Oui, c’est juste, dit la bonne Mme Van Poppel ; pourtant, j’ai comme dans l’idée que ce pauvre M. Keuterings ne viendra pas. Il ne sait qu’à même pas se consoler. Alors, on sera seulement à vingt et une personnes…

— Ça ne fait rien, comptons-le tout de même, repartit le jeune homme, c’est plus sûr. Et puis, s’il ne vient pas, ça sera jusque-là.

— Ah ! maintenant, mesdemoiselles, est-ce que par hasard vous n’auriez pas un crayon sur vous ? Il faudrait écrire les noms des invités sur des petits morceaux de papier…

— Ça est déjà fait ? s’écrièrent les cousines triomphantes. Voici les billets !

Alors Joseph se gratta l’oreille :

— C’est ici que ça devient difficile, dit-il en se tournant vers les grands-parents ; Madame Van Poppel, venez un peu, vous devez m’assister. Vous comprenez, moi je ne connais pas encore les petites brouilles de la famille…

— Och, mais faites comme vous pensez, répliqua la bonne dame, ça sera toujours bien…

— Et puis, on ne sait tout de même pas rester fâché l’un sur l’autre, quand on a un bon morceau dans son assiette, affirma Platbrood.

— C’est égal, essayons de faire pour le bien, conclut l’ordonnateur scrupuleux.

Cependant, le petit garçon et la petite fille au chapelet se tenaient toujours muets, très sages sur leur siège.

C’étaient Ernest Spruyt et Hermance Platbrood, le héros et l’héroïne du lendemain.

Déjà, le garçonnet montrait une tête pleine de crolles encore courtes et drues, comme celles de Lucius Verus : demain seulement, mordues par un peigne autorisé, elles se dresseraient et achèveraient de s’épanouir librement sur le petit bonhomme sanctifié.

Pour ce qui était de la fillette, on ne voyait plus sa chevelure qui disparaissait toute sous le papier multicolore de ses papillotes. Sa tête penchée, priante, semblait succomber sous un poids de caramels.

Dans l’agitation du placement, on avait complètement oublié les « petits mariés » comme on les nommait.

Soudain, Émile Platbrood les aperçut, figés dans leur état de grâce. Il s’emporta :

— Eh bien, vous êtes encore là, vous autres ! Mais voulez-vous aller vous coucher tout de suite ! Le coiffeur vient à six heures demain ! Dites vite bonsoir à tout le monde…

Aussitôt, les enfants très soumis se laissèrent couler de leur haute chaise et vinrent embrasser les grands-parents qui donnèrent leur bénédiction en disant :

— Récitez une bonne prière pour nous, chers petits anges…

Platbrood emmenait les communiants, quand Adolphine reparut à la porte de la salle à manger.

Tout au placement des convives, Joseph ne l’avait pas vue entrer. Alors, elle s’avança sur la pointe des pieds, en faisant signe aux petites cousines de ne pas trahir sa présence. Et, tout à coup, elle appliqua ses paumes sur les yeux de Joseph, qui déchiffrait précisément sur un billet le nom de Mme Posenaer.

— Qui est là ? fit-elle en déguisant sa voix.

Mais soudain, un terrible fracas retentit ; les vitres des fenêtres résonnèrent comme des tambours.

Tout le monde se saisit et l’on écouta avec anxiété.

— Jésus Maria ! qu’est-ce que c’est maintenant ! s’écria Adolphine en se serrant contre le jeune homme.

Cependant, les vitres grondaient plus fort, comme sous l’assaut d’un formidable déluge.

— Hé, fit Joseph en éclatant de rire, mais c’est les seringues ! Catherine et Rosalie aspergent la façade !

— Ah ! dit Adolphine, c’étaient des vrais diables là-haut. Et c’est la même histoire tous les samedis ! Allez, on sait bien que papa et maman ne sont pas à la maison. Je ne savais pas de chemin avec…

Joseph regardait la jeune fille : jamais elle ne lui avait semblé si belle.

Adolphine était grande et bien prise. Dessus la taille relativement fine, son buste s’élançait vigoureux et souple, arrondissant une gorge ferme qui, encore en deçà de la norme esthétique, attendait le mariage pour le définitif épanouissement.

Sous la ceinture, les hanches ressortaient opulentes, et le ventre faisait bomber harmonieusement la jupe, laissant deviner un plan large, fécond.

Les petits l’avaient décoiffée, et son épaisse chevelure rousse ruisselait jusque sur ses reins.

Mais sa figure surtout, avec ses grands yeux pétulants, son nez retroussé, ses belles lèvres d’un incarnat vivace, était délicieuse à voir, respirant toute un air de santé et de juvénile bonté.

Alors, Joseph n’y tint plus : dans un bond de sensuelle tendresse, il saisit la jeune fille entre ses bras et, avant qu’elle pensât à se défendre, il lui avait appliqué deux baisers sonores sur ses joues savoureuses, comme ça, sans se gêner, devant tout le monde !

Les petites cousines rougissaient.

— Non, ça je n’aime pas ! disait Adolphine toute confuse, essayant de se dégager.

— Hé là-bas, mes enfants, s’écria gaiement M. Van Poppel en se levant avec quelque peine pour aller bourrer sa pipe, voilà de bonnes baises ! Et si maintenant papa et maman Kaekebroeck refusaient de consentir au mariage…

— Oh, c’est impossible, protesta Joseph avec force. Ça ne serait pas à faire !

— Hé, hé ! on ne sait pas savoir, dit malicieusement Mme Van Poppel.

Et s’approchant du couple heureux :

— Allons, chers cœurs, reposez-vous un peu maintenant. Mais, mais, comme vous avez chaud ! Est-ce que vous ne voulez pas prendre quelque chose ? Un verre de vin, un pain à la grecque ?

— Oh ! déclara Adolphine, soif ! ça j’ai, mais faim pas. Je vais seulement boire un groselle

Et, s’adressant au jeune homme :

— Et vous, Joseph ? Oeïe, il y a un si bon faro en face…

— Bé, répondit Kaekebroeck, si ça ne vous fait rien, je prendrai plutôt un verre de bière de ménage…

Adolphine s’élança vers les petites cousines qui restaient là inactives, perdues dans la contemplation de la belle nappe miroitante :

— Vite, vite, dit-elle en les poussant par les épaules, allez demander à Trinette de tirer une bonne carafe !

M. et Mme Van Poppel se promenaient lentement autour de la table, s’arrêtant à chaque pas pour lire les petits papiers posés sur les assiettes.

— Mais ça est très bien comme ça, dit le bon-papa quand il eut terminé sa ronde, n’est-ce pas, Matje ?

— Oh, répondit Joseph avec modestie, vous savez, c’est pas du tout commode. Mais je n’ai pas fini. Par exemple, je ne sais vraiment pas où mettre M. Keuterings…

— Mais à côté de Mme Timmermans, jeta Adolphine en riant. C’est une veuve !

— Tiens, c’est juste ! Je n’y avais pas songé.

Ils se précipitèrent tous deux afin de changer les papiers de place.

— Oui, mais alors, fit remarquer justement Mme Van Poppel, où est-ce que vous placerez Mme Rampelbergh ! Il y aura deux dames à côté l’une de l’autre.

— En effet, reconnut Joseph.

Puis tout à coup :

— Mais non, puisque je place Ferdinand Mosselman entre Mme Timmermans et Mme Rampelbergh !

— Je veux bien, accorda la brave femme avec bienveillance, mais ça ne fera pas plaisir à la petite Mme Posenaer. Elle a une bountje pour votre ami Ferdinand…

— Ah, tant pis, ça n’est pas de ma faute !

— Mais c’est elle qui sera à son tour à côté d’une dame ! Elle aura Mme Rampelbergh à sa droite…

— Bah ! risposta Joseph, pour la consoler je mettrai votre fils Théodore à sa gauche. Regardez une fois, n’est-ce pas, je dis Mme Posenaer, puis Théodore, puis Mlle Maria ou Mlle Pauline, etc. Mais ça va très bien !

— Impossible, lança cette fois M. Van Poppel très amusé, vous oubliez, fiston, que Théodore et Adèle sont mariés dix mois seulement. Adèle voudra être placée à côté de son mari. Elle est enceinte, savez-vous !

— Ça est encore vrai, fit Joseph accablé. Sapristi, je n’en sors plus, moi ! Voyons un peu…

Il se laissa tomber sur une chaise et, le coude sur les genoux, le doigt courbé contre les lèvres, il prit la pose du Pensiero non galeatus.

D’innombrables combinaisons se formaient déjà dans sa tête, quand Adolphine s’écria :

— Oui, mais moi, où est-ce que je suis d’abord ?

— Mais entre mon père… et M. Posenaer, répondit Joseph, nargueur.

— C’est vrai ? interrogea la jeune fille.

Elle en restait stupéfaite. Soudain, sa figure devint toute sérieuse et ses yeux se mouillèrent. Car c’est ainsi : dans l’énervement des fiançailles, les pleurs s’élancent pour un rien.

Déjà, Joseph était près d’elle, l’attirait dans ses bras :

— Ah grosse bête, mais c’est une farce !

Et, baisant sa petite oreille bien ourlée :

— Tu es à côté de moi ! dit-il ardemment tout bas, la tutoyant pour la première fois.

Brusquement, la porte s’ouvrit, poussée d’un coup de pied résolu.

Les petites cousines revenaient de la cave.

Maria Spruyt portait une grosse carafe et Pauline Platbrood s’avançait avec un cabaret tintant de verres.

On but : tout le monde exhala un long soupir d’aise. Alors, Mme Van Poppel alluma un flambeau et passa dans la salle à manger. Elle revint bientôt, tenant contre sa poitrine une haute caisse en fer blanc, caisse séculaire et qui avait réjoui tant de générations de petits sloukkers, car elle contenait les bonnes friandises flamandes. Et c’étaient les mastelles, les pains d’amande, les éclairs, les cranskens, les pepernuts, les clippers, l’excellente et innombrable famille des couques, toute la pâtisserie sèche patriale, tant supérieure à tous les bonbons étrangers !

Et, dans un compartiment spécialement réservé à la confiserie, se trouvaient aussi les boules noires anisées qui râpent la langue, les sucres rouges embus et, surtout, les délicieuses crottes enfarinées, à l’allongement virtuel, infini !

— Prenez, dit la bonne maman, en déposant la grande boite au milieu de la table.

On croqua. Une vraie régalade. M. Van Poppel disait seulement de « prendre attention », car ce n’était pas le moment de ramoner sa « chimenée… »

— Oh, oh ! firent les petites cousines scandalisées, pouffant de rire.

Sur ces entrefaites, le grand Émile Platbrood rentra et l’on reprit les combinaisons de placement avec une nouvelle ardeur. On finit par trouver que, décidément, il n’y avait pas assez d’espace entre les convives. Et puis, il y avait un couvert « trop court »…

Tant pis, c’était embêtant, mais il fallait encore ajouter une rallonge.

— Enlevez ! commanda Joseph.

Aussitôt, les assiettes et la nappe furent ramassées et la table apparut toute nue, avec ses demi-lunes rouges aux extrémités et ses quatre planches blanches au milieu.

Joseph et Adolphine se postèrent à chaque bout de la table, qu’ils entr’ouvrirent d’une secousse.

Alors, Mile posa la planche-allonge et s’efforça de la fixer dans la coulisse. Il tapait, employait la force, mais n’aboutissait à rien.

— Le bois a joué, dit-il avec découragement. Ça ne sait plus dedans…

Il se reposa une seconde et se remit à la besogne. Soudain, la planche s’emboîta dans la rainure :

— Ça y est ! Poussez seulement maintenant…

Mais il n’y eut que Joseph qui poussa. Adolphine, pour la farce, reculait, bien qu’elle fît semblant de pousser de toutes ses forces.

Penchée en avant, elle riait en dessous, très drôle dans son effort simulé. Elle faisait une jolie grimace, son nez retroussé frémissait et ses dents rageuses semblaient cruellement mordre sa lèvre inférieure.

— Allons, Adolphine, pria Joseph, un peu de sérieux, hein ! Regardez, il est dix heures presque. Nous n’avons plus de temps à perdre, sacrebleu !

À ces mots, la jeune fille s’arcbouta et, courbée sur le meuble, elle poussa d’un élan furieux. La table se ferma avec un grand bruit sec.

Vite, on la recouvrit de la nappe sur laquelle on reposa les assiettes. Cette fois, à la bonne heure, on serait à l’aise.

Sans perdre de temps, Adolphine, grimpée sur une chaise, avait ouvert les vitrines du buffet. Elle passait l’argenterie et les verres…

Cependant, ces joyeux exercices avaient un peu fatigué M. et Mme Van Poppel, qui s’endormaient doucement dans leur fauteuil.

Alors, tous se mirent à circuler autour de la table sur la pointe des pieds, en parlant à voix basse.

Enfin, le placement des convives parut définitif et c’était vraiment une œuvre savante, de haute psychologie, qui faisait honneur à l’intelligence et au tact de Joseph Kaekebroeck.

— Hein, Phintje, dit-il en se reculant satisfait, je pense que personne ne se disputera…

Et il vida un dernier verre avec Platbrood.

Maria et Pauline paraissaient très lasses. Elles bâillaient en dedans.

Soudain, la pendule sonna un coup. Il était dix heures et demie.

— Voilà, dit Joseph, et maintenant je suis parti !

Le jeune homme s’inclina comiquement devant le bon papa et la bonne maman complètement endormis, et, prenant congé des jolies cousines, il sortit sans bruit avec Platbrood et sa sœur.

Dans le petit vestibule, Mile s’esquiva avec à propos.

— Allo, bonsoir, vous savez !

Et les deux fiancés restèrent seuls.

Adolphine aida Joseph à endosser son paletot. Elle lui tendit aussi sa grosse canne à pommeau d’argent et sa buse miroitante. Puis, Joseph offrant le bras à la jeune fille, ils descendirent tous deux le petit perron avec majesté.

Mais, comme ils arrivaient dans le grand vestibule, ivres d’une tendresse longtemps contenue, ils plongèrent éperdument dans les bras l’un de l’autre.

En cette fougueuse étreinte, le beau chapeau de Joseph tomba et s’en fut, sautant à petits bonds, jusqu’à la porte cochère.

Déjà, Adolphine s’était échappée. Vivement, elle remonta les quatre marches du perron et, gracieusement appuyée contre la cloison vitrée :

— Bonsoir Monsieur, à demain. Hein, tu viendras de bonne heure ?

Joseph avait ramassé son haut-de-forme qu’il caressait d’une manche onctueuse. Il le reposa enfin sur sa tête et ouvrit la grande porte en exhalant un énorme soupir. Tout de même, il ne pouvait se résoudre à s’en aller et, la main sur la cliche, il ne cessait de contempler la belle jeune fille :

— Viens me donner un pas de conduite, supplia-t-il ; oh si, si, avec ton frère, il fait tellement beau !

Mais, devant cette proposition audacieuse, Adolphine ne put réprimer un geste d’effroi et, vite, elle se sauva en criant :

— Oeïe non, je ne peux pas de ma mère !

IV


Joseph allait dans la nuit, sous le frais sourire des étoiles. Et son âme était toute gonflée de joie.

Il avait trouvé le bonheur. Parfois, devant sa vue rêvante, passait l’ombre du pâle garçon qu’il avait été, et il frissonnait alors de peur et de bien-être, comme un escapé.

Mais pourquoi donc la vie l’avait-elle ainsi brusquement reconquis ? Et comment cette métamorphose improbable d’un snob en un bon gros « loff » s’était-elle accomplie ?

Soudain, il arriva place Sainte-Catherine. Il s’arrêta pensif devant le vieux beffroi aux pierres cariées par le temps, qui dressait sa massive silhouette sur un pur ciel irradié de lune.

C’était bien ici qu’il l’avait vue pour la première fois, un pluvieux matin d’octobre, comme elle sortait sans confusion, rayonnante et légère, du petit chalet planté au pied de la tour. Il l’avait suivie dans le marché pittoresque où, sous les tentes mouillées, elle marchandait ses légumes. Et il sentait encore le relent de son fin waterproof…

Tout de suite, dans un tressaillement virginal, il l’avait aimée et sa triste vie s’était brusquement retournée comme un parapluie dans un coup de vent.

Puis, il évoqua leur entrevue chez M. Van Poppel — l’un des plus vieux amis de son père — et leur premier enlacement, au bal de la Grande-Harmonie, dans cette valse enivrante, tout embaumée d’aphrodise, qui l’avait laissé délicieusement étourdi pendant trois jours !

Il se rappelait les premiers mots qu’elle lui avait dits et dont l’arbitraire syntaxe l’avait charmé, sa bonté souriante, le touchant récit de sa vie simple, active, dévouée toute au gouvernement d’une maison touffue d’enfants, de petits-enfants et même d’arrière-petits-enfants !

Il revoyait aussi le beau soir des aveux. Et, à ce souvenir inoubliable, de nouveau son cœur se mettait à battre dans sa poitrine des petits coups de tonnelier…

Alors, Joseph poursuivit son chemin à grands pas.

Il plaignait chaque passant de ce qu’il ne fût pas lui.

Un pauvre garde-ville, qui se tenait impassible en son imperméable, au coin de la rue des Fripiers, l’emplit surtout d’une forte compassion. Il dut se retenir pour ne pas se jeter au cou de cet homme et consoler sa misère.

Mais déjà sa pensée voltigeante se posait sur M. et Mme Kaekebroeck, dont il escomptait la surprise et la joie, quand, demain, amenant Adolphine devant eux, il dirait : « Voici votre fille. »

Et il s’en voulut de tout le mystère qu’il avait fait à ses bons parents. C’était mal à lui, vraiment, d’avoir différé une confession qui leur eût donné tant de bonheur !

Maintenant, il gravissait un large boulevard ; soudain, il aperçut la grande serre du Jardin Botanique toute scintillante de paillettes, et son dôme pâle vert, d’une ineffable et tranquille lueur, sous la belle lune ronde.

Et il frémit au souvenir du suicide de son ami Trullemans qui avait préféré mourir, en léchant tout le vert-de-gris du dôme vénéneux, plutôt que de survivre un seul jour aux dédains d’une abominable coquette.

— Ah ! pauvre grand Jules Trullemans, s’écria Joseph en s’appuyant sur la balustrade du jardin profond, brave cœur incompris, comme je te plains ! Hélas ! pourquoi aspiras-tu à la haute bourgeoisie… Et dire que, sans cette détestable Van Tussenbroeck, nous t’aurions vu demain au milieu de nous, gai, farceur — Jan Claes — comme tu l’étais avant qu’une fatale passion eut brisé tous les ressorts de ta robuste jeunesse ! L’amour t’a perdu ! Et voilà qu’il m’a sauvé, moi !

Et Joseph, pleura le mort immortel. Il fit un geste de tristesse et s’éloigna. Mais, arrivé au sommet du boulevard, il s’arrêta un moment encore devant le populaire abreuvoir de la porte de Schaerbeek et il but à longs traits l’eau pure, à la vertu lustrale, dans le vil gobelet enchaîné. Car il se sentait un irrésistible besoin d’affirmer son âme redevenue simple et Brusseleer.

Enfin, il s’engagea dans la rue Royale et bientôt il fut devant la porte de sa maison. Il mit la clef dans la serrure ; mais, avant d’ouvrir, il jeta un dernier regard au ciel : le sombre azur demeurait constellé.

— Allons, dit-il, il fera beau demain. Je pourrai endosser ma tenue de sous-lieutenant. Adolphine sera tout de même si contente…

V


Ce fut un repas magnifique qui emporta le souvenir de toutes les précédentes frairies familiales.

Le jeune Ferdinand Mosselman y acheva de conquérir la petite Mme Posenaer que, par une audacieuse substitution de carte, il avait faite sa voisine.

Quant à Joseph, grâce à son obéissante serviette qu’il laissait choir à tout moment, il sut se ménager sous la table, avec les jambes d’Adolphine, des entrevues délicieuses.

Par exemple, sa bizarre conduite, alternée d’éclipsés et de réapparitions soudaines, n’allait pas sans provoquer un certain étonnement chez la jeune Mme Théodore Van Poppel, sa voisine de gauche, dont le ventre monstrueux montrait éloquemment qu’elle attendait famil.

Elle ne put s’empêcher de lui dire, comme elle le voyait redresser sa tête cramoisie :

— Ah ça, mais vous êtes toujours sous la table, vous !

Joseph s’épongeait, car son brillant uniforme lui devenait insupportable. C’était littéralement la tunique de Nessus — ce premier, mais formidable rigollot de l’antiquité.

— En effet, avoua-t-il un peu contraint, mauvais exercice pour la digestion. C’est ma satanée serviette, voyez-vous, qui glisse tout le temps sur mon pantalon collant… Mais vous, ajouta-t-il en riant, comment est-ce donc que vous faites pour qu’elle ne tombe pas ?

Et il considérait la rigide serviette que la jeune femme maintenait parfaitement en équilibre dessus un ventre qui surplombait son assiette.

— Oh ! moi, je l’ai attachée avec une épingle. Regardez…

Il ne regarda pas, car, en ce moment, surgit un grave incident qui délivra le jeune homme d’une conversation, toujours un peu pénible avec une femme enceinte.

— Mais voyez une fois Ernest, s’écria le père Platbrood, qu’est-ce qu’il a donc ?

En effet, le petit communiant avait quelque chose. Il était devenu d’une pâleur extrême. Sa tête aux yeux chavirants, roulait avec ses crolles sur le dossier de la chaise, tandis que sa main droite, plaquée sur son gilet blanc, semblait vouloir comprimer les premières effervescences d’une émeute qui, visiblement, cherchait son escalier des Tuileries.

Déjà, Mme Spruyt était près du « petit mari. »

Dans l’irréflexion de l’émoi, elle le secoua avec vigueur.

— Eh bien, Ernest, qu’est-ce que vous avez maintenant ?

— Pour l’amour du ciel, dit M. Rampelbergh, ne le clouchez pas comme ça ! Attendez…

En sa qualité de droguiste, il se leva pour aller examiner l’enfant. Tout le monde attendait son diagnostic…

— Il est soûl ! dit-il simplement quand il eut dévisagé le petit bonhomme pendant deux secondes.

— Pas possible ! s’écrièrent tous les convives.

— Mais, fit Mme Spruyt en s’adressant à la petite Hermance, qu’est-ce qu’il a fait pour se mettre dans cet état-là ! Si ça est permis !

— Je ne sais pas, ma tante, répondit la communiante toute penaude.

Cependant, le petit garçon avait blêmi davantage.

— Il faut le conduire tout de suite à la cour, suggéra le gros M. Posenaer, autrement…

Cette fois, M. Spruyt accourut. Il prit l’enfant dans ses bras et disparut, suivi de sa femme bouleversée.

La porte s’était à peine fermée derrière eux, qu’on entendit un grand bruit sur l’interprétation duquel toute controverse était impossible.

Un silence tomba dans la pièce.

— Sapristi, il était temps ! conclut Émile Platbrood.

— Och, ça n’est rien, dit Mme Van Poppel qui ne s’était pas laissé émouvoir. Ça lui apprendra ! Et elle adressa un clin d’œil au digne M. Van Poppel qui fit aussitôt apporter le vin de Champagne.

Les bouchons sautèrent et les conversations repartirent, gaies, bruyantes.

Mme Platbrood ne tarissait pas sur la cérémonie du matin à l’église Sainte-Catherine, et s’extasiait sur la magnificence des toilettes.

Mais M. Kaekebroeck était contrariant. Il pérorait, n’admettant pas le luxe déployé par les petites communiantes.

— On voit des pauvres gens, dit-il, se priver de tout pour acheter une belle robe à leur enfant, et des chapelets, et des bracelets et tout ça… Et ça n’est rien que pour la gloriole. De mon temps…

Mais Mme Platbrood légèrement piquée — car elle avait paré sa petite Hermance comme une châsse — n’en voulait pas démordre :

— Vous conviendrez, fit-elle en cherchant un assentiment chez la majestueuse Mme Kaekebroeck, que le coup d’œil était rudement joli à l’église. Toutes ces petites filles sous leurs voiles, c’était très impressionnant. On peut rire de moi si on veut, mais ça m’a émue.

— Ça je veux croire, approuva Mme Timmermans, tandis qu’une vieille larme dégoulinait par saccades sur ses grasses joues de veuve. Och, moi je ne sais qu’à même pas voir quelqu’un en blanc sans pleurer !

Tout à coup, son voisin, M. Rampelbergh, lui prit gaillardement la taille et regardant de coin, avec une figure à la Jan Steen :

— On voit bien alors, dit-il avec sentiment, que vous ne m’avez encore jamais vu en pans volants !

Ce fut un sursaut général. On se tordit pendant dix minutes, montre en main…

Comme on apportait les grandes « Catherine », une troupe d’enfants s’élança brusquement dans la salle.

Les dames s’en emparèrent, les cajolèrent avec tendresse et remplirent leurs poches de bonbons.

Puis, quand ils eurent essuyé les baises de tous les invités, on pria les silencieuses cousines Maria et Pauline qui, visiblement, n’en pouvaient plus d’être assises, de les aller mettre coucher.

Alors, M. et Mme Van Poppel se levèrent avec solennité et tout le monde passa dans la salle voisine où le café fut servi.

Ce petit pochard d’Ernest jugea le moment propice pour reparaître sans la moindre gêne. Il était complètement guéri. Pourtant, dans la crainte d’une nouvelle catastrophe, on l’engagea à aller s’amuser dans le vestibule avec Hermance. Les « petits mariés » ne se le firent pas dire deux fois. Ils s’évadèrent et rejoignirent les petits Spruyt et les petits Platbrood qui, déjouant la surveillance de Maria et de Pauline, étaient sortis de leurs lits et gambadaient en robe de chambre sur les paliers. La maison retentit bientôt de leurs cris d’hirondelles. Les diables jouaient « enlèvement » sur le carré du premier étage.

Ernest enlevait Hermance !

Maintenant, massés dans un coin de la salle, les hommes, un peu rouges parce qu’ils étaient un peu gris, buvaient des liqueurs et fumaient de gros cigares.

Ils avaient cerné le petit Théodore Van Poppel, dont ils commentaient librement la paternité imminente.

Et le jeune mari, encore imberbe, souriait effaré, reculait, hoquetait sous leurs petites touches de doigt dans son ventre.

Émile Platbrood le délivra en prononçant le nom de M. Keuterings. Il suffisait : l’illustre veuf fournit dès lors tous les éclats de rire.

Pendant ce temps, les dames, plus recueillies, assises sur des chaises disposées en rond sous le lustre, s’entretenaient, en sirotant leur tasse, de la grossesse de Mme Théodore Van Poppel qu’elles félicitaient sur son courage et sa bonne santé. Pour une première fois, elle portait très bien…

— Hein, insinua Mme Rampelbergh, hein, on dirait, où est-ce qu’elle a appris ça donc ?

Alors, Joseph s’approcha d’Adolphine et l’entraîna doucement dans une embrasure.

— Écoute, lui dit-il tout bas avec émotion, je crois que c’est le moment…

La jeune fille se sentit défaillir.

— Oeïe non, gémit-elle, je n’ose tout de même pas !

— Allons, du courage, donne-moi la main…

Justement, Ferdinand Mosselman, poussé par Mme Posenaer, venait de s’asseoir au piano. Il plaqua quelques sonores accords. Tout le monde vint se placer derrière le virtuose qui, brusquement, attaqua le Tara ra boum de ay.

Profitant de cette diversion, les jeunes gens s’avancèrent dans le salon, où M. et Mme Kaekebroeck venaient de se retirer sur l’invitation concertée des Van Poppel et des Platbrood.

Et, quand ils furent devant M. et Mme Kaekebroeck :

— Mes bons parents, dit Joseph avec simplicité, voici la femme que j’ai choisie. J’aime depuis longtemps Mlle Adolphine Platbrood. Voulez-vous qu’elle soit votre fille ?

À ces mots, les deux vieux restèrent un moment très graves, interdits, « paf ! ». Et leurs lèvres frémissaient sans qu’ils pussent rien dire.

Mais soudain, ils ouvrirent en même temps leurs bras tout au large. Et les enfants s’abattirent sur leur cœur, tandis que M. et Mme Van Poppel et les époux Platbrood, touchés jusqu’aux larmes, s’élançaient au cou les uns des autres et s’embrassaient comme des pauvres !

Cependant, Joseph et Adolphine se marièrent le 2 mai suivant, comme les clochettes des muguets sonnaient le printemps.